2. Le désert des adultes
Lors de son déplacement au tribunal de grande instance de Strasbourg, les magistrats du parquet ont signalé à la délégation que les justiciables portaient de plus en plus plainte pour des actes qui, il y a encore quelques années, étaient réglés sans l'intervention de la justice.
Ce phénomène est d'abord lié à la judiciarisation de notre société, mais, selon les magistrats interrogés, il témoigne également de l'exaspération de la population face à la délinquance juvénile.
La commission a eu plusieurs exemples de cette situation durant ses travaux. Ainsi, lors de son déplacement en Haute-Savoie, Mme le maire de Gaillard a remis à la délégation des dizaines de lettres que lui avaient adressées ses concitoyens pour se plaindre d'actes dont ils avaient été victimes ou simplement pour demander de l'aide.
Un exemple de l'oppression quotidienne « Cela fait maintenant plusieurs jours que des jeunes du quartier jettent des pierres contre la porte de mon garage et ma maison. Samedi, ils m'ont même agressée en jetant des pierres dans ma voiture et j'ai eu vraiment beaucoup de chance de m'en sortir indemne. Comme je ne pouvais pas partir par peur que l'on m'abîme ma voiture ou que je sois blessée, j'ai demandé secours auprès des voisins et j'ai appelé la police (...), en deux reprises, mais malheureusement ils ne se sont pas rendus sur place. Les malfaiteurs se sont calmés après à peu près une heure. « Je tiens à mentionner que je ne peux pas ouvrir les volets et il m'est impossible de vivre dans de telles conditions. « Je vais déménager la semaine prochaine car c'est une maison neuve et je ne veux pas vivre dans la peur. Mes voisins m'ont signalé qu'il y a eu bien des incidents dans le passé. J'ai essayé plus tard dans la soirée de parler aux jeunes délinquants mais ils m'ont menacée en disant que, je cite : « Vous allez en voir de toutes les couleurs ici, Madame : du noir, du jaune, du gris, surtout du gris (...). Vous voulez appeler la police ? Allez-y ! La police (...) c'est de la merde ! ». Il y avait un jeune avec un gros chien noir (...) qui a essayé de m'intimider en envoyant son chien vers moi. « C'est inadmissible qu'une bande de délinquants, surtout qu'ils sont tous en bas âge (entre 7 et 14 ans), puisse imposer sa propre loi à toute une communauté. « Je vous serais reconnaissante de bien vouloir faire le nécessaire pour que je puisse déménager dans ma maison dans des conditions normales, sans vivre dans la peur, surtout que je vais y habiter avec ma fille de 9 ans. » . Extrait d'une lettre adressée à Mme le Maire de Gaillard et remise à la commission d'enquête |
Lorsque la population manifeste son exaspération et porte plainte, c'est qu'il existe encore une volonté de résistance, mais il semble que, souvent, face à l'incapacité des autorités d'apporter une réponse, les victimes renoncent et adoptent simplement une stratégie d'évitement comme l'a souligné M. Eric Debarbieux devant la commission d'enquête :
« Cette loi du plus fort, nous l'avons vue fonctionner à plusieurs niveaux. Je choisirai (...) l'exemple d'un immeuble -nous avons d'autres cas dans d'autres quartiers- qui, depuis maintenant près de cinq ans et, j'y étais encore il y a très peu de temps, cela continue, est pris en otage par un petit groupe qui oscille entre dix et trente individus et qui rend tout simplement la vie impossible aux habitants. Ceux-ci, du coup (...) ont complètement abandonné les espaces publics et se calfeutrent derrière des portes blindées, alors qu'il s'agit d'un quartier très populaire où les habitants ne sont pas particulièrement de riches propriétaires. Cet espace est donc totalement livré à ce groupe qui, depuis maintenant quatre ou cinq ans, toutes les nuits jusqu'à cinq heures du matin, empêche les habitants de dormir. (...) Du coup cet espace est tout à fait ouvert au trafic, au business. (...) La délinquance des mineurs est ici une petite délinquance qui résulte beaucoup plus de microviolences répétées que de grandes choses, bien qu'il y ait eu dans cet immeuble des choses assez dures tout de même, et produit une telle oppression à répétition que l'on peut dire que le pouvoir de proximité - c'est ainsi que j'appellerai la loi du plus fort - n'appartient plus aux habitants.
« Je citerai un autre exemple, celui d'une mère de famille qui, dans un quartier roubaisien nous disait : « Moi, vous savez, je n'ai pas d'ennuis dans mon quartier, je sais où il ne faut pas aller. Là, je passe... » Le problème reste de savoir ce que c'est qu'un quartier, dans une République, où les habitants ne sont que des passants et s'expriment en tant que passants ».
De nombreux intervenants ont évoqué la désertion des adultes de certains quartiers, désertion qui est parfois cause parfois conséquence de la délinquance. M. Laurent Mucchielli a ainsi regretté « la raréfaction, voire, parfois, la disparition [des] modes de contrôles sociaux infra-institutionnels de la jeunesse. Je vise ici l'ensemble des adultes autres que les policiers, en position ou non d'agents publics, qui jouaient auparavant un rôle d'encadrement dans les quartiers populaires (...) ».
M. Louis Dubouchet, directeur d'un cabinet de consultants, a pour sa part noté que les stratégies d'évitement ne concernaient pas que les habitants des quartiers : « (...) j'observe que, dans certaines villes, les personnels chargés de la voirie ou de l'entretien des espaces verts obéissent à l'injonction implicite d'éviter tout incident avec qui que ce soit. Par conséquent, ils n'exigent pas que l'on respecte leur travail, ils ne rappellent personne à l'ordre, ils changent de trottoir, voire d'horaire pour éviter de nettoyer un bac à sable quand il est occupé par des adolescents de treize ou quatorze ans, lesquels réagiraient mal si on leur demandait de sortir. (...) Il me semble donc nécessaire de banaliser de nouveau la sanction au quotidien, simple et ordinaire ».
A l'issue de ses travaux sur cette délinquance d'oppression des mineurs, M. Eric Debarbieux ne s'est pas montré particulièrement optimiste s'agissant des solutions à ces situations : « (...) quel que soit l'impact des mesures prises par les professionnels, tant qu'il n'y a pas un travail de la communauté, un travail citoyen, un travail de tous, cela ne peut pas suffire. Or nous sommes dans une situation où les communautés, où les habitants eux-mêmes sont en très grand repli. Ils ne s'auto-organisent pas, il ne faut pas être romantiques ! ».