III. LES PRIORITÉS DE VOTRE DÉLÉGATION

A. UNE APPROCHE JURIDIQUE PLUS COHÉRENTE

1. L'existence d'incohérences juridiques

a) Au niveau de la procédure pénale

L'opportunité des poursuites reconnue au procureur de la République par l'article 40 du code de procédure pénale explique en grande partie l'absence de cohérence des réponses judiciaires apportées aux violences au sein du couple. Ainsi, le traitement judiciaire de ce type de violences varie considérablement en fonction des parquets.

Les limites de la procédure pénale

Même si les femmes victimes de violences déposent plainte de plus en plus souvent, on est encore très loin d'une reconnaissance des femmes concernées en tant que victimes, ce qui a des conséquences importantes du point de vue de la reconnaissance des faits pour les femmes, bien sûr, mais aussi pour les enfants issus de ces histoires de couple. Les procédures pénales exemplaires, qui établissent clairement les responsabilités, sont encore minoritaires, même si certaines améliorations ont été apportées au fonctionnement de la justice. Pourquoi ?

- Un très grand nombre de femmes ne souhaitent pas porter plainte, à cause justement du contexte familial : difficulté à dénoncer le conjoint, qui est aussi le père de l'enfant ; peur d'une sanction pour lui ; peur des représailles, surtout quand il y a des menaces du conjoint (n'oublions pas que les violences sont particulièrement fréquentes au moment des séparations) ; sentiment de culpabilité ; comptes à rendre à son milieu familial et amical (beaux-parents, amis du couple)...

- Difficulté de porter plainte, faute de preuves suffisantes du point de vue de la justice. Ceci concerne les violences physiques lorsqu'elles ne laissent pas de traces durables : gifles, coups de poings, coups de pied, arrachage de cheveux, griffures, plaquage, séquestration... ; mais également les violences sexuelles et le harcèlement psychologique.

- La plupart du temps, ces violences sont commises sans témoins (preuves que la majorité des hommes violents savent pertinemment qu'il est interdit de les exercer). Les seuls témoins sont bien souvent les enfants, on l'a vu, d'où l'importance pour eux de parler de ce qui s'est passé.

- Même lorsque la plainte aboutit au parquet, peu de dossiers aboutissent à une sanction, beaucoup sont traités en médiation pénale à la recherche d'un arrangement au lieu d'établir la culpabilité judiciaire.

Source : article de Marick Geurts, de la Fédération nationale Solidarités Femmes, paru dans le n° 12 de la revue Actualité juridique famille (décembre 2003).

Un retrait de plainte peut laisser soupçonner la crainte d'un nouvel acte de violence au sein du couple, surtout s'il est suivi d'un nouveau dépôt de plainte, et ne doit pas se traduire systématiquement par l'abandon des poursuites.

M. Jean-Marie Huet, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, a toutefois expliqué qu' il n'y avait pas d'automaticité entre le retrait de la plainte et l'arrêt de la procédure , car il existe des cas dans lesquels une femme redépose une plainte après l'avoir retirée.

Le guide de l'action publique élaboré par la direction des affaires criminelles et des grâces insiste sur l'absence d'incidence de principe d'un retrait de plainte sur la décision du parquet : « il convient de rappeler que les actions civile et publique sont indépendantes l'une de l'autre en matière de violences au sein du couple. Ainsi, un retrait de plainte n'entraîne pas le classement sans suite d'office de la procédure par le parquet. De la même manière, l'absence de toute plainte de la victime ne fait pas obstacle à ce que des poursuites soient exercées. En cas de désistement du plaignant, il importera alors pour le parquet, à la lumière des éléments d'information réunis lors de l'enquête, de déterminer quelles sont les raisons du retrait de la plainte pour décider de l'orientation de la procédure. Après un examen attentif du dossier, s'il apparaît que l'absence ou le retrait de la plainte tient uniquement à un désintérêt de la victime face à des faits matériellement peu constitués, un classement sans suite pourra être envisagé ; le cas échéant, une audition complémentaire du plaignant par les enquêteurs sur les motifs l'ayant conduit à se désister ou à ne pas déposer plainte pourra utilement éclairer le magistrat. Dans tous les autres cas, en particulier en cas de pressions exercées par le mis en cause, une réponse pénale devra être apportée à la procédure de violences comme aux faits d'intimidation et menaces sur victimes ».

Il n'en demeure pas moins, comme l'a indiqué Mme Marielle Thuau, chef du bureau de l'aide aux victimes et de la politique associative du service de l'accès au droit et à la justice et de la politique de la ville du ministère de la justice, au cours de son audition, que six « mains courantes » ou dépôts de plainte sont statistiquement nécessaires avant que la septième ne permette d'enclencher une procédure. Une réponse purement judiciaire ne suffit donc pas à dissuader les violences au sein des couples.

b) Au niveau du code pénal et du code de déontologie médicale

Un médecin confronté au cas d'une femme victime des violences de son conjoint doit tenter de concilier la prise en charge de sa patiente et le respect du secret professionnel .

Or, l'interprétation de diverses dispositions du code pénal peut paraître délicate.

Le respect du secret professionnel est posé par l'article 226-13 du code pénal en termes clairs : « la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15.000 euros d'amende ».

L'article 226-14 du même code précise toutefois que ces dispositions ne sont pas applicables, notamment, « au médecin qui, avec l'accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République les sévices ou privations qu'il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l'exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises ». Il ajoute que « le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l'objet d'aucune sanction disciplinaire ».

Or, l'« accord de la victime » est parfois bien difficile à obtenir. De surcroît, on l'a vu, le retrait de plainte n'est pas rare en matière de violences au sein du couple.

Et que doit faire un médecin qui est convaincu d'être en présence d'une patiente violentée par son conjoint mais qui ne le reconnaît pas ou ne veut pas le reconnaître ?

S'il garde le silence, il peut se voir opposer l'article 223-6 du code pénal, selon lequel « quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ».

S'il saisit le procureur, on peut lui reprocher de trahir le secret professionnel. Le champ du secret médical est d'ailleurs largement défini par l'article 4 du code de déontologie médicale 33 ( * ) : « le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris ».

On notera d'ailleurs que le commentaire de cette disposition sur le site Internet du Conseil national de l'ordre des médecins incite les praticiens à une extrême prudence : « le médecin peut dénoncer et témoigner dans des affaires de sévices à enfants (maltraitances, incestes, viols, attentats à la pudeur, etc.). Il doit cependant faire preuve de prudence et de circonspection, car il ne dispose pas toujours de certitudes, mais seulement de présomptions, et son action pourrait porter préjudice aux victimes ». De même ignore-t-il le cas des femmes victimes de violences : « de même, un médecin qui soupçonne que le patient, personne âgée et dépendante, est victime de sévices et ne peut se défendre ou exprimer sa volonté, se demande s'il peut dénoncer. Encore une fois, si le médecin n'a que des doutes et s'il pense pouvoir aider le malade en le soustrayant à son environnement familial, l'hospitalisation offre la meilleure solution » !

La même prudence se retrouve pour le commentaire de l'article 44 du code de déontologie médicale 34 ( * ) , qui constitue le pendant de l'article 226-14 du code pénal - « lorsqu'un médecin discerne qu'une personne auprès de laquelle il est appelé est victime de sévices ou de privations, il doit mettre en oeuvre les moyens les plus adéquats pour la protéger en faisant preuve de prudence et de circonspection ». Ne sont visées que les violences envers les mineurs et les personnes âgées ou handicapées.

Le guide de l'action publique élaboré par le ministère de la justice note, sur la question du secret professionnel : « certains médecins sont en proie à un conflit intérieur entre ce que leur dictent, d'une part, leur conscience morale (révéler les faits avec l'accord de la victime) et, d'autre part, leur conscience professionnelle (respecter le secret médical auquel ils sont astreints). Pourtant, il convient de rappeler que la mise en cause de médecins sur un plan disciplinaire pour non respect du secret professionnel ne saurait tenir à la révélation de lésions ou troubles objectivement constatés, à laquelle la victime aurait donné son consentement exprès. Cette dénonciation ne pose problème que dans deux cas : si la victime y est opposée ; si la rédaction du certificat médical apparaît tendancieuse, suggérant une prise de parti du praticien en faveur de son patient. Pour ne pas sombrer dans les deux écueils susmentionnés, il importe que les praticiens fassent état des dires de leur patient dans des termes tels qu'il apparaisse clairement qu'il s'agit d'une retranscription de déclarations (subjectives) et non de constatations médicales (objectives) ».

2. Les limites de la médiation pénale

Votre délégation s'interroge fortement sur la pertinence du recours à la médiation pénale pour le traitement des situations de violences au sein du couple.

En effet, la médiation n'est pas adaptée en cas d'agression : la violence au sein du couple relève moins d'un mode de résolution des conflits applicable à une « scène de ménage » que de la sanction d'une véritable agression subie par une victime.

Sur ce point, Mme Marie-Dominique de Suremain, déléguée nationale de la Fédération nationale Solidarité Femmes, a insisté sur la nécessité de différencier les conflits susceptibles d'une médiation et les violences proprement dites qui relèvent de la sanction civile et pénale.

C'est pour la même raison que l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail a mené, elle aussi, une campagne contre le recours à la médiation en cas de violences sexistes ou sexuelles.

Quant à Mme Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol, elle a illustré, au cours de son audition, les dangers de la médiation pénale en matière de lutte contre les violences au sein du couple, le juge proposant souvent aux femmes victimes le retrait de leur plainte et aux agresseurs la « renonciation à leurs actes involontaires ».

Du reste, cette interrogation est partagée par certains magistrats eux-mêmes ou par des avocats.

Comme le notait Françoise Guyot, vice-procureure au parquet de Paris, dans un article déjà mentionné paru dans la revue Actualité juridique famille en décembre 2003, dans un contexte de violences conjugales, « les critères de la médiation tels que la volonté de coopération, le respect de l'autre dans la recherche de solutions, en premier lieu la reconnaissance par le conjoint délinquant de ses actes de violence deviennent difficilement applicables. Ces critères font référence à un état d'esprit absent chez les conjoints violents, à un contexte de liberté de pensée et d'expression impossible pour les victimes, de même qu'à une égalité de pouvoir inexistante dans ces couples. La médiation constituera alors une arme supplémentaire pour le conjoint violent, un outil lui permettant à la fois de raffermir son pouvoir et son contrôle et de se soustraire au processus judiciaire. Par ailleurs, en mettant les deux parties sur le même plan, la médiation atténue la visibilité de l'infraction et par là même, la prise de conscience par l'auteur ».

Dans la même revue, Anne Mézard, avocate au barreau de Paris, notait que certains tribunaux privilégient « systématiquement la médiation pénale conduisant à un classement de la plainte si l'agresseur accepte les mesures de réparation suggérées et acceptées par la victime et par le médiateur. Dans cette hypothèse, des solutions pratiques peuvent être obtenues (départ du domicile commun, arrêt du harcèlement téléphonique et des menaces au moins le temps du classement de l'affaire), mais l'agresseur et la victime sont placés sur un pied d'égalité, ils sont simplement époux et épouse, concubin et concubine. La remise en ordre n'a pas eu lieu ».

Le guide de l'action publique du ministère de la justice souligne toutefois qu'« il importe de ne pas totalement écarter cette réponse pénale du contentieux des violences au sein du couple. En effet, certaines victimes n'attendent pas que le mis en cause fasse l'objet d'une condamnation pénale, mais plutôt que l'autorité judiciaire mette un terme aux violences tout en facilitant une transformation de la relation avec l'auteur, encore investi affectivement. Ainsi, la médiation pénale peut être adaptée à ce contentieux dans certains cas d'espèce circonscrits où l'auteur assume la responsabilité de ses actes et semble souhaiter, ainsi que la victime, rétablir une relation de respect de l'autonomie et de l'intégrité de chacun. En outre, la mesure doit être exécutée par un médiateur formé à la spécificité du contentieux et à la double lecture juridique et relationnelle d'un conflit ».

* 33 Article R. 4127-4 du code de la santé publique.

* 34 Article R. 4127-44 du code de la santé publique.

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