l) M. Thierry STOLL, directeur en charge de la propriété industrielle, Direction générale marché intérieur, Commission européenne - Jeudi 5 avril 2001
M. Thierry Stoll - La démarche de la Commission est la suivante : instaurer un brevet communautaire n'est utile que si ce dernier répond aux critères fonctionnels suivants :
- être plus accessible que les instruments actuels (brevets nationaux et européen) ;
- être moins cher à couverture géographique égale ou supérieure ;
- apporter une meilleure sécurité juridique. Les entreprises ne souhaitent en effet pas dépendre, pour la défense juridictionnelle du brevet, du choix du tribunal où est porté le litige.
De ce raisonnement découlent plusieurs conséquences. Premièrement, le gisement d'économies réside dans deux principaux éléments : les traductions, pas toujours totalement justifiées, et les taxes de renouvellement. Les traductions étaient optionnelles dans le système de la Convention de Munich, mais tous les Etats ont imposé une traduction dans leur langue pour les brevets les désignant. La deuxième conséquence du raisonnement de la Commission est la proposition d'une centralisation du système juridictionnel, par l'instauration d'une procédure juridictionnelle communautaire, de telle sorte que la réparation ne dépende plus du lieu où le brevet est contrefait ou contesté. L'objectif est une unité de jurisprudence dans l'ensemble de la Communauté. La troisième conséquence est la recherche d'une rapidité accrue dans la disponibilité d'un brevet communautaire. A être trop perfectionnistes, nous risquons d'aboutir, pour le brevet communautaire, à une mise en place très tardive, comme pour la société européenne, qui a mis vingt ans à aboutir. Or, il s'agit d'un véritable problème de compétitivité pour l'industrie européenne, qui doit pouvoir disposer d'une protection de la propriété industrielle rapidement disponible, peu onéreuse, harmonisée et efficace.
Le brevet communautaire n'a pour but ni d'assurer la pérennité de toutes les langues dans la communauté, ni de subventionner les offices nationaux des brevets, mais d'accroître la compétitivité de l'industrie européenne. Bien sûr, l'objectif linguistique et les intérêts des offices nationaux des brevets sont pris en compte par la Commission, ne serait-ce que parce que la procédure requiert l'unanimité du Conseil.
L'INPI français a fait le choix d'une décentralisation de l'instruction des demandes de brevets nationaux auprès de l'OEB, ce qui n'est pas le cas de certains de ses homologues européens, qui estiment que se poserait pour eux un problème de recettes ainsi que de niveau d'activité si la proposition de la Commission était adoptée.
L'enjeu dépasse pourtant largement la seule question du rôle des offices nationaux. Certains Etats membres commencent à en prendre conscience. La question est de savoir si nous réussissons à bâtir dans la Communauté un système compétitif par rapport aux Etats-Unis et au Japon, ou si nous nous acheminons vers une « usine à gaz » qui ne serait d'aucune utilité pour les entreprises, au nom de la préservation des spécificités nationales. A mon sens, il importe que la négociation ne s'éternise pas.
La quatrième priorité de la Commission est d'utiliser au maximum les structures qui existent et qui fonctionnent en Europe : l'Office européen des brevets et le système de la convention de Munich ont de nombreux atouts mais deux défauts -le coût d'obtention du brevet et l'absence d'harmonisation juridictionnelle-. Le but de la Commission n'est pas de remplacer l'OEB par un office communautaire des brevets, mais simplement de remédier à ces deux lacunes. Ceci implique, à terme, une révision de la convention de Munich. Or, en juillet 2002, adhéreront à la convention huit nouveaux Etats. Je pense qu'il faut intégrer, d'ici là, une clause d'habilitation générale permettant la mise en place du brevet communautaire, qui serait en suite précisée.
Actuellement, la négociation s'engage entre les Etats membres et la conscience de l'importance du brevet communautaire progresse. Dans les semaines qui viennent, nous pourrons entrer dans le vif du sujet :
- le régime linguistique du brevet communautaire ;
- le rôle des offices nationaux des brevets ;
- l'utilisation des taxes de renouvellement ;
- le système de contrôle juridictionnel du brevet communautaire ;
- les modifications à apporter à la convention de Munich et l'adhésion à terme de la Communauté à cet instrument.
Pour le régime linguistique, il est souvent opposé à la proposition de la Commission que les petites et moyennes entreprises doivent pouvoir déposer une demande de brevet dans leur langue, puis disposer d'une traduction des brevets déposés par leurs concurrents afin de diffuser l'information et de permettre de détecter d'éventuelles contrefaçons. La question des langues se pose à trois étapes :
- lors de la demande du brevet ;
- au cours de la procédure, le système de Munich imposant la disponibilité, à la charge des PME, d'une traduction dans l'une des trois langues de travail de l'OEB -peut-être pourrait-on d'ailleurs imaginer de financer cette traduction par les offices nationaux de brevets ?- ;
- à la délivrance, les revendications étant traduites dans les deux autres langues de travail de l'OEB et étant déposées autant de traductions que d'Etats dans lesquels il est souhaité obtenir une protection.
M. Francis Grignon - Les règles de la concurrence empêchent-elles qu'un Etat membre finance à ses petites entreprises le coût des traductions de brevets ?
M. Thierry Stoll - Je pense que rien n'empêche les Etats membres de prendre une telle décision. L'objectif de la Commission est d'interdire la pratique 122 ( * ) actuelle valable dans le système européen d'une traduction à la charge de l'entreprise déposante pour la validité de son brevet dans chaque pays.
M. Francis Grignon - Ne pensez-vous pas que les entreprises européennes bénéficieront moins de cette réforme que les entreprises américaines et japonaises, principales déposantes de brevets ?
M. Thierry Stoll - Il est impossible de faire le distingo entre les déposants pour le régime linguistique. Un schéma linguistique est présent à l'idée de tous, c'est celui de l'utilisation d'une seule langue : l'anglais. Il n'est pas exclu que les Espagnols, les Portugais et les Belges accepteraient par exemple que le brevet communautaire ne soit instruit qu'en anglais à l'Office européen des brevets. C'est en effet aller jusqu'au bout de la logique de la réduction du coût, en tous cas c'est ce qu'ils laissent entendre parfois. Des parlementaires européens influents pensent de même et sont prêts à soutenir cette hypothèse. Dans ce cas, nombre de demandes seraient déposées en anglais, car cela éviterait la traduction, actuellement nécessaire pour l'examen, de la demande vers l'une des trois langues de procédure.
Au stade ultérieur de la délivrance du brevet, on peut envisager une obligation de traduction limitée -quelques pages, les revendications...- peut-être même à la charge des offices nationaux des brevets.
Les Allemands sont surtout préoccupés par la volonté de sauvegarder le rôle de l'Office européen des brevets situé à Munich. Même si la question linguistique est très émotionnelle, les entreprises allemandes, principales utilisatrices du système de Munich, n'auraient elles non plus pas de problème majeur à adopter la solution d'une langue unique, l'Anglais.
M. Francis Grignon - Des industriels français, mais aussi des conseils et des traducteurs que j'ai consultés ont vivement contesté l'estimation qui figure dans la proposition de règlement de la Commission quant aux coûts comparés des traductions et des conseils dans les systèmes européen et américain. D'après eux, les coûts sont surestimés dans le cas européen et très largement sous-estimés dans le cas américain. Pouvez-vous nous dire d'où viennent ces chiffres ? Avez-vous fait des études complémentaires ?
M. Thierry Stoll - Ce sont les chiffres de l'Office européen des brevets. Je vais étudier cette question, mais le coût des traductions n'est pas le seul élément de faiblesse du système actuel, se pose également la question de la protection juridictionnelle du brevet.
L'enjeu principal est d'inciter les petites et moyennes entreprises à avoir le réflexe de recourir au brevet. Les offices nationaux ont un rôle à jouer en matière d'information, d'aide aux premières démarches, de recherche préalable sur l'état de l'art, d'assistance au cours de la procédure, de diffusion de l'information quant aux brevets accordés, ainsi que de gestion et d'utilisation du portefeuille de brevets, qu'il s'agisse de coopérations croisées ou de négociations entre plusieurs entreprises.
S'agissant de la question de la protection juridictionnelle du brevet communautaire, elle reste très épineuse, même si est déjà acquise l'existence d'un appel centralisé, communautaire, garantie d'uniformité. La question de la première instance n'est pas entièrement tranchée, s'agissant notamment de sa localisation géographique. L'idée germe de la constitution de chambres régionales de première instance, situées dans divers Etats membres, par exemple par grandes régions ou par zones linguistiques. La question des règles de fonctionnement de cette juridiction devra être résolue. Il faut des règles procédurales uniformes et une « communautarité » dans la composition de ces tribunaux, qui ne pourront être formés exclusivement de juges nationaux. Pourquoi pas des juges communautaires « tournants », exerçant leur mission successivement dans plusieurs de ces chambres régionales ? Il semble que la présence d'experts techniques soit nécessaire au cours de la procédure et dans la composition des tribunaux de première instance. L'uniformisation de la jurisprudence se fera par l'appel centralisé au niveau communautaire.
Certains offices nationaux des brevets souhaitent pouvoir jouer un rôle actif dans la préparation de la décision d'octroi d'un brevet communautaire, qu'il s'agisse de la recherche ou même de l'examen. On n'échappera pas à une certaine forme de sous-traitance auprès des offices nationaux, même si la France, la Belgique et l'Irlande y sont opposées, de même que l'Office européen des brevets.
La question est de savoir quelle pourrait être la valeur ajoutée de cette délégation. L'Office européen des brevets sera bientôt submergé de demandes -on prévoit le chiffre de 300 000-, donc pourquoi ne pas déléguer le traitement de quelque milliers de demandes ? La Commission souhaiterait dans ce cas que l'Office européen reprenne in fine le contrôle de l'instruction de la demande et en termine l'examen, et que la sous-traitance à des offices nationaux se fasse sur des critères stricts de qualité, de délai et d'uniformité. La Commission s'oppose par exemple à la demande espagnole d'une délivrance du brevet communautaire directement par les offices nationaux, qui revient à effacer le caractère unitaire du brevet communautaire. En revanche, pourquoi ne pas utiliser, sous un contrôle strict, les ressources nationales existantes ? J'ajoute que cette hypothèse nécessiterait elle aussi une révision de la Convention de Munich.
M. Francis Grignon - Qu'envisage la Commission pour les annuités relatives au brevet communautaire ?
M. Thierry Stoll - Les taxes de renouvellement seraient versées à l'Office européen des brevets. La Commission n'a volontairement pas détaillé ce mécanisme, mais sa démarche est la suivante : a priori, seuls les services rendus par les offices nationaux justifient une rétribution.
Je pense qu'il faudra organiser une certaine forme de redistribution vers les offices nationaux qui ne recevraient pas de recettes au titre des services rendus, car tarir définitivement leur source de revenus ne serait pas politiquement accepté. Aujourd'hui, les taxes de renouvellement augmentent avec la durée de vie du brevet et s'apparentent à un impôt sur le monopole conféré par le brevet. Pourquoi ne pas le réduire et utiliser ces ressources au financement de missions d'intérêt général ?
Certains Etats membres ne soutiennent l'instauration d'un brevet communautaire que dans la mesure où ils en retireront un bénéfice national supérieur au système actuel. Dans cette optique, le brevet communautaire est conçu comme devant favoriser spécialement les Etats les moins innovants. La demande d'un modèle d'utilité communautaire va dans ce sens.
Selon l'option retenue dans la proposition de la Commission, les conséquences d'une éventuelle adoption du réglement instaurant un brevet communautaire sont les suivantes :
- modification de la Convention de Munich ;
- adhésion de la Communauté à la Convention de Munich ;
- règlement de la question de l'incorporation du principe de prééminence du droit communautaire dans le système de Munich, par exemple pour la directive sur les inventions biotechnologiques ou pour la directive éventuelle sur la brevetabilité des logiciels 123 ( * ) .
M. Francis Grignon - A quelle date envisagez-vous que les négociations pourront aboutir ?
M. Thierry Stoll - Il serait souhaitable d'être fixé sur l'existence ou non d'une volonté politique à mettre en oeuvre un brevet communautaire d'ici à la fin de l'année 2001, et d'avoir des premières indications à ce sujet dès le Conseil « Marché intérieur » du 5 juin prochain. Juridiquement, la ratification du Traité de Nice est nécessaire avant la mise en place d'un système juridictionnel communautaire en matière de propriété industrielle.
* 122 (commentaire : un protocole annexé à la convention de Munich permet aux Etats qui le souhaitent d'exiger une traduction en vue de la validité d'un brevet européen désignant leur territoire ; tous les Etats à l'exception du Luxembourg et de Monaco ont fait usage de cette faculté)
* 123 (Commentaire : l'adoption d'un tel protocole aurait bien pour conséquence de voir deux régimes juridiques différents s'appliquer au brevet communautaire et au brevet européen, mais la divergence serait limitée aux cas où la Communauté a légiféré en matière de conditions de brevetabilité des inventions).