II. L'ÉVOLUTION DU CONTENU DE L'OBLIGATION SCOLAIRE
En
dépit des évolutions observées au cours des
dernières décennies, l'enseignement scolaire, et notamment
l'école primaire, reste fondé sur les principes établis
par les lois dites " Ferry ". Ces principes ont été
confirmés par la Constitution et le législateur, qu'il s'agisse
de l'obligation scolaire, de la liberté, de la gratuité et de la
laïcité de l'enseignement.
Posé par la loi du 28 mars 1882 sur l'enseignement primaire et par
l'ordonnance n° 59-45 du 6 janvier 1959 portant prolongation de la
scolarité obligatoire, le principe de l'obligation scolaire a pour
corollaire la liberté de l'enseignement : il appartient ainsi aux
parents, et plus largement aux personnes responsables de l'enfant soumis
à l'obligation scolaire de six à seize ans révolus, de
choisir si l'instruction sera dispensée dans un établissement
d'enseignement public ou privé ou dans la famille
elle-même.
A. LA MISE EN PLACE PROGRESSIVE DE L'OBLIGATION SCOLAIRE
Après une naissance difficile, l'obligation scolaire n'a jamais été remise en cause et a été confortée tout au long des trois Républiques.
1. Une naissance difficile
Héritier des législateurs de la
Révolution,
Jules Ferry considérait que l'enseignement primaire gratuit, laïque
et obligatoire devait permettre " d'assurer l'avenir de la
démocratie et (de) garantir la paix sociale ".
Fruit d'un compromis entre la tradition et la République, la
liberté de l'enseignement, dont le principe a été
proclamé par un décret du 29 frimaire an II (19 décembre
1793), a aujourd'hui un caractère constitutionnel et organise en fait la
coexistence d'un secteur public et d'un secteur privé. Ce principe a
été maintenu par les grandes lois scolaires du début de la
IIIe République qui constituent un ensemble cohérent :
si l'obligation scolaire implique la gratuité, elle se conçoit
mal sans la laïcisation des programmes et du personnel enseignant et la
liberté de l'enseignement.
L'adoption du principe de l'instruction obligatoire a cependant suscité
de vives oppositions de certains tenants de la tradition qui voyaient là
une atteinte à la liberté de conscience et d'enseignement, comme
en témoignent certains extraits des débats du Sénat, qu'il
peut être instructif de rapporter.
Au cours de la séance publique du 3 juin 1881, le sénateur de la
Dordogne, Marie-François-Oscar Bardy de Fourtou déclarait ainsi :
" ... le principe de l'instruction obligatoire est moins en cause,
malgré le titre du projet de loi, que la liberté d'enseignement
et la liberté de conscience elle-même...
" ... il ne s'agit pas (...) de revêtir d'une sanction légale
ce grand devoir des pères de famille : élever leurs enfants selon
leurs facultés et leur état ; il ne s'agit pas seulement
d'assurer par des mesures législatives le développement de
l'instruction populaire dans notre pays...
" L'obligation scolaire apparaît comme le procédé mis
en oeuvre pour répandre un enseignement particulier, spécial,
déterminé, comme l'instrument de coercition tenu en
réserve pour imposer à l'enfant un enseignement d'Etat
placé par un monopole de fait à la fois déguisé et
violent, au-dessus de toutes les concurrences et de toutes les
rivalités...
" ... la loi proposée n'entoure pas l'obligation des garanties que
la liberté de conscience réclame et sans lesquelles personne ne
peut tenir cette obligation pour légitime...
" Le premier (péril), c'est que, de fait, elle érige en
monopole l'enseignement de l'Etat...
" Vous confisquez subrepticement ces libertés au nom de cette
conception sauvage dont votre Danton a donné la formule et qui arrache
l'enfant au père pour le donner à la
République... "
En sens contraire, le baron Gui Lafond de Saint-Mür, sénateur de la
Corrèze, estimait :
" Contraindre les enfants des pauvres
à se rendre à nos écoles, c'est affamer les parents en les
privant du mince salaire qu'ils gagnent ?
" La nation comme l'individu est (...) intéressée à
ce que chacun de ses enfants apporte dans la vie la plénitude de ses
facultés...
" Au droit de l'enfant, au droit de la société, au droit du
suffrage universel, on viendrait opposer un prétendu droit du
père de famille ; on violerait sa liberté ? Quelle liberté
? Celle de laisser son enfant sans lumière et, par suite, frappé
d'infériorité, voué peut-être à la
misère, à l'immoralité ? "
En revanche, le vicomte Hippolyte-Louis de Lorgeril, sénateur
inamovible, affirmait :
" Avec le projet du gouvernement, dès la sixième
année, quand les soins maternels lui sont encore indispensables, quand
son coeur s'ouvre le mieux aux bons conseils et aux bons exemples donnés
par la tendre autorité des parents, vous enlevez l'enfant à ses
gardiens les plus affectueux et les plus dévoués, et vous le
livrez aux mains souvent indifférentes d'un maître d'école,
aux conseils de ces vauriens qui l'entraînent partout et qui lui
apprennent tout ce qu'il devrait ignorer...
(Le projet) " ne servira, s'il est adopté, qu'à donner le
goût de la fainéantise aux enfants éloignés pendant
sept ans des travaux agricoles, tandis que, sous les yeux de leurs parents, ils
seraient devenus des hommes laborieux, actifs et utiles à la
société. Là au moins ils eussent appris l'agriculture et
la religion, les deux sciences les plus nécessaires à la
campagne, les plus fructueuses aussi, car ce sont les meilleures initiatrices
aux connaissances utiles que l'enfant trouverait un peu plus tard à
l'école... "
Ce court florilège, qui porte la marque d'une France encore très
largement rurale et agricole, traduit ainsi l'opposition manifestée
à l'époque à l'égard de l'instruction obligatoire.
Il convient cependant de ne pas surestimer les conséquences de la mise
en oeuvre de l'obligation scolaire sur les effectifs scolarisés : de
1880 à 1900, les effectifs globaux des écoles primaires et
maternelles, publiques et privées, sont passés d'environ 5,3
à 6,3 millions d'élèves, mais à partir du
début du siècle les effets de l'extension scolaire seront
compensés par une baisse importante de la natalité et il faudra
attendre les années 50 pour retrouver les effectifs constatés en
1900 dans le premier degré.
2. L'allongement progressif de la durée de l'obligation scolaire
La
loi du 28 mars 1882
sur l'enseignement primaire instaure l'obligation
scolaire pour tous les enfants âgés de six à treize ans,
à l'exception des élèves obtenant à onze ans le
certificat d'études primaires et qui sont dispensés du temps de
scolarité restant à courir.
L'obligation scolaire a ensuite été prolongée
jusqu'à l'âge de quatorze ans par la
loi du 9 août
1936
.
Son article 16 stipule que l'instruction primaire est obligatoire pour les
enfants des deux sexes, français et étrangers, âgés
de 6 à 14 ans révolus.
Il convient par ailleurs de rappeler que le
plan Langevin Wallon
présenté en juin 1947 avançait certaines propositions
propres à réaliser une éducation intégrale et
permanente et suggérait notamment de fixer à 18 ans le terme de
la scolarité obligatoire.
Ce plan s'inscrivait dans la perspective du Préambule de la Constitution
de 1946 qui traduit le souci de réaliser une véritable
éducation nationale et qui précise que " la Nation garantit
l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction,
à la formation professionnelle et à la culture ".
Si ces propositions n'ont pas été retenues, elles ont cependant
inspiré pour partie les projets d'éducation jusqu'en 1959.
Enfin,
l'ordonnance du 6 janvier 1959
a porté à 16 ans le
terme de la scolarité obligatoire.
Dans son article 1er, elle stipule que " l'instruction est obligatoire
jusqu'à l'âge de 16 ans révolus pour les enfants des deux
sexes, français et étrangers, qui atteindront l'âge de six
ans à compter du 1er janvier 1959.
Cette disposition qui devrait être prochainement codifiée dans
l'article L.131-1 du code de l'éducation actuellement soumis à
l'examen du Parlement serait rédigée ainsi qu'il suit :
" l'instruction est obligatoire pour les enfants des deux sexes
français et étrangers, entre six et seize ans ".
B. L'ÉVOLUTION DES MODALITÉS ET DU CONTRÔLE DE L'OBLIGATION SCOLAIRE
1. Les modalités de l'obligation scolaire
La loi
du 28 mars 1882 stipule, dans son article 4, modifié par la loi du 9
août 1936, que l'instruction primaire obligatoire "
peut
être donnée soit dans les établissements d'instruction
primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit
dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute
personne qu'il aura choisie
".
L'ordonnance du 6 janvier 1959 reprend ces dispositions en les
aménageant quelque peu puisque son article 3 précise que
l'instruction obligatoire "
peut être donnée soit dans les
établissements ou écoles publiques ou libres, soit dans les
familles par les parents, ou l'un d'entre eux, ou toute personne de leur
choix
".
Le père de famille disparaît en tant que tel au profit de l'un ou
l'autre des parents.
2. Le contrôle de l'obligation scolaire
•
La déclaration en mairie des enfants soumis à
l'obligation scolaire
L'article 7 de la loi de 1882 stipule que lorsque l'enfant atteint l'âge
de six ans, les parents, le tuteur ou ceux qui en ont la charge doivent, quinze
jours au moins avant la rentrée des classes, soit le faire inscrire dans
une école publique ou privée, soit déclarer au maire et
à l'inspecteur d'académie que l'enfant sera instruit dans sa
famille.
Son article 8 prévoit que le maire dresse chaque année à
la rentrée scolaire, à partir de cette déclaration, la
liste de tous les enfants résidant dans sa commune et soumis à
l'obligation scolaire : les modalités d'établissement de cette
liste sont fixées par l'article 3 du décret n° 66-104
du 18 février 1966 portant contrôle de la fréquentation et
de l'assiduité scolaires.
L'article 9 de la loi de 1882 ajoute que l'inspecteur d'académie invite
les personnes responsables de l'enfant à se conformer à la loi et
leur fait connaître les sanctions pénales encourues.
Conformément à l'article 16 du décret du 18 février
1966 susvisé, tous les manquements relatifs à l'instruction
obligatoire constituent aujourd'hui des contraventions de la 2e classe et
peuvent être punis de 1.000 francs d'amende.
En outre, si les parents se dérobaient à leur obligation de
déclaration en mairie, ils ne recevraient pas de l'inspecteur
d'académie le certificat indispensable pour faire valoir leurs droits
aux prestations familiales.
Dans la pratique, l'omission délibérée de
déclaration n'est pas sanctionnée : les amendes et les huit
jours d'emprisonnement prévus en cas de récidive restent lettre
morte.
Dans certaines sectes, on a pu constater qu'un quart seulement des enfants
étaient déclarés, leurs parents préférant
renoncer d'eux-mêmes aux prestations familiales plutôt que
d'être soumis au contrôle de l'inspection académique.
•
Le contrôle de l'instruction donnée dans les
familles
Ce contrôle est organisé par l'article 16 de la loi du 28 mars
1882, modifié par la loi du 11 août 1936, qui prévoit que
les enfants instruits dans leur famille font l'objet d'une enquête
sommaire diligentée par le maire à l'âge de 8, 10 et 12 ans.
Les résultats de cette enquête sont transmis à l'inspecteur
d'académie qui est en droit de faire examiner les connaissances des
enfants sur les notions élémentaires de lecture,
d'écriture et de calcul et proposer les mesures nécessaires en
présence d'illettrés.
S'agissant du contenu de ce contrôle, il convient de rappeler que les
dispositions initiales de la loi de 1882 prévoyaient un examen portant
sur les programmes scolaires mais que celles-ci ont été
remplacées par un examen portant sur les acquisitions de ces notions
élémentaires. L'objet de ces contrôles demeure incertain
à défaut d'une définition des savoir fondamentaux qui
constitueraient l'instruction obligatoire des enfants de six à seize ans.
Par ailleurs, compte tenu de la périodicité posée par la
loi, le premier contrôle, qui intervient à huit ans, est trop
tardif et ne permet pas d'appréhender les retards scolaires pris en
début de scolarité tandis que le dernier apparaît trop
précoce puisque quatre années de scolarité obligatoire se
déroulent ensuite jusqu'au terme de l'obligation scolaire.
Les remarques formulées précédemment sur les sanctions
prévues uniformément pour tous les manquements à
l'instruction obligatoire peuvent être reprises pour le défaut
d'instruction des familles qui présente une gravité toute
particulière : il conviendrait en ce domaine que les sanctions
actuelles, peu dissuasives et peu appliquées, soient sensiblement
relevées pour répondre à l'objectif poursuivi.
•
L'absence de contrôle de l'instruction donnée
dans les établissements privés hors contrat
Il faut enfin remarquer que les dispositions en vigueur ne prévoient
aucun contrôle des connaissances élémentaires des enfants
scolarisés dans des établissements d'enseignement privé
hors contrat : l'article 2 de la loi n° 59-1557 du 31 décembre
1959, dite " loi Debré " limite en effet le contrôle de
ces établissements aux titres exigés des directeurs et des
maîtres, à l'obligation scolaire, entendue au sens de
l'assiduité, au respect de l'ordre public et des bonnes moeurs, à
la prévention sanitaire et sociale.
Ainsi, le droit en vigueur qui apparaît lacunaire, inadapté et
quasiment inappliqué ne permet pas à l'éducation nationale
de contrôler la réalité de l'instruction donnée aux
enfants instruits dans leur famille et a fortiori dans les écoles qui
peuvent être créées par les organisations sectaires.
Rappelons à cet égard que selon une jurisprudence qui reste
d'actualité, la Cour de Cassation, depuis l'arrêt Coulonnier du 26
novembre 1903, a une conception très extensive de la constitution d'une
école : sous réserve des déclarations prévues par
la loi, la réunion habituelle de trois enfants appartenant à deux
familles permet en effet d'ouvrir une école privée.