q) Maître Fabienne FAJGENBAUM, Coordonnateur de la commission ouverte propriété intellectuelle de l'Ordre des avocats du Barreau de Paris, et Maître Jacques ARMENGAUD, avocat à la Cour - Mercredi 9 mai 2001
Maître Fabienne Fajgenbaum - Les litiges en brevets se caractérisent par un faible nombre mais par une certaine importance pécuniaire. Le Tribunal de Grande Instance de Paris traite entre 100 et 120 affaires par an. Une affaire sur trois vient à l'audience, les deux tiers sont transigées ou radiées.
Maître Jacques Armengaud - Au cours du litige, les parties mettent en cause systématiquement la validité du brevet, outre la demande de réparation du préjudice subi.
Maître Fabienne Fajgenbaum - Il n'existe pas de statistique précise sur les litiges de propriété industrielle. Un système de collecte d'information systématique va être mis en place.
Si les litiges portant sur des brevets restent relativement peu nombreux, les litiges portant plus généralement sur des droits de propriété intellectuelle ont connu un développement très important dans le courant des dix dernières années. Il est symptomatique de constater que la troisième chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris, spécialisée dans la propriété industrielle, dispose d'une troisième section de trois magistrats.
En ce qui concerne la Cour d'Appel de PARIS, la 4ème Chambre Section A a rendu en 1998 354 décisions, en 1999, 401 décisions, en 2000 533, sachant qu'au 23 mai 2001 il s'agira d'ores et déjà de 274 décisions rendues.
Maître Jacques Armengaud - En première instance, la durée des litiges est en moyenne d'un an et demi, ce qui est court compte tenu de la technicité de la matière. Ces délais pourraient être raccourcis mais les parties freinent parfois elles-mêmes les dossiers : à la fin du processus, aucune d'entre elles n'a intérêt à avoir le résultat du jugement de première instance, le contrefacteur craignant la sanction et le contrefait l'annulation de son titre. Pour juger de la validité d'un titre, les magistrats parisiens n'ont quasiment jamais recours à une expertise. Compte tenu des contraintes des magistrats, et notamment de leur charge de travail, les décisions sont de bonne qualité. L'absence d'expertise est un gage d'objectivité et de rapidité de la procédure. En effet, l'expertise peut être dangereuse, car ses résultats sont aléatoires. S'agissant des délais de jugement, il est possible en droit de demander un référé interdiction au Président, qui statue en trois mois. Toutefois, cette procédure est utilisée avec précaution et seulement dans les cas pour lesquels la solution est évidente, car le référé préjuge, malgré tout, de la décision au fond. Pour l'appréciation des dommages et intérêts, les magistrats ont systématiquement recours à une expertise.
M. Francis Grignon - Quel est le coût des honoraires d'avocat ? Quelle est l'indemnisation moyenne des plaignants ?
Maître Jacques Armengaud - Les honoraires dépendent de l'affaire mais s'élèvent à environ 200.000 F en première instance (il s'agit d'un ordre de grandeur). Les règles jurisprudentielles sont claires en matière d'indemnisation du préjudice : elles sont fondées sur l'article 1382 du code civil, qui permet d'indemniser tous les chefs de préjudice. On pourrait, bien sûr, changer de système, et passer à un régime punitif et non seulement indemnitaire.
Maître Fabienne Fajgenbaum - Les professions judiciaires réfléchissent actuellement à une alternative au régime d'indemnisation actuel. La commission ouverte « propriété intellectuelle » de l'ordre des avocats du Barreau de Paris, notamment, examine cette question.
Maître Jacques Armengaud - Il est vrai que le préjudice indirect n'est pas indemnisé dans le système actuel.
Maître Fabienne Fajgenbaum - Il faut dire que l'entreprise plaignante ne veut en général pas dévoiler ses coûts de marketing et de recherche et développement à la partie adverse, car elle considère qu'il s'agit d'un secret commercial qui pourrait aider son concurrent. Dans ces conditions, il est plus difficile d'argumenter le montant des dommages et intérêts demandés.
M. Francis Grignon - Que pensez-vous de la possibilité d'une confiscation des profits réalisés par le contrefacteur ?
Maître Fabienne Fajgenbaum - Il peut en effet arriver que le préjudice réparé soit inférieur au préjudice réellement subi, faute d'argumentation du montant des dommages. Dans ce cas, la contrefaçon peut être une bonne affaire pour le contrefacteur. Je ne pense toutefois pas qu'il faille s'acheminer vers un régime de dommages et intérêts-sanction, sur le modèle américain. D'ailleurs, les magistrats tiennent compte, dans leurs évaluations, de la mauvaise foi du contrefacteur.
M. Francis Grignon - L'estimation d'une indemnisation moyenne autour de 300 à 400.000 francs vous paraît-elle réaliste ?
Maître Jacques Armengaud - Il s'agit d'un minimum. Le fait même d'introduire une action en contrefaçon est un avantage commercial pour le plaignant, qui ne manquera pas d'utiliser cet argument auprès de ses clients.
M. Francis Grignon - Les brevets européens sont-ils fréquemment annulés par les tribunaux français ?
Maître Jacques Armengaud - C'est plus rare si ce brevet a fait l'objet d'une opposition auprès de la Chambre des Recours de l'OEB. Pour les brevets français, ceux qui viennent au contentieux sont en général les plus « contestables ». Ils sont fréquemment annulés. Pour un brevet européen pour lequel une procédure d'opposition est en cours, les juges français sursoient à statuer, dans l'attente de la décision finale, ce qui bloque le litige et le fait traîner en longueur. La jurisprudence française vient toutefois d'évoluer sur ce point.
M. Francis Grignon - Jugez-vous nécessaire une spécialisation accrue des tribunaux français en matière de brevet ?
Maître Jacques Armengaud - La jurisprudence est très inégale dans les tribunaux de province. Il n'est en effet pas indispensable de maintenir la compétence de certains tribunaux, qui ne traitent que d'un tout petit nombre de cas. Certains envisagent la nomination d'experts auprès des magistrats. Pourquoi ne pas l'envisager en effet, mais il faut en ce cas tenir compte des problèmes statutaires. Quelles garanties institutionnelles seront prévues pour lui donner l'indépendance nécessaire ?
M. Francis Grignon - Que pensez-vous de la proposition d' « écheviner » les juridictions compétentes en matière de propriété industrielle en faisant participer un expert au délibéré ?
Maître Fabienne Fajgenbaum - Cette proposition pose des problèmes d'indépendance. Le magistrat n'est pas un professionnel de la propriété industrielle, ce qui est également le cas des avocats, qui sont la meilleure courroie de transmission possible entre le juge et les parties.
Maître Jacques Armengaud - Le problème des magistrats français est leur charge de travail, écrasante au regard, par exemple, des juges de la Chambre de Recours de l'OEB, qui ne traitent en moyenne que dix affaires par an et par magistrat. En France, les magistrats spécialisés sont fortement mobilisés mais ont cependant à subir, et c'est un fait objectif, une charge de travail de plus en plus importante. A cet égard, il serait souhaitable de se pencher sur la constitution d'une nouvelle section à la 4ème Chambre de la Cour d'Appel, parallèlement à celle créée au sein de la 3ème Chambre du Tribunal de grande instance.
M. Francis Grignon - Que pensez-vous du droit de coplaider revendiqué par les conseils en propriété industrielle ?
Maître Fabienne Fajgenbaum - Cette revendication n'est pas nouvelle. Nous exerçons pourtant deux métiers bien distincts. C'est davantage le problème de l'organisation de deux professions qui se pose, avec la question de l'interprofessionnalité.
Maître Jacques Armengaud - Cette revendication est puérile. La plaidoirie ne s'improvise pas. Les avocats connaissent la procédure judiciaire et sont les mieux à même de juger des stratégies de défense.
Maître Fabienne Fajgenbaum - Les conseils en propriété industrielle souhaiteraient que les avocats deviennent leurs avoués et aimeraient pouvoir accéder au contentieux des marques, dont ils sont encore largement exclus, les avocats n'ayant pas besoin dans cette matière, moins technique, de leur expertise.
Qui d'autre qu'un avocat, totalement indépendant vis-à-vis du client, est à même de définir les stratégies de procédure ? Un conseil, pour un dossier qui porte sur la pertinence d'un brevet que lui-même ou un de ses confrères a rédigé, présentera-t-il la même objectivité ? L'ordre des avocats a noué un dialogue avec les conseils en propriété industrielle, mais il porte, plus largement, sur l'interprofessionnalité. J'ajoute que sur le sujet des traductions du brevet européen, les avocats sont, comme les conseils, opposés à l'abandon du français comme langue obligatoire pour la validité d'un brevet européen en France.
Maître Jacques Armengaud - Pour être opposable aux tiers, le brevet doit être disponible en français. Il serait inadmissible qu'il crée des droits en France sans être traduit en Français. Le brevet communautaire posera, pour le contentieux, le problème de l'accessibilité de la longueur des procédures. Le coût des litiges ne manquera pas d'être élevé, et les délais longs, compte tenu de la nature de la juridiction envisagée.
Maître Fabienne Fajgenbaum - Pourquoi ne pas proposer que le siège de cette juridiction communautaire soit à Paris, tout comme le siège du tribunal de première instance sur la marque communautaire est à Alicante ? Je souhaiterais insister sur l'importance de conserver à Paris sa réputation de "place de la propriété industrielle" et, en ce sens, sa parfaite vocation à devenir le siège de la juridiction communautaire connaissant des litiges relatifs aux brevets communautaires. A ce sujet, nos magistrats sont également fortement mobilisés.