N° 266
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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2003-2004
Annexe au procès-verbal de la séance du 14 avril 2004
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) à la suite de missions effectuées du 1 er au 3 mars 2004 en Italie , et du 23 au 25 mars 2004 en Espagne , sur la gestion des forces de police à statut militaire ,
Par M. Philippe FRANÇOIS,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : M. André Dulait, président ; MM. Robert Del Picchia, Jean-Marie Poirier, Guy Penne, Mme Danielle Bidard-Reydet, M. André Boyer, vice-présidents ; MM. Simon Loueckhote, Daniel Goulet, André Rouvière, Jean-Pierre Masseret, secrétaires ; MM. Jean-Yves Autexier, Jean-Michel Baylet, Mme Maryse Bergé-Lavigne, MM. Daniel Bernardet, Pierre Biarnès, Jacques Blanc, Didier Borotra, Didier Boulaud, Jean-Guy Branger, Mme Paulette Brisepierre, M. Ernest Cartigny, Mme Monique Cerisier-ben Guiga, MM. Paul Dubrule, Hubert Durand-Chastel, Mme Josette Durrieu, MM. Claude Estier, Jean Faure, Philippe François, Jean François-Poncet, Philippe de Gaulle, Mme Jacqueline Gourault, MM. Christian de La Malène, René-Georges Laurin, Louis Le Pensec, Mme Hélène Luc, MM. Philippe Madrelle, Bernard Mantienne, Serge Mathieu, Pierre Mauroy, Louis Mermaz, Mme Lucette Michaux-Chevry, MM. Louis Moinard, Jacques Peyrat, Xavier Pintat, Jean-Pierre Plancade, Bernard Plasait, Jean Puech, Yves Rispat, Roger Romani, Henri Torre, Xavier de Villepin, Serge Vinçon.
Europe. |
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
A la suite de l'élection présidentielle de mai 2002, le Président de la République a décidé de modifier l'organisation de la sécurité intérieure afin d'accroître l'efficacité des services de police et de gendarmerie pour faire face à l'augmentation de la délinquance. La principale mesure a été le placement pour emploi de la gendarmerie nationale sous les ordres du ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales pour les missions de sécurité intérieure et, dans le département, sous ceux du préfet. Le ministre de l'intérieur, désormais responsable de l'emploi, fixe les missions et détermine les conditions d'accomplissement et les modalités d'organisations qui en résultent. La gendarmerie reste sous la direction du ministre de la défense pour ses missions militaires et exerce ses missions de police judiciaire sous l'autorité des magistrats (décret n°2002-889 du 15 mai 2002). Le budget de la gendarmerie reste inscrit au budget du ministère de la défense et le statut des gendarmes reste commun à celui des autres militaires.
Cette situation est apparue comme une réforme profonde en ce qu'elle a modifié les pratiques existantes en donnant véritablement la possibilité au ministre de l'intérieur de coordonner l'action des deux forces et en lui permettant de diriger le redéploiement des unités sur le territoire. Elle n'est cependant qu'une nouvelle interprétation de la triple tutelle traditionnelle (intérieur, défense, justice) sous laquelle est placée la gendarmerie et qui n'avait que peu varié depuis la loi du 28 germinal an VI (article 181) et le décret du 20 mai 1903. Celui-ci, toujours en vigueur, précisait, dans son article 4 : « En raison de la nature de son service, la gendarmerie, tout en étant sous les ordres du ministre des armées, est placée dans les attributions des ministres : de l'intérieur et de la justice ». Les attributions du ministre de l'intérieur étaient fixées par l'article 59 : « La police administrative a pour objet la tranquillité du pays, le maintien de l'ordre et l'exécution des lois et des règlements d'administration publique : les mesures prescrites pour l'assurer émanent du ministre de l'intérieur. Il appartient au ministre de l'intérieur de donner des ordres pour la police générale, pour la sûreté de l'État, et en en donnant avis au ministre des armées, pour le rassemblement des brigades en cas de service extraordinaire ».
Par ailleurs, compte tenu des événements intervenus au sein de la gendarmerie en 2001, cette nouvelle répartition des pouvoirs, qui a modifié l'équilibre du « dualisme policier à la française », a pu apparaître comme précaire et destinée à évoluer en fonction des circonstances politiques soit vers un retour à la situation antérieure, soit vers l'intégration complète de la gendarmerie au sein du ministère de l'intérieur, soit enfin vers un rapprochement accru des deux forces, voire leur fusion.
C'est pourquoi, votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a demandé à votre rapporteur de mener une étude comparative des missions, des statuts et de la gestion des forces de police à statut militaire en Italie et en Espagne. En effet, parmi les dix pays européens qui disposent d'une « gendarmerie » (Autriche, Bulgarie, Espagne, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Suisse, Turquie), l'Espagne et l'Italie sont sans doute les deux pays avec lesquels les comparaisons sont les plus faciles en raison des similitudes des organisations, de la taille des populations, de la dimension des territoires, ainsi que des problèmes rencontrés. De plus, si dans les deux pays, la force de sécurité à statut militaire est la force principale, les effectifs de la Garde civile sont 30 % inférieurs à ceux de la gendarmerie nationale, tandis que ceux de l'Arme des Carabiniers sont 15 % plus importants. Enfin, la coordination « police-gendarmerie » est, en Espagne et en Italie, plus ancienne qu'en France, alors même que la Garde civile et l'Arme des Carabiniers sont des armes plus récentes. Cela peut s'expliquer par deux séries de raisons : en Italie, l'action des Brigades rouges et des mafias, et, en Espagne, la menace terroriste de l'ETA et le retour à la démocratie ont conduit le pouvoir politique à contrôler étroitement l'action des forces de police. On peut ainsi remarquer que le directeur général de la Garde civile est, le plus souvent, un ancien parlementaire et non un haut fonctionnaire comme en France.
En outre, si tous les pays européens, l'Irlande et le Danemark exceptés, ne disposent pas d'une force de police à statut militaire, ils connaissent une forme de dualisme ou de pluralisme policier soit au niveau national (pluralisme vertical), soit entre le niveau national et le niveau local (pluralisme horizontal). C'est notamment le cas dans des États fédéraux, comme l'Allemagne entre le Bund et les Länder. Ce pluralisme apparaît comme une nécessité pour préserver, au profit des citoyens, la liberté de décision du pouvoir politique et de l'autorité judiciaire
Votre rapporteur s'est donc rendu en Espagne, du 16 au 18 février, et en Italie, du 1 er au 3 mars 2004, où il a pu rencontrer des parlementaires, des responsables de la coordination des forces et plusieurs officiers généraux de la Garde civile et de l'Arme des Carabiniers. Ces déplacements ont été complétés par l'audition des directeurs généraux de la gendarmerie et de la police, de membres des cabinets des ministres de l'intérieur et de la défense et de personnalités qualifiées.
Votre rapporteur présentera ainsi l'organisation des forces en Espagne et en Italie, avant d'en tirer des enseignements pour la France.
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Il tient à remercier MM. Olivier Schrameck et Loïc Hennekinne, ambassadeurs de France respectivement en Espagne et en Italie, pour la qualité de leur accueil et l'intérêt des programmes préparés. Au cours de ces missions, l'expertise, la disponibilité et la connaissance des forces de sécurité espagnoles et italiennes des lieutenants-colonels Quaranta, attaché de gendarmerie à Madrid, et Verrando, attaché de sécurité intérieur à Rome, ainsi que de Mme Patrizianna Sparacino-Thiellay, lui ont été particulièrement précieuses.
I. LA GARDE CIVILE ESPAGNOLE : UN CORPS D'ESSENCE MILITAIRE
La garde civile espagnole a été créée par le décret royal du 28 mars 1844, sous l'impulsion du duc de Ahumada, complété par un décret du 15 avril 1844 qui confie au ministre de la guerre la tâche d'organiser le Corps, formalisée par le décret du 13 mai 1844. Dès cette époque (décret du 16 janvier 1845) est institué un code moral « Cartilla », dont les principes sont toujours en vigueur.
Aujourd'hui, la place de la Garde civile au sein des forces de sécurité, son statut spécifique et son organisation sont définies par la loi organique du 14 mars 1986.
A. L'ORGANISATION DES FORCES DE SÉCURITÉ
La place de la Garde civile au sein des fores de sécurité est définie par une loi organique qui fixe les missions de chaque force de sécurité compte tenu de l'organisation administrative décentralisée de l'Espagne et des structures de coordination.
1. La Constitution et les principes généraux régissant les forces de sécurité
L'élaboration d'une loi organique afin de déterminer les fonctions, les principes de base d'intervention et les statuts des Forces et Corps de sécurité était prévue par l'article 104 de la Constitution espagnole. Celui-ci leur donne pour mission de protéger le libre exercice des droits et libertés et de garantir la sécurité publique sous l'autorité du gouvernement. La sécurité publique relevant de la compétence exclusive de l'État, les Communautés autonomes et les collectivités locales sont invitées à y participer.
La loi organique définit trois types de Forces et Corps de sécurité : ceux dépendant du Gouvernement de la nation, ceux dépendant des Communautés autonomes et ceux dépendant des collectivités locales .
La loi organique de 1986 a eu pour objectif principal de définir les lignes maîtresses du régime juridique des Forces et Corps de sécurité de l'État, comme de ceux dépendant des Autonomies et des pouvoirs locaux. Cette définition est d'autant plus importante que, comme le précise la loi organique, la sécurité publique constitue à la fois une compétence difficile à morceler et une matière dans laquelle interviennent plusieurs administrations nationales et plusieurs autorités locales. Elle fixe donc comme principe fondamental, la coopération réciproque et la coordination de leurs actions .
Par ailleurs, la loi organique a pour but de fixer des principes de conduite et des critères statutaires communs à toutes les forces de sécurité en raison de la similitude de leurs modes d'action et de leur métier. Ainsi, elle exige la neutralité politique, l'impartialité , l'absence de toute conduite arbitraire ou discriminatoire. Rappelant également dans son préambule, qu'à travers les forces de sécurité s'exerce le monopole de l'utilisation de la contrainte juridique par la puissance publique, la loi organique souligne l'importance des principes d'obéissance et de respect des lois afin de garantir la liberté individuelle.
Elle fixe le même principe général d'emploi des armes pour toutes les forces de sécurité civiles ou militaires : « situations dans lesquelles il existe un risque rationnellement grave pour leur vie, leur intégrité physique ou celle de tierces personnes, ou dans des circonstances qui laissent supposer un risque grave pour la sécurité des citoyens ». Elle fixe également les règles déontologiques en matière de traitement des détenus, d'interpellation, de secret professionnel ou de responsabilité.
La loi organique établit ainsi un lien d'interdépendance entre ces principes et le régime disciplinaire des forces de sécurité. En raison du caractère de service public essentiel de la sécurité, service qui ne saurait admettre d'interruption, l'ensemble des statuts comprend l'interdiction du droit de grève ou de toute action de substitution . Plus encore, les membres des Forces et Corps de sécurité s'engagent à accomplir « leurs fonctions avec un dévouement total, se devant de toujours intervenir, en tout lieu et en tout temps , qu'ils soient ou non de service, pour la défense de la loi et la sécurité des citoyens ». Est donc ici affirmé un principe général de disponibilité, valable pour tous, militaires ou civils .
La loi organique a aussi pour mission d'assurer le partage entre les compétences des forces nationales et des forces locales en fonction des principes de la Constitution . Elle a réservé ainsi expressément certaines compétences spécifiques à l'État de manière expresse : armes et explosifs, surveillance des ports, des aéroports, des côtes, des frontières, les douanes, le contrôle de l'entrée et de la sortie du territoire, le régime général des étrangers, l'émigration et l'immigration, les passeports et les cartes d'identité, la protection fiscale de l'État, la contrebande, la fraude et enfin la collaboration avec les polices étrangères. En revanche, en matière de police judiciaire, malgré l'unicité du pouvoir judiciaire, de la police judiciaire et de son caractère régalien, la loi organique « se refusant à méconnaître les exigences de la réalité » prévoit la collaboration des polices locales.