II. TRANSPORT FLUVIAL, TRANSPORT D'AVENIR ?
L'abandon du projet de liaison fluviale à grand gabarit
par
la vallée du Doubs rend une réflexion globale sur la place de la
voie d'eau en France plus que jamais nécessaire.
A trop considérer les faiblesses du transport fluvial que ses
concurrents se plaisent à rappeler avec complaisance, on risque d'en
oublier les atouts. L'évolution du marché national du transport
et les risques d'embolie qui menacent certains points névralgiques
impliquent tout au contraire que les pouvoirs publics s'interrogent sur
l'opportunité de favoriser son développement.
A. LA VOIE FLUVIALE, " CENDRILLON DU TRANSPORT "...
A la fin du dix-neuvième siècle, la France disposait de l'un des premiers réseaux fluviaux d'Europe. Elle n'a cependant pas poursuivi l'effort de modernisation de l'infrastructure et d'adaptation de la batellerie susceptible de maintenir la part modale de la voie d'eau. Du fait de l'apathie des pouvoirs publics et du conservatisme de certains professionnels, le transport fluvial subit aujourd'hui un handicap en termes de " masse critique ". Pourtant, malgré une organisation longtemps archaïque, en cours de modernisation, la voie d'eau conserve une part modale non négligeable dans certaines régions françaises.
1. Le transport fluvial subit un handicap en termes de " masse critique "
La
baisse tendancielle de la part de marché du transport fluvial (part
modale) procède du triple handicap qu'il subit en termes
d'investissement, de réseau et de démographie.
Exprimée en tonnes-kilomètres (tkm), la
part modale relative
du transport fluvial de marchandises s'élevait à 2,8 % en
1996,
selon les comptes des transports établis par l'INSEE, ainsi
que le montre le tableau suivant :
PARTS MODALES DU TRANSPORT DE MARCHANDISES (HORS TRANSIT)
(en % des tonnes-kilomètres)
|
1985 |
1986 |
1987 |
1988 |
1989 |
1990 |
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
1995 |
1996 |
Transport ferroviaire |
30,7 |
28,3 |
26,7 |
24,9 |
24,4 |
23,2 |
22,8 |
21,7 |
20,7 |
20,7 |
19,2 |
19,5 |
Transport routier |
64,5 |
67,3 |
69,3 |
71,4 |
72,0 |
73,0 |
73,7 |
74,7 |
76,1 |
76,3 |
77,9 |
77,6 |
Navigation intérieure |
4,8 |
4,4 |
4,0 |
3,7 |
3,6 |
3,8 |
3,6 |
3,6 |
3,3 |
2,9 |
2,9 |
2,8 |
Tous modes en Md tkm |
158,2 |
158,2 |
165,5 |
180,8 |
187,9 |
189,2 |
191,3 |
193,2 |
182,1 |
192,1 |
203,4 |
202,9 |
Source : Les comptes des transports en 1996, juin 1997
Depuis 1985,
la part modale de la route
a augmenté de plus de
treize points. Elle atteint
77,6 % en 1996
. Dans le même
temps, celle du
transport ferroviaire
s'est réduite de
près de onze points de pourcentage, pour se stabiliser à
19,5 % en 1996
.
La voie fluviale a perdu deux points de part
modale, passant de 4,8 à 2,8 %.
Cette situation s'explique, en partie, par la
réduction du volume des
matériaux pondéreux transportés
, due à la crise
du secteur du bâtiment et à l'interdiction d'extraire des
granulats dans le lit mineur des rivières instituée par la loi
sur l'eau. Elle résulte également, sans nul doute, de la
faiblesse des investissements
réalisés en matière
de transport fluvial depuis le début des années 1980.
Selon les statistiques élaborées par la Commission des Comptes
des transports de la nation et publiées par l'INSEE depuis 1980,
le
montant des dépenses en infrastructures de transport fluvial n'a jamais
dépassé 1 % du total des investissements tous modes
confondus
, hormis en 1986 et en 1996.
Ces éléments sont présentés dans le tableau
ci-dessous :
DÉPENSES EN INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT
en milliards de francs
|
1980 |
1981 |
1982 |
1983 |
1984 |
1985 |
1986 |
1987 |
1988 |
1989 |
1990 |
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
1995 |
1996 |
Réseau routier |
22,7 |
24,6 |
26,3 |
27,4 |
27,7 |
30,1 |
33,9 |
36,4 |
44,1 |
45,9 |
48,4 |
51,3 |
53,8 |
55,2 |
57,3 |
56,3 |
59,6 |
Réseau principal SNCF |
6,7 |
8,3 |
8,5 |
8,5 |
7,7 |
8,1 |
10,1 |
9,7 |
9,0 |
9,5 |
15,2 |
19,2 |
18,3 |
13,5 |
9,9 |
9,8 |
12,1 |
TCU de province, RATP, banlieue SNCF |
4,3 |
4,2 |
5,7 |
6,5 |
5,7 |
8,1 |
6,1 |
5,7 |
5,6 |
4,8 |
5,4 |
7,0 |
8,1 |
10,5 |
9,8 |
10,0 |
8,5 |
Ports maritimes |
1,7 |
1,5 |
1,6 |
1,2 |
1,0 |
1,0 |
1,0 |
0,9 |
1,1 |
1,3 |
1,6 |
1,7 |
1,7 |
1,5 |
1,7 |
1,5 |
1,5 |
Aéroports |
1,0 |
1,1 |
1,1 |
1,0 |
0,9 |
1,0 |
1,3 |
1,6 |
1,8 |
1,9 |
2,8 |
3,6 |
4,6 |
4,1 |
3,3 |
3,7 |
4,0 |
Voies
navigables
|
0,81 |
0,99 |
0,91 |
0,88 |
0,69 |
0,61 |
1,13 |
0,91 |
0,8 |
0,75 |
0,8 |
0,83 |
0,8 |
0,93 |
0,96 |
0,97 |
1,15 |
Ensemble |
36,7 |
40,1 |
43,5 |
45,0 |
43,3 |
48,6 |
53,0 |
54,9 |
62,0 |
64,0 |
74,1 |
83,6 |
87,3 |
85,6 |
82,9 |
82,1 |
86,6 |
Sources : Les comptes des transports en 1996,
juin 1997
Les concurrents de la voie d'eau soulignent l'importance relative des
investissements fluviaux par rapport à la part modale du transport par
voie d'eau. C'est ainsi, par exemple, qu'en 1996 le transport fluvial
acheminait 2,8 % du transport de marchandises et recevait 1,15 % des
investissements.
Il n'en reste pas moins
qu'en valeur absolue, la part des investissements
consacrés à la voie d'eau reste très inférieure
à celle de la route et du fer.
C'est ainsi qu'en
1996 les investissements en matière de transport
routier étaient soixante fois plus élevés, ceux
réalisés pour le rail
(réseau SNCF et réseau
urbain)
vingt fois plus importants que ceux effectués en faveur des
voies navigables
.
Une politique de développement de la part de marché de la
batellerie passerait nécessairement par un accroissement des
investissements en sa faveur.
Le transport fluvial subit également un handicap en termes de
réseau
Les grandes régions dans lesquelles le transport par voie d'eau est
très développé tel que les Pays-Bas ou la vallée du
Rhin jouissent d'un avantage comparatif en termes géographiques dont ne
dispose pas notre pays.
Du fait de la géographie, seuls 34 départements
français sont parcourus par des voies navigables. Aussi, une
appréciation globale de la part de marché nationale de la voie
d'eau mérite d'être complétée par une approche
régionale qui met en valeur les points forts du réseau fluvial.
En apparence celui-ci est très étendu, comme le montre le tableau
ci-dessous :
RÉSEAU FRANÇAIS DES VOIES NAVIGABLES
(situation au 31 décembre 1995)
en kilomètres
Classe (1) |
Voies navigables - Accessibles aux bateaux ou convois poussés d'un port en lourd |
1980 |
1985 |
1990 |
1994 |
1995 |
1996 |
% |
0 |
De 50 à moins de 250 tonnes dont longueur fréquentée |
1.927 (353) |
1.880 (231) |
1.880 (206) |
1.880
|
1.640
|
1.640
|
19,29 |
I |
De 250 à moins de 400 tonnes dont longueur fréquentée |
3.909 (3.713) |
3.904 (3.662) |
3.904 (3.626) |
3.904 (3.429) |
4.119 (3.654) |
4.033 (3.360) |
47,44 |
II |
De 400 à moins de 650 tonnes dont longueur fréquentée |
266 (213) |
266 (227) |
266
|
266
|
266
|
322
|
3,78 |
III |
De 650 à moins de 1.000 tonnes dont longueur fréquentée |
441 (355) |
441 (327) |
441
|
441
|
462
|
480
|
5,64 |
IV |
De 1.000 à moins de 1.500 tonnes dont longueur fréquentée |
86
|
91
|
91
|
91
|
91
|
91
|
1,07 |
V |
De 1.500 à moins de 3.000 tonnes dont longueur fréquentée |
275 (248) |
271 (248) |
271
|
271
|
240
|
248
|
2,91 |
VI |
De 3.000 tonnes et plus (2) dont longueur fréquentée |
1.664 (1.650) |
1.647 (1.588) |
1.647 (1.540) |
1.647 (1.494) |
1.682 (1.512) |
1.686 (1.511) |
19,83 |
|
TOTAL
|
8.568 (6.568) |
8.500 (6.324) |
8.500 (6.197) |
8.500 (5.703) |
8.500 (5.962) |
8.500 (5.678) |
100 |
Source : Voies Navigables de France et Mémento
statistique
des Transports, 1995.
(1) Classes des voies navigables définies par l'Office Statistique des
Communautés européennes.
(2) Y compris 43 kilomètres de sections maritimes.
Le réseau fluvial français comprend
8.500 kilomètres de voies navigables dont 1.686 à grand
gabarit
, soit environ 20 %.
Selon les services du ministère de l'Equipement,
le trafic fluvial se
concentre à 80 % sur le réseau à grand gabarit.
Seule une faible partie du réseau " Freycinet " reçoit
un trafic significatif. Au total,
environ un
tiers de l'ensemble du
réseau est utilisé pour le transport de fret, 1 500 autres
kilomètres de voies fluviales sont parcourues par des bateaux de
plaisance. Le reste du réseau n'est plus utilisé pour la
navigation.
Les quatre principales voies d'eau à grand gabarit : bassin de la Seine,
canal du Nord, Moselle et Rhin, Saône et Rhône ne sont cependant
pas reliées entre elles et, hormis la Moselle et le Rhin, ne sont pas
connectées au réseau fluvial européen. Comme l'observe un
géographe, ces quatre réseaux " en cul de sac " voient,
de ce fait, leur potentialités commerciales fortement limitées.
L'appréciation portée sur le réseau français, en
1988, dans un rapport remis à MM. Georges Sarre et
Michel Rocard, par Mme Chassagne selon laquelle les autoroutes
fluviales françaises sont reliées entre elles par des
" chemins de traverse " reste donc pleinement d'actualité.
Cette situation pénalise le transport fluvial. Comme l'observait une
personnalité auditionnée par votre commission d'enquête, en
prenant l'exemple de l'axe Nord-Sud : "
on s'imagine mal la
possibilité de faire Lille-Paris en TGV ou en autoroute ensuite un
Paris-Lyon avec une voie départementale pour la voie routière et
un omnibus pour le fer avant de reprendre l'autoroute pour aller jusqu'à
Marseille
".
L'intensité du trafic observé fait les frais de l'absence d'un
réseau fluvial national à grand gabarit.
Selon Mme Marie-Madeleine Damien, seul le réseau rhénan qui
appartient à la classe VI, accessible aux navires de 1500 tonnes
bénéficie d'une bonne interconnexion avec le reste de l'Europe.
De ce fait, la densité du trafic qui y est observée est
31 fois supérieure à celle d'une voie fluviale de même
gabarit isolée.
Plusieurs personnalités auditionnées par votre commission
d'enquête ont souligné
l'influence positive que l'existence
d'un réseau relié au réseau européen
aurait sur
le trafic fluvial français. Il permettrait en effet de
maximiser la
rentabilité des navires en favorisant l'apparition d'un système
de " cabotage interne ".
Le transport fluvial subit enfin un
handicap en termes
démographiques
.
Alors que la population employée dans le secteur des transports s'est
globalement accrue de 4,3 % entre 1990 et 1996, les effectifs
employés dans le transport maritime et fluvial se sont réduits de
23,5 % durant la même période. Désormais, les
effectifs de la batellerie et du transport maritime
, avoisinent
16.000 personnes.
Ils sont
seize fois moins importants que ceux
de la SNCF et dix-sept fois plus faibles que ceux employés dans le
transport routier de marchandises.
Il va sans dire que le poids du " lobby " fluvial se trouve
considérablement affaibli par cette situation, résumée
dans le tableau ci-dessous :
ÉVOLUTION DES EFFECTIFS SALARIÉS ET NON
SALARIÉS
DANS LES TRANSPORTS
en milliers
|
1990 |
1996 |
Variation |
1.
Salariés
|
877,1
|
908,3
|
+ 3,5 %
|
2. Non salariés |
57,5 |
66,0 |
- 0,2 % |
TOTAL |
934,6 |
974,3 |
+ 4,3 % |
Source : Les comptes des transports 1996, juin 1997.
Le transport fluvial est mal connu
En France, le transport fluvial souffre d'un déficit de
notoriété. Pour la plupart de nos compatriotes, la batellerie vit
à l'heure de "
L'Homme du Picardie ".
Cette situation
tranche par rapport au prestige dont est revêtue la batellerie aux
Pays-Bas et, dans une moindre mesure en Belgique, voire même par rapport
au poids économique qu'elle représente en Allemagne.
Le " lobby " de la voie d'eau est trop faible pour avoir l'oreille
des pouvoirs publics. Comme le soulignait un intervenant à la Semaine
internationale du transport et de la logistique 1998 :
" Le
problème de la voie d'eau est sa confidentialité par rapport aux
autres modes de transport. Nous l'observons très bien au niveau
européen. Le lobby voie d'eau n'est pas organisé de
manière forte auprès de la Commission européenne, alors
que le lobby chemin de fer l'est très bien et que le lobby routier est
très puissant. C'est un point important, en effet, de savoir parler de
la voie d'eau, non pas seulement entre nous mais aussi auprès des
citoyens européens qui, justement, prennent conscience progressivement
de la nécessité d'utiliser un mode alternatif qui ne se
substituera pas aux autres modes, c'est clair, mais qui en tout cas, offre de
sérieux avantages ".
Toutes choses égales par ailleurs, cette appréciation
portée sur l'influence du " lobby fluvial " à Bruxelles
vaut pour la France : un effort quasiment pédagogique doit
être entrepris pour sensibiliser l'opinion publique, peu au fait des
questions de transport de marchandises, aux avantages de la voie d'eau.
Le transport fluvial est par conséquent pris dans
un " cercle
vicieux dépressif " où l'absence d'investissement
accélère la réduction de la part modale relative et celle
de la population employée
. Dès lors, rien ne pousse les
pouvoirs publics à s'intéresser à la situation de la
batellerie autrement qu'en gérant les conséquences sociales de sa
récession.