3. Un soutien politique " à éclipse "
Au cours
des années qui ont précédé l'abrogation de la DUP,
le projet de canal Rhin-Rhône a, malgré le soutien public de
personnalités éminentes, souffert, d'un relatif
désintérêt de la part d'un bon nombre de ceux qui l'avaient
défendu.
Dès l'origine, le projet reçut l'appui de
plusieurs
personnalités éminentes
. En 1962, les partisans du canal
créèrent l'association Mer du Nord-Méditerranée
à la présidence de laquelle se succédèrent
notamment MM. Wilfried Baumgartner, Pierre Sudreau, Edgar Faure, Louis
Mermaz et Raymond Barre. Du côté des pouvoirs publics, les plus
hautes autorités de l'Etat se déclarèrent favorables
à la réalisation de la liaison, à l'exemple du
Général de Gaulle (on se souvient de son célèbre
discours de Lyon sur la régionalisation du 24 mars 1968), de
M. Pompidou alors Premier ministre, ou encore de M. Jacques Chirac,
également Premier ministre, en 1974.
Parmi les élus
, le groupe des partisans de la liaison à
grand gabarit a réuni des
hommes de sensibilités fort
différentes
. M. Raymond Barre a déclaré devant
votre commission d'enquête que, dans le cadre de son action en faveur de
Rhin-Rhône, il avait reçu "
un soutien unanime, quels que
soient les partis politiques depuis Strasbourg en passant par Mulhouse, Vienne,
Arles et Marseille "
et que
" les réunions qui ont eu
lieu sur le sujet n'avaient pas de plus fervents supporters que les élus
appartenant au parti socialiste "
.
Lors d'un colloque tenu à Strasbourg le 22 octobre 1991,
Madame Elisabeth Guigou, alors ministre délégué
chargé des affaires européennes déclarait : "
La
France ne doit pas rester à l'écart de l'Europe fluviale. Il y va
du salut du port de Marseille qui ne peut imaginer drainer de nouveaux flux de
marchandises sans l'existence d'un canal à grand gabarit liant le Rhin
au Rhône. Il y va du salut de Strasbourg qui serait ainsi
confortée dans son rôle de capitale européenne. Il y va
enfin de l'intégration de l'économie française dans la
nouvelle économie en gestation de l'Europe centrale "
18(
*
)
.
L'alliance
scellée en faveur d'une grande infrastructure
d'aménagement du territoire
n'a pas résisté
à une opportunité électorale.
Comme le soulignait
également M. Raymond Barre devant votre commission d'enquête
: "
Ce qui m'attriste dans cette affaire, c'est que pour un accord
électoral, un grand parti, en dépit de la position de ses grands
hiérarques, car je peux porter témoignage que j'ai eu leur
soutien, a renoncé à un grand projet qui, certes, était
coûteux, mais qui a été systématiquement
traité de projet pharaonique en vue de sa destruction ".
Il aurait été souhaitable que le projet de liaison soit
jusqu'au dernier moment, fermement soutenu par tous les organes de l'Etat
.
Or, un certain " flottement " s'est manifesté, malgré
le vote de la loi d'orientation n° 95-115, comme l'indiquait l'ancien
directeur adjoint du cabinet de Mme Corinne Lepage, alors ministre de
l'environnement.
"
[...] En apparence, jusqu'en juin 1997, le projet de canal
Rhin-Rhône était à l'ordre du jour et semblait soutenu
officiellement. En réalité, depuis 1995, les signes clairs et
progressifs d'un abandon programmé du projet n'avaient pas
manqué. La mise en place officielle d'un groupe d'experts (parmi
lesquels figuraient, des opposants notoires au projet), chargé
d'organiser tout au long du tracé la consultation des populations, avait
permis de mettre en relief ces oppositions. Les nominations à la
Commission nationale du débat public n'avaient échappé
à personne : un des experts nommés au titre des associations,
opposé à cette réalisation, et le sénateur-maire de
Montbéliard, nommé au titre des maires, juste après qu'il
ait fait connaître son opposition au projet. Il en était de
même pour l'opposition constante, quoique feutrée, des
ministères de l'Economie et de l'Industrie. L'intransigeance de
l'ancienne ministre de l'environnement sur la nécessité d'une
étude d'impact et d'une étude au titre de la loi sur l'eau, que
le maître d'ouvrage n'avait probablement pas les capacités
d'accomplir dans des conditions satisfaisantes avant l'expiration de la DUP,
était un obstacle majeur. Enfin, le refus de Corinne Lepage de signer la
DUP autorisant les travaux d'élargissement de la Saône, partie du
futur canal, rendait impossibles ces travaux avant l'expiration de la DUP
Rhin-Rhône, puisque de tels travaux ne peuvent s'effectuer qu'en
été (c'est-à-dire durant l'été
1997) "
19(
*
)
.
Rien de surprenant, dans ces conditions, à ce que le signal
adressé par le Gouvernement aux responsables du dossier ait
été jugé comme "
complexe
" par ceux-ci.
Malgré le retentissement médiatique des manifestations publiques
organisées par les opposants au projet, telles que celle qui
réunit 10.000 personnes à Montbéliard en
avril 1997, il s'avère qu'une
bonne partie de l'opinion publique
était sensible aux arguments en faveur de la voie fluviale.
Comme l'a relevé une personnalité auditionnée :
"
[...] la consultation des populations a bien montré que
derrière une couche extrêmement visible de passions et de
débats idéologiques, on rencontrait une majorité de
représentants élus et d'industriels qui souhaitaient discuter des
modalités, et qu'il existait un réel gisement
d'amélioration du projet que la concertation pouvait
exploiter
".
Plus nuancé, le préfet de la région Franche-Comté
soulignait dans la synthèse de la consultation de 1996, à
côté de l'inquiétude profonde des particuliers qui
s'étaient exprimés, et de la ferme hostilité des
associations de défense de l'environnement, "
une attitude
relevant plutôt de l'indifférence attentiste de la part du reste
de la population
".
Les deux jugements conduisent à
nuancer fortement l'opposition des
populations
souvent dépeinte comme unanime par les adversaires de la
liaison Saône-Rhin.
Compte tenu de la chronologie des événements et du nombre de ses
détracteurs, la réalisation du projet
" Rhin-Rhône " aurait été, en définitive,
plus surprenante que la décision d'abandon. La remarque d'un haut
fonctionnaire qui déclara à votre commission d'enquête
qu'au cours de sa carrière professionnelle il n'avait "
jamais
vu un dossier qui présentait autant de caractéristiques pour
être tiré vers le fond
" est d'ailleurs
emblématique du cas-limite que constitue le dossier Rhin-Rhône
dans les annales françaises.
Pour autant, l'abandon du projet ne règle pas les questions que posent
le transit des marchandises entre bassin rhénan et sillon rhodanien, la
desserte du port de Marseille et l'utilisation optimale du Rhône à
grand gabarit. Comme l'observait une haute personnalité entendue par
votre commission d'enquête : "
La plupart du temps, on a
tendance, lorsqu'on présente un projet d'investissement qui aura des
effets à très long terme, à comparer ce qui va se passer
à ce qui se passerait si l'on ne faisait rien. Or, la plupart du temps,
il est invraisemblable que l'on ne fasse rien [...]. "
Le rapport du préfet coordinateur sur le TGV Rhin-Rhône l'a
montré : la saturation progressive du réseau routier rend
indispensable un développement du chemin de fer et de la voie d'eau sur
cet axe. Faute d'une liaison à grand gabarit entre Niffer et
Laperrière-sur-Saône, il reste désormais à trouver
des solutions alternatives qui permettront d'utiliser l'extrémité
des deux voies fluviales, ainsi que la plate-forme de Pagny.
Le développement du transport fluvial sur le Rhône est
également souhaitable vu la capacité disponible sur le fleuve.
On estime que le Rhône pourrait acheminer 20 millions de tonnes de fret
contre 5 millions de tonnes actuellement.
Dans le cadre du "
Plan-Rhône
", lancé en
1994-1995, VNF a prévu :
- d'achever les dragages de la Saône ;
- d'améliorer la gestion du réseau en temps réel
(fourniture quotidienne aux armateurs d'information sur les
disponibilités du réseau, en particulier les tirant d'eau et
tirant d'air) notamment pour la traversée de Lyon ;
- d'apporter une aide aux lancements d'un service de transport de
conteneurs et à la politique commerciale de la profession ;
- de favoriser la modernisation de la flotte ;
- d'aider à l'équipement des ports fluviaux dans le cadre
d'un schéma directeur.
Le plan Rhône a d'ores et déjà donné de premiers
résultats : le trafic de fret sur le Rhône a augmenté
de 12 % en tonnes-kilomètres au cours du dernier trimestre 1996.
Pour l'ensemble de 1997, le trafic fluvial a crû de près de
6 % en tonnes-kilomètres.
Il convient également de renforcer la liaison fluviale avec le port de
Marseille : un premier pas a été franchi en 1998 avec l'ouverture
à Fos de la plate-forme interface des Tellines dont la capacité
est de 500 000 tonnes par an.
Tous ces éléments amènent à conclure qu'il n'est
pas possible d'exclure de façon définitive une liaison
historiquement nécessaire pour relier le bassin
méditerranéen, à l'Europe centrale et à la mer du
Nord et l'un des éléments essentiels, tout comme Seine-Nord et
Seine-Est, pour réaliser un maillage du réseau fluvial
français au réseau européen.