C. LES OBLIGATIONS EUROPÉENNES : PRÉTEXTE OU INCOHÉRENCE
Un des
arguments fondamentaux de la remise en cause de notre processus de construction
autoroutière est une directive européenne, brandie telle une
statue du commandeur, la directive 93/37 CEE portant coordination des
procédures de passation des marchés publics de travaux. Plus
précisément, il s'agit de sa version antérieure, en date
du 18 juillet 1989.
Une campagne soigneusement orchestrée dans la presse tend à
accréditer l'idée de la péremption de notre système
de financement des autoroutes par la pratique dite de
" l'adossement ", consistant à faire financer le remboursement
des emprunts contractés pour la construction des autoroutes neuves par
une partie des péages des autoroutes partiellement ou totalement
amorties.
Pourtant, les règles européennes que la France devrait appliquer
ne sont pas nécessairement celles que l'on prétend telles. Et
inversement, la directive " travaux " paraît servir de
prétexte.
1. Les conséquences de la directive " marchés publics de travaux "
La
directive " marchés publics de travaux " est l'une des
très nombreuses directives d'application de l'Acte unique
européen, relatif à la liberté de prestation de services
et à la libre concurrence dans la Communauté européenne.
Elle impose aux marchés publics d'un montant supérieur à
5 millions d'écus l'établissement d'un appel d'offre
européen.
a) L'obligation de mise en concurrence, conséquence certaine de la directive, n'a pas été appliquée dans les délais prescrits
La
directive devait entrer en application dans les Etats membres dès le
19 juillet 1990.
La conséquence certaine qui en résultait pour la France
était que, dès cette date, le ministère de
l'équipement devait mettre fin à la pratique habituelle de
passation des conventions de concession autoroutière, qui était
une procédure de gré à gré
. Cette
procédure consistait à " pressentir " une
société concessionnaire d'autoroutes déjà titulaire
de contrats sur le territoire où la nouvelle autoroute était
à construire. Après définition d'un cahier des charges, un
avenant à la concession de la société était conclu,
avenant qui faisait l'objet d'un décret.
La procédure prescrite par la directive est toute
différente : elle nécessite de mettre en concurrence, par
voie d'appel d'offres, toute entreprise européenne capable de
répondre au cahier des charges prévu. Les concurrents doivent
être placés sur un pied d'égalité. Cela ne signifie
pas qu'ils ne puissent bénéficier d'aides publiques, mais cela
implique que ces aides éventuelles soient égales pour tous.
La France a cru pouvoir s'affranchir de l'application de la directive sous
plusieurs gouvernements à partir du 22 juillet 1990. En effet,
à la suite d'un échange de lettres intervenu entre le ministre de
l'équipement et le commissaire européen chargé des
transports, il avait été convenu entre l'Etat français et
la Commission que les sociétés " pressenties " avant le
22 juillet 1990 ayant déjà engagé des études
approfondies et des investissements sur une section autoroutière, selon
la procédure ancienne, pourrait en conserver le marché ainsi
pré-attribué à condition que l'avenant à la
convention de concession fût passé en bonne et due forme avant le
1er janvier 1998.
Le réveil est venu du Conseil d'Etat qui a, dans l'affaire de la
concession de la section ouest de l'A86 à Cofiroute, porté une
appréciation stricte de la réalité de l'engagement
d'études préalables approfondies avant le 22 juillet 1990.
L'affaire A86-Ouest
Certaines collectivités locales s'estimant
lésées par le chantier avaient attaqué devant le Conseil
d'Etat, pour excès de pouvoir, le décret du 21 avril 1994,
confiant à Cofiroute les travaux de construction, l'exploitation et
l'entretien de la section de l'A86 située entre Rueil-Malmaison et
Vélizy.
Le Conseil d'Etat a fait droit aux requérants et annulé le
décret sur ce point dans un arrêt du 20 février 1998.
Il ne l'a pas annulé au motif que la France n'aurait pas
transposé en droit interne les règles de la directive
" travaux ". Cette transposition était accompagnée de
mesures transitoires, permettant à l'Etat de régulariser sous
forme de marché de gré à gré les procédures
très avancées avant l'entrée en vigueur de la directive.
La haute juridiction administrative n'a rien trouvé à redire
à ces mesures transitoires, qui devaient permettre, en pratique,
à l'Etat de conclure des conventions de gré à gré,
jusqu'au 31 décembre 1997 pourvu que la procédure ait
été significativement entamée avant le 22 juillet
1991 ; c'est-à-dire que la société ait
été " pressentie ",
et
qu'elle ait engagé
à la demande du ministère de l'équipement des
études et travaux préliminaires.
Le Conseil a considéré que, dans le cas d'espèce, cette
seconde condition de fait n'était pas satisfaite :
"
Sur la légalité du décret
attaqué :
Considérant qu'aux termes de l'article 1er ter de la directive du
Conseil des communautés économiques européennes en date du
18 juillet 1989, modifiant la directive 75/305/CEE portant coordination
des procédures de passation des marchés publics de travaux,
ultérieurement repris à l'article 3 de la directive 93/37 du
14 juin 1993 : " Dans le cas où les pouvoirs
adjudicateurs concluent un contrat de concession de travaux, les règles
de publicité définies à l'article 12, paragraphes 3,
6, 7 et 9, ainsi qu'à l'article 15 bis sont applicables
à ce contrat, lorsque sa valeur égale ou dépasse 5.000.000
d'écus " ; qu'aux termes de l'article 12 de la directive
du 18 juillet 1989, repris à l'article 4 de la directive du
14 juin 1993 : " Les pouvoirs adjudicateurs désireux
d'avoir recours à la concession des travaux publics font connaître
leur intention au moyen d'un avis ".
Considérant qu'aux termes de l'article 2 du décret du
31 mars 1992 pris pour assurer la transposition de la directive du
18 juillet 1989, applicable notamment à certains contrats de l'Etat
pour lesquels la rémunération de l'entrepreneur consiste en tout
ou partie dans le droit d'exploiter un ouvrage : " La personne qui se
propose de conclure un contrat fait connaître son intention au moyen d'un
avis conforme à un modèle fixé par arrêté du
ministre chargé de l'économie et des finances " ; que,
cependant, aux termes de l'article 6-1 du même décret, issu
des dispositions du décret du 21 février 1994 :
" Les dispositions du présent titre ne sont pas applicables aux
contrats dont le titulaire a été pressenti avant le
22 juillet 1990 et a, en contrepartie, engagé des études et
des travaux préliminaires " ; qu'il ressort de ces
dispositions que ne peuvent être pris en compte que les études et
travaux effectués, avant le 22 juillet 1990, à la suite de
la décision par laquelle le titulaire du contrat a été
pressenti
...
Considérant toutefois que si, par une lettre du 18 juillet 1990,
le ministre chargé de l'équipement et des transports a fait
connaître à la Compagnie financière et industrielle des
autoroutes son intention de lui attribuer la concession de l'autoroute A86
entre Versailles et Rueil-Malmaison et si cette société a ainsi
été pressentie avant le 22 juillet 1990, il ne ressort pas
des pièces du dossier soumis au Conseil d'Etat et notamment du
supplément d'instruction auquel celui-ci a procédé, que
cette société ait, avant cette date, engagé en
contrepartie de la décision du ministre, des études ou travaux
préliminaires autres que ceux qu'elle avait engagés et
financés de sa propre initiative
... "
Il y avait donc lieu d'appliquer la directive dès son entrée en
vigueur. Mais l'attention de la presse a été moins attirée
sur cet aspect de la directive que sur une conséquence qui, aux yeux de
la commission d'enquête est plus qu'hypothétique.
b) La suppression du mécanisme de l'adossement n'apparaît nullement comme une conséquence certaine
Le
ministère de l'équipement, des transports et du tourisme, celui
de l'aménagement du territoire et de l'environnement, et celui de
l'économie, des finances et de l'industrie, présentent la fin de
l'adossement
56(
*
)
comme une
conséquence inéluctable de la directive, bien que celle-ci ne
traite en rien des modalités de financement des travaux publics en
question.
Votre président et votre rapporteur se sont rendus à la
Commission des communautés européennes pour élucider ce
problème auprès des directions générales IV
(concurrence), VII (transports) et XV (marché unique et services
financiers). Ils avaient été précédés par
notre collègue Jacques Oudin, membre de la commission
d'enquête, qui s'était déplacé pour la
délégation du Sénat pour l'Union
européenne
57(
*
)
.
La moindre des conclusions qui puisse être tirée de ces
déplacements est que les fonctionnaires de la Commission sont loin
d'être aussi affirmatifs que ceux de l'Etat français
. La
nécessité de mettre fin au mécanisme n'est absolument pas
avérée. Et le plus étrange est que le Gouvernement ne
semble pas préoccupé de défendre un système ne
coûtant rien aux finances publiques, claironnant à qui veut
l'entendre qu'il sera désormais nécessaire de recourir au
contribuable et à la subvention pour financer les autoroutes non
rentables. Curieuse façon de gérer les deniers publics !
La Commission est actuellement en phase de réflexion au sujet des
concessions publiques. Elle s'est entourée de deux comités
consultatifs en vue de rédiger, pour la fin de l'année 1998, une
communication interprétative de la directive de 1993 sur cet aspect
précis. La problématique est celle de l'appel au financement
privé pour les concessions publiques. La particularité de la
concession par rapport aux autres marchés publics de travaux est, qu'en
plus de la prestation de service que le concessionnaire s'engage à
réaliser (la construction de l'autoroute), le concessionnaire endosse le
risque d'exploitation de l'ouvrage.
A la suite de ces entretiens, les points suivants ont paru acquis à
votre rapporteur et à votre président :
une attribution de concession doit être
précédée d'un appel d'offre européen ;
s'agissant des attributions de concession pour réaliser des
travaux comme dans le cas des autoroutes, la mise en concurrence doit se faire
au stade de la concession, et pas seulement en aval de celle-ci, au stade des
travaux ;
une aide publique est possible, à condition d'être
égale pour tous les concurrents ;
si l'attribution porte à la fois sur un ouvrage non rentable et un
ouvrage rentable, l'un et l'autre peuvent faire l'objet d'une mutualisation.
Les interlocuteurs de votre président et de votre rapporteur ont
confirmé que le modèle français de la concession
(d'autoroutes en particulier) se répandait, notamment dans l'Europe du
Sud (Espagne, Italie, Grèce). Ils ont également expliqué
que la définition européenne du droit de la concession
s'inspirait largement de l'expérience française.
Extrait d'une communication de la commission
du
11 mars
1998 sur les marchés publics
Le traitement des concessions et autres formes de partenariat
public-privé
"
La notion de "partenariat public-privé" vise
les
différentes formes de participation des capitaux privés au
financement et à la gestion d'infrastructures et de services publics. Le
rôle que les pouvoirs publics assument encore dans ces partenariats varie
grandement selon les situations. La Commission n'entend nullement intervenir
dans les choix que les Etats membres opèrent quant au financement et
à la gestion publique ou privée de ces infrastructures et
services, ces choix relevant de leur responsabilité. Par contre, pour
être pleinement en phase avec la réalité, la Commission se
doit de définir un encadrement juridique qui permette le
développement de ces formes de partenariat tout en garantissant le
respect des règles de concurrence et des principes fondamentaux du
Traité.
Actuellement, seules les concessions de travaux sont soumises à un
régime spécifique dans une directive. Les concessions de
services, les contrats de service public ou autres partenariats de services ne
sont par contre pas couvertes
58(
*
)
. Certes, les règles et les
principes du Traité tels que l'égalité de traitement et la
non-discrimination, sont applicables mais leur application aux cas concrets
n'est pas toujours aisée. C'est pourquoi un encadrement juridique de ces
phénomènes s'impose en vue de clarifier et de simplifier les
conditions dans lesquelles ils peuvent s'exercer et assurer ainsi une plus
grande sécurité juridique ".
" Dans un souci de simplification et de clarification, la Commission
envisage les actions suivantes visant à instaurer des principes
uniformes pour tous les cas de concession :
Ainsi, dans une première phase,
la Commission élaborera un
document interprétatif qui explicitera et précisera les
règles et les principes qu'elle considère comme étant
applicables aux concessions sur la base des cas dont elle a eu à
traiter
. Dans ce contexte, la Commission examinera également les
autres formes de partenariat public-privé afin de déterminer dans
quelle mesure les règles des marchés publics peuvent constituer
ou non un cadre juridique approprié afin de garantir le respect des
règles du Traité tout en permettant le développement de
ces formes de coopération. Cette réflexion pourra aboutir
à des éclaircissements apportés aux textes existants,
voire à leur aménagement. De même, la Commission entend
répondre à certains problèmes urgents
d'interprétation qui se posent dans le domaine des réseaux
transeuropéens (RTE). Dans le cadre du groupe à haut niveau
Kinnock et dans d'autres instances, la Commission a déjà
annoncé son intention de publier un guide explicatif donnant des
solutions concrètes à certaines questions posées dans ce
domaine à la lumière du cadre juridique actuel.
Dans une deuxième phase, la Commission envisage de proposer une
modification des directives afin de couvrir les formes de concessions qui ne
sont pas encore réglementées. Il s'agirait de garantir que le
choix du partenaire s'effectue après une mise en concurrence au niveau
communautaire par le biais d'une publication préalable et d'un minimum
de règles de procédure qui, dans un souci de flexibilité,
permettant un large recours au dialogue entre les parties impliquées
tout en respectant le principe d'égalité de traitement. Par
ailleurs, afin de prendre en compte les soucis légitimes exprimés
par certains opérateurs, des dispositions seront envisagées
prévoyant que le consortium choisi puisse passer des contrats avec ses
partenaires pourvu que l'existence de ces contrats ait été
annoncée lors de la procédure d'adjudication ".
L'extrait qui précède montre que la " religion " de la
Commission n'est pas faite sur la manière de traiter
précisément les concessions.
On peut, en outre, remarquer que la logique de l'aménagement du
territoire apparaît pertinente à la Commission. Dans le rapport de
1994 sur le réseau routier transeuropéen, celle-ci écrit
notamment :
"
La réalisation du Réseau routier transeuropéen
s'inscrit, notamment pour les liaisons du maillage routier du territoire
européen, dans une
logique d'anticipation
. La rentabilité
économique à long terme de certaines infrastructures repose ainsi
sur un pari difficilement mesurable au présent. Aussi :
- la possibilité
d'utiliser les produits financiers obtenus sur
les axes très fréquentés pour financer les autoroutes
moins fréquentées
devrait être étudiée
... "
Dans le cadre de la consultation que la Commission organise en vue d'une
communication interprétative,
il appartient aux autorités
françaises de défendre un système qui a fait ses
preuves
.
On peut d'abord très bien imaginer que l'aide publique correspondant
à un allongement de la durée des concessions sur le réseau
existant fasse l'objet d'un calcul actuariel à comparer avec une aide
publique en espèces.
Ensuite, il serait absurde de considérer que les sociétés
concessionnaires existantes ne pourraient plus concourir en vue de se voir
attribuer de nouvelles sections au motif qu'elles seraient avantagées
dans la compétition. Ce serait créer une inégalité
de traitement inverse de celle qu'on prétend combattre. La Commission
n'exige rien de cela pour le moment.
Enfin, on ne voit pas pourquoi l'Union européenne, très soucieuse
d'équilibrer les finances publiques par ailleurs, obligerait la France
à se doter d'un système coûteux, alors qu'elle pourrait
faire fonctionner un système reposant sur le consentement des usagers
des sections amorties à financer l'achèvement du réseau
autoroutier national.
S'agissant de l'exemple particulier de l'A86 Ouest, depuis l'annulation de la
concession, un avis d'appel d'offres conforme au droit européen est paru
le 10 avril. La procédure a pris du retard, et risque de
coûter cher à l'Etat au titre des indemnités dues aux
sous-traitants de Cofiroute.
Il sera intéressant de voir, au cas où le marché serait
finalement attribué à cette société, si les
services de l'équipement, conformément à leur discours
dominant, imposeront à Cofiroute une réduction de la durée
de sa concession hors A86 pour s'assurer qu'aucun adossement n'est
effectué entre la nouvelle section et le reste de la
concession.
c) Deux discours contradictoires
On ne
peut à la fois dire que la péréquation, au sein des
sociétés d'autoroutes, entre autoroutes construites et autoroutes
à construire serait devenue impossible en raison des règles
européennes, et vouloir généraliser cette
péréquation au sein du réseau routier national entre les
autoroutes concédées d'une part, et le reste du réseau
routier (construction et entretien) d'autre part. La commission d'enquête
considère qu'il y a là une contradiction.
Ainsi, une société d'autoroutes ne pourrait
bénéficier d'un prolongement de sa concession pour construire une
nouvelle section d'autoroute. En revanche, l'Etat pourrait effectuer un
prélèvement sur les péages pour construire lui-même
cette nouvelle section, sur laquelle un péage ne serait pas
perçu, et qui ne pourrait donc pas autofinancer son exploitation et son
entretien.
L'établissement public " Routes de France ", dont il est
parfois question, et qui unifierait le réseau routier national (hors
Cofiroute) en collectant l'ensemble des péages pour financer tous les
coûts de construction et d'entretien serait l'aboutissement de cette
logique contradictoire.
Le problème de la coordination des sommes versées sur le
réseau par les sociétés d'autoroutes, les régions
et l'Etat est un problème réel et il doit être
résolu.
De même, l'impécuniosité de l'Etat en matière
d'entretien et de réparation sur le réseau non
concédé doit être combattue. Mais la méthode choisie
doit être rationnelle.