C. LA PROTECTION JURIDICTIONNELLE DU BREVET, TALON D'ACHILLE DU SYSTEME FRANÇAIS ?
Les praticiens du système sont nombreux à dénoncer le manque « d'efficacité » des litiges en brevets, en France, et l'incapacité du système judiciaire à réparer les préjudices subis par les titulaires de brevets.
Les entreprises notamment attribuent ce manque d'efficacité à deux facteurs :
- la durée excessive des procédures ;
- le faible montant des dommages et intérêts accordés et l'insuffisance du remboursement des frais de procédure.
L'étude précitée du ministère de l'industrie sur le coût des litiges en propriété industrielle indique que l'appréciation des entreprises est d'autant plus sévère pour le système français qu'elle est radicalement différente pour les pays étrangers. Ainsi, le dépouillement des questionnaires adressés aux entreprises a permis aux auteurs de l'étude de constater que :
« - 100 % des entreprises interrogées sont insatisfaites, en France, de la réparation de leur préjudice en matière de brevet (...) ;
« - les qualificatifs qu'elles emploient à l'égard de ces réparations sont tout à fait éclairants puisque, en matière de brevet, les trois quarts d'entre elles les qualifient de beaucoup trop faibles et un quart d'entre elles de dérisoires ;
« - quant au remboursement des frais de procédure, 100 % des entreprises françaises interrogées sont insatisfaites, en France, du remboursement de leurs frais de procédure en matière de brevet et de marque, 40 % les qualifiant de dérisoires en matière de brevet (...).
« Leur appréciation sur les dommages et intérêts se comprend d'autant mieux que, d'après les chiffres communiqués par les entreprises interrogées, il apparaît que, dans 2/3 des litiges, elles obtiennent, en France, moins de 25 % du montant total de leur demande.
« La comparaison avec l'étranger fait encore plus ressortir l'inadéquation du système français par rapport aux souhaits des entreprises puisqu'elles se déclarent :
« - à 75 % satisfaites de la réparation de leur préjudice en matière de brevet en Allemagne et en Angleterre, et même à 100 % satisfaites aux Etats-Unis et aux Pays-Bas ;
« - quant au remboursement des frais de procédure, les entreprises sont à 100 % satisfaites en Allemagne et à 80 % satisfaites en Angleterre » .
A tel point que l'étude conclut sur le risque de délocalisation des contentieux en dehors du territoire et craint pour l'influence de la pensée juridique françaises dans le monde.
1. Une concentration de fait mais non de droit
Reconnaissant la nécessité d'une spécialisation des tribunaux pour ce contentieux très technique, les articles L. 615-17 et R. 631-1 du code de la propriété intellectuelle instaurent, en France, dix tribunaux compétents en matière de brevets. Cette répartition géographique de droit cache, dans les faits, une concentration des affaires auprès des juridictions les plus spécialisées -de facto- en la matière : il s'agit notamment du Tribunal de grande instance et de la Cour d'appel de Paris et, dans une moindre mesure, de Lyon. A contrario, certaines juridictions ne traitent parfois qu'un ou deux cas par an.
Divergent selon les sources, car difficile à isoler compte tenu de la nomenclature judiciaire 59 ( * ) , le taux de concentration sur les juridictions parisiennes des affaires de droit des brevets se situe entre 50 % 60 ( * ) et 94 % 61 ( * ) dès la première instance. Plusieurs des 10 tribunaux théoriquement compétents n'auraient à connaître chaque année que de moins de 3 cas.
Cet état de fait s'explique sans doute par :
- une certaine concentration géographique (probable en tous cas) des sièges sociaux des plaignants en région parisienne ;
- un phénomène probable de sélection des juridictions, qui entretient la concentration et qui consiste, pour un plaignant, à saisir le tribunal qu'il estime le plus compétent car le plus spécialisé. Comme l'a fait remarquer de façon imagée et éloquente à votre rapporteur Maître Pierre VÉRON, Président de l'Association des avocats spécialistes en propriété industrielle, le contentieux des brevets s'assimile à la chirurgie : il faut une certaine masse d'opérations pour maîtriser la technique.
Cette concentration n'est d'ailleurs pas forcément contraire au bon fonctionnement de la justice. Un magistrat n'ayant qu'une ou deux affaires par an touchant au droit des brevets doit consacrer un investissement personnel bien plus important à l'examen de l'affaire que des magistrats spécialisés, pour lequel le coût marginal (en moyens humains notamment) de l'instruction d'un dossier supplémentaire est plus faible. Compte-tenu de la charge de travail des magistrats, cet aspect ne doit pas être négligé.
Même si elle doit toujours être envisagée avec circonspection, car l'argument de la technicité de la matière est applicable à de nombreux contentieux, la spécialisation présente des avantages, identifiés comme suit par Monsieur Bruno BOVAL, Président de la 4 ème chambre B de la Cour d'Appel de Paris au cours d'un colloque 62 ( * ) :
- elle évite à des juridictions généralistes des investissements disproportionnés en temps et en moyens du moins pour examiner de manière approfondie des litiges que, de toute façon, elle ne rencontrent que rarement ;
- elle renforce la compétence des juridictions auxquelles une spécialisation est conférée, en les incitant et en les aidant tout à la fois à acquérir et à maintenir leur qualification ;
- elle renforce la cohérence de la jurisprudence en assurant une application stable de la règle de droit et par conséquent en garantissant une certaine sécurité aux opérateurs ;
- elle augmente l'autorité des juridictions , en renforçant la confiance que les utilisateurs du système portent à leurs décisions ;
- elle est de nature à favoriser (puisqu'elle limite le domaine des changements à envisager) l'adaptation des règles du contentieux aux besoins particuliers du secteur du droit considéré.
La question est actuellement posée par un certain nombre d'entreprises, d'avocats, de conseils et de magistrats : faut-il aller plus loin et pousser à son terme la logique de la spécialisation ?
* 59 Le contentieux des brevets et les actions en concurrence déloyale sont agrégés par la nomenclature du ministère de la justice.
* 60 Chiffre cité dans un colloque organisé par le CEIPI sur le contentieux de la propriété industrielle, par M. Bruno BOVAL, président de la 4 ème chambre B de la Cour d'appel de Paris.
* 61 Chiffre fourni par l'IRPI et issu de la base « JURINPI ».
* 62 « Le contentieux de la propriété industrielle en Europe », janvier 1999, Actes du colloque publiés chez Litec, Collection du CEIPI.