3. L'adaptation du critère d'ouverture de la procédure judiciaire : une évolution nécessaire mais délicate
La démarche tendant à adapter les critères matérialisant la cessation des paiements pour une meilleure appréhension de la réalité des difficultés des entreprises emprunte une voie étroite entre deux impératifs : la préservation d'une certaine objectivité de la définition et de sa lisibilité par les chefs d'entreprise et les créanciers d'une part, une plus grande souplesse d'autre part permettant une prise en compte effective de la diversité des situations économiques.
Toute évolution de la définition de la cessation des paiements doit tout d'abord privilégier la lisibilité : il faut d'une part éviter que les créanciers ne se trouvent confrontés à l'impossibilité de rapporter la preuve d'une cessation des paiements de leur débiteur et, d'autre part, ne pas exposer les chefs d'entreprise à un risque accru d'engagement de leur responsabilité personnelle pour défaut de déclaration dans le délai légal qui est, rappelons-le, fort bref, puisqu'il est de quinze jours à compter de la matérialisation de la cessation des paiements.
• Sur la question du délai , il ne paraîtrait pas incongru d'en augmenter la durée afin d' instaurer un délai plus compatible avec les usages commerciaux en vigueur et de limiter les distorsions dans la définition de la cessation des paiements selon qu'elle est appréciée par le juge en vue de l'ouverture de la procédure ou pour l'application de sanctions personnelles.
Rappelons que ces sanctions sont particulièrement sévères puisque le défaut de déclaration dans les délais peut être considéré par le tribunal comme une faute de gestion justifiant une action en comblement du passif dès lors que le caractère tardif du dépôt de bilan a pu contribuer à l'insuffisance d'actif et qu'en vertu de l'article 189 de la loi du 25 janvier 1985, devenu l'article L. 625-5 du code de commerce, le tribunal a la faculté de prononcer la faillite personnelle ou l'interdiction de gérer du dirigeant qui a omis d'effectuer dans le délai imparti la déclaration de l'état de cessation des paiements.
La durée du délai actuel remonte à la loi du 4 mars 1889 qui contribua à l'adoucissement du droit de la faillite au 19 ème siècle en créant une procédure de liquidation judiciaire réservée aux commerçants malheureux et de bonne foi, les déchéances étant atténuées et le débiteur conservant l'administration de ses biens. Quinze jours étaient laissés au débiteur pour procéder aux formalités nécessaires auprès du tribunal.
Aujourd'hui , il paraît nécessaire de tenir compte de l'allongement des délais de paiement, l'entreprise pouvant se trouver, parfois de façon structurelle, confrontée à des difficultés de trésorerie sans que la gravité de la situation soit de nature à justifier un dépôt de bilan. Le délai de paiement client moyen pour les PME françaises s'établit ainsi à une soixantaine de jours.
Sans atteindre un tel délai, car il est préférable d'éviter d'augmenter à l'excès la durée minimale de la période dite « suspecte », c'est-à-dire celle qui s'étend entre la date de cessation des paiements et celle du jugement qui la constate, dans la mesure où les actes conclus à cette époque sont susceptibles d'annulation, la durée du délai imparti au débiteur pour effectuer la déclaration auprès du tribunal pourrait être raisonnablement doublée, et donc portée à 30 jours.
• Outre la question du délai, la définition de la cessation des paiements pourrait être assouplie en intégrant un nouveau critère, celui du « passif exigé », introduit par un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 28 avril 1998 sans que, cependant, cet arrêt puisse être compris comme un revirement de jurisprudence, le souci de la haute juridiction étant manifestement en l'espèce d'éviter de pénaliser le débiteur de bonne foi dès lors que son créancier était disposé à lui faire crédit.
La référence au passif « exigible et exigé » éviterait le détour jurisprudentiel recourant à la notion d'offre de crédit. Elle contribuerait par ailleurs à clarifier la césure entre procédure amiable et phase judiciaire, opérant une mise en cohérence avec la suppression, dans le cadre des procédures préventives, de la suspension des poursuites.
L'ajout de cette précision concernant la qualification du passif à prendre en considération contribuerait à atténuer la rigueur de la notion actuelle de cessation des paiements et, par cet assouplissement, à la rendre plus conforme à la pratique des tribunaux de commerce qui intègrent dans leur appréciation le fait que certains créanciers acceptent de différer l'exigibilité de leur créance, accordent un moratoire. La modification aboutirait cependant à une réduction encore plus importante du périmètre du passif pris en compte puisque l'abstention des créanciers, leur négligence ou leur retard à réclamer leur dû aurait pour conséquence d'exclure dudit périmètre les créances correspondantes.
Comme cela ressort d'un commentaire de l'arrêt précité de la Cour de cassation du 28 avril 1998 39 ( * ) , « le critère du passif exigé permettrait d'éviter le risque d'une faillite virtuelle, à un moment où les créanciers du débiteur en difficulté n'ont pas encore pris l'initiative de poursuites, ce qui pourrait favoriser les procédures de prévention, telles que la désignation d'un mandataire ad hoc ou le déclenchement d'un règlement amiable. Les créanciers, dans ce cas, auraient moins à craindre que, par l'effet du report éventuel de la date de cessation des paiements jusqu'à dix-huit mois en amont, la phase amiable ne se retrouve comprise dans la période suspecte ».
Cette approche semble partagée par une étude de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris du 4 février 1999 sur la réforme du droit des entreprises en difficulté, élaborée au nom de la commission juridique par M. Jean Courtière. En vertu de cette étude, « ce qui doit avant tout différencier le traitement amiable du traitement judiciaire des difficultés, c'est la nécessité pour mener à bien le redressement de l'entreprise de voir ordonner l'arrêt des poursuites individuelles. Car de deux choses l'une : ou bien le débiteur peut continuer à financer la poursuite de son activité, il n'est pas poursuivi par ses créanciers et il peut mener à terme ses négociations et sa restructuration dans un cadre amiable et confidentiel ; ou bien, ceux-ci exigent leur dû et s'apprêtent à mettre en oeuvre des voies d'exécution et l'élaboration d'un plan en toute sérénité impose alors la prise de mesures exceptionnelles et publiques. Or, la seule définition qui rend compte de cette distinction est celle d'une entreprise dont l'actif disponible ne permet pas de faire face à son passif exigible et exigé. »
La même étude propose également d'assouplir la notion d' « actif » pris en compte pour la caractérisation de la cessation des paiements. Elle estime que « la notion d'actif disponible, aujourd'hui visée par la loi, est trop restrictive : elle occulte le reste des actifs circulants qui pourraient néanmoins être mobilisés rapidement par le débiteur pour faire face au passif (exemple, stocks et créances clients ). La cessation des paiements devrait donc être caractérisée lorsque l'entreprise ne peut, avec son actif circulant, faire face à son passif exigible et exigé. »
Si cette modernisation de la définition permet de dynamiser le critère d'ouverture de la procédure par une meilleure prise en compte de la réalité économique, sans doute ne présente-t-elle pas que des avantages. Cette définition ne risque-t-elle pas de provoquer un déclenchement encore plus tardif de la procédure ? Quelles seront concrètement les éléments matérialisant le fait qu'un élément du passif est non seulement exigible mais également exigé ? Cette nouvelle notion n'ouvre-t-elle pas une brèche dans le droit des obligations, l'exigibilité découlant aujourd'hui du seul engagement contractuel initial en tant que manifestation et accord de volonté ?
La voie est donc étroite pour aboutir à l'émergence d'une définition réduisant la contradiction entre normalisation souhaitable et souplesse nécessaire.
Outre la détermination d'un critère plus pertinent d'ouverture de la procédure, et toujours dans le but de mieux prendre en compte la réalité économique, pourrait être envisagé d'une part d'instaurer un mode d'ouverture anticipée de la procédure à la diligence du tribunal ou du débiteur et, d'autre part, un traitement spécifique pour les procédures impécunieuses.
* 39 Article intitulé « Pour être pris en considération pour caractériser la cessation des paiements, le passif exigible doit-il avoir été exigé ? », Dalloz Affaires n° 131 du 24 septembre 1998, page 1487.