b) Pour ses concurrents
Les observations qu'ils ont formulées à votre Commission et à votre groupe d'étude sur ce sujet pourraient se résumer d'une formule : « L'Etat ne devrait pas être à la fois juge et partie du jeu concurrentiel ». En d'autres termes, le fait que la même autorité soit régulateur du secteur tout en étant tuteur et actionnaire majoritaire de l'opérateur dominant leur apparaît constituer une confusion regrettable, source de suspicion sur la neutralité de la régulation et facteur d'obstruction au développement de la concurrence.
La réponse écrite faite à ce sujet par l'Association Française des opérateurs de réseaux et services télécoms (AFORST) est sans équivoque :
« La détention par l'Etat de la majorité du capital de France Télécom pose la question de la transparence et de la non discrimination dans les décisions qui peuvent être prises par l'Etat et notamment par les instances gouvernementales qui se trouvent dans la situation d'être juge et partie.
« Cette ambivalence a pu peser sur plusieurs décisions ayant un impact direct sur les concurrents de l'opérateur historique. En effet, régulièrement, le Secrétariat d'Etat à l'Industrie prend des positions en faveur de France Télécom susceptibles de fausser la concurrence (immobilisme sur le dégroupage, tentative de suppression de l'homologation tarifaire, etc).
« L'Etat aujourd'hui en France n'est pas moteur pour l'ouverture à la concurrence, les opérateurs doivent trop souvent avoir recours à l'arbitrage du régulateur ou à des procédures contentieuses pour obtenir satisfaction dans leur relation avec France Télécom. La part de l'Etat dans France Télécom n'est certainement pas étrangère à ce comportement de favoritisme ».
Le sens des observations présentées par Cégétel n'est pas différent :
« La détention par l'Etat de la majorité du capital de France Télécom ne constitue pas théoriquement et a priori un obstacle au jeu de la concurrence .
« Dans la pratique, il existe un faisceau d'indices convergents qui tendent à démontrer que la détention par l'Etat de la majorité du capital de France Télécom a constitué un frein à l'ouverture à la concurrence, et poussé l'ART a une application bienveillante en faveur de France Télécom des textes réglementaires (pourquoi les décisions relatives au dégroupage de la boucle locale n'ont-elles pas été suivies de sanctions alors même qu'elles n'étaient pas appliquées par France Télécom ? Pourquoi l'ART n'a-t-elle pas pris des mesures plus drastiques qui seules auraient permis l'engagement massif des opérateurs sur le haut débit ?....).
« Au final, tout ne s'est-il pas passé comme si la France avait souhaité montrer qu'elle respectait ses engagements d'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications, tout en protégeant au maximum son opérateur historique national (ou pour autant que cela ne pénalisait pas France Télécom) ? N' a t-il pas été contraire, en définitive, à l'intérêt général d'avoir remplacé, sans le dire, l'intérêt du public par l'intérêt de l'entreprise publique ? Cette situation n'aurait certainement pas eu lieu si la majorité du capital de l'opérateur n'avait pas été détenue par l'Etat, et ce, dès l'ouverture à la concurrence du secteur ».
Ces arguments ne sont pas négligeables. Ils doivent toutefois être relativisés pour ce qui concerne l'obstacle que la « double casquette » de l'Etat, à la fois actionnaire particulier et régulateur général, a pu causer au développement de la concurrence dans le secteur des télécommunications.
Tout d'abord, le bilan de la politique suivie en ce domaine depuis cinq ans, que dresse notre collègue Pierre Hérisson dans son rapport sur l'application de la loi de réglementation, fait apparaître que -contrairement à ce que beaucoup supposent- la France se situe plutôt dans la moyenne européenne en ce domaine. Si on en juge les résultats, le Gouvernement Jospin en France n'a, semble-t-il, pas été moins libéral que le Gouvernement Schröder en Allemagne, alors que dans un cas l'opérateur national est majoritairement public et que dans l'autre il est majoritairement privé.
En outre, il faut être clair, la concurrence et la logique du marché sont de remarquables modes d'allocations des ressources et de diffusion du progrès technique. Dans les télécommunications, ils ont prouvé leur supériorité sur le modèle monopolistique antérieur, notamment par la fulgurante percée de la téléphonie mobile, par les baisses de prix et l'accroissement des services qui ont bénéficié à la plupart des consommateurs. La concurrence ne saurait pour autant devenir l'alpha et l'oméga de toute politique publique. Des valeurs hors marché doivent aussi être prises en compte : l'intérêt national, l'équilibre social et territorial, le service rendu au public.
De ce point de vue, la loi de réglementation de 1996 a fait le choix d'une transition « en douceur » du monopole vers le marché. Elle a délibérément refusé d'immoler notre champion national et ses personnels sur l'autel de l'idéologie concurrentielle. Cet arbitrage d'hier ne paraît pas devoir être remis en cause aujourd'hui. Le renoncement au monopole est maintenant irréversible mais cela ne signifie pas que la gestion de cet abandon doive engendrer crises économiques ou crises sociales.
D'ailleurs, force est de remarquer que les plus grands thuriféraires de la concurrence, quand ils sont en position de challenger, ont parfois des attitudes beaucoup moins enthousiastes que quand ils sont, sur d'autres marchés, en position dominante.
Il n'en demeure pas moins que la confusion des rôles assurés par l'Etat n'est pas satisfaisante. La clarification de la situation doit-elle pour autant passer obligatoirement par une privatisation de France Télécom ? On peut en douter.
Un renforcement des attributions de l'ART, une intervention accrue du Conseil de la Concurrence, éventuellement un recours plus aisé au juge, ne constituent-elles pas des solutions plus adaptées ? Le rapport sur la réglementation élaboré, au nom de notre Commission et de son groupe d'étude « Poste et télécommunications », par notre collègue Pierre Hérisson, examine en détail ces questions et permettra d'éclairer les décisions à prendre.