B. ON NE SPÉCULE PAS AVEC L'ESPOIR DES FRANÇAIS
Face au succès potentiel invoqué par le Gouvernement, il existe un échec, également potentiel, qu'il convient d'examiner dans le cadre d'une analyse qui se veut objective. En d'autres termes : cela peut échouer ; que se passe-t-il dans ce cas ?
1. Le gain potentiel ne réside pas seulement dans les chiffres
On peut considérer que les chiffres ne reposent que sur
des hypothèses et qu'ils sont somme toute modestes, au regard du
problème du chômage. Mais, tout de même, ces
hypothèses existent et doivent bien être prises en
considération. Et surtout, leur résultat n'est quand même
pas négligeable, loin s'en faut.
Le problème vient du fait qu'au-delà de ces chiffres, c'est bien
autre chose qui est en jeu : c'est l'espoir que fondent nos concitoyens sur
l'idée que l'on va résoudre le problème du chômage
grâce à la réduction du temps de travail.
a) On pourrait considérer que les chiffres sont modestes, mais non négligeables
Si tout marche bien, l'effet théorique de la
réduction du temps de travail sur l'emploi est loin d'être
négligeable. A en croire le Premier ministre, puissamment aidé
par un important quotidien du soir, dans le meilleur des cas les 35 heures
créeront
" 710.000 emplois en trois ans, selon la Banque de
France "
-
" 450.000 autour de l'an 2000 selon le
scénario le plus optimiste de l'OFCE "
64(
*
)
.
La commission d'enquête a déjà montré en quoi ces
chiffres étaient contestables et pour quelles raisons.
Elle pourrait encore objecter que, même si l'on admettait -simple
hypothèse d'école- que la réduction du temps de travail
est en mesure de créer 710.000 emplois, l'emploi n'est pas le
chômage. Tous les économistes savent en effet qu'il y a un pas
entre la création d'emplois et la réduction du chômage et
que ce pas n'est pas négligeable. C'est le fameux "
effet de
flexion
" qui fait que le nombre des emplois créés n'est
pas égal au nombre de chômeurs en moins.
Mais tout de même : 710.000 emplois ou seulement 400.000 même si
ce n'est que sur cinq ans,
" cela représente un résultat
intéressant que peu de politiques peuvent égaler
"
(M. Jean-Paul Fitoussi
65(
*
)
).
Et pour ceux qui seraient à nouveau tentés par les charmes
dangereux du calcul simpliste de la règle de trois, cela
représente
deux points et demi
de chômage. Qui pourrait le
négliger ? Qui, sans disposer du recul et de l'expérience
des sénateurs, serait capable d'assumer le risque d'autant
d'impopularité ?
C'est précisément pour cette raison que l'espoir existe et
qu'il ne faut pas le décevoir.
b) Au-delà des chiffres : l'espoir
Certes, le Gouvernement ne dit pas que la réduction du
temps de travail constitue l'arme fatale contre le chômage et tient,
désormais, des propos plutôt responsables. La réduction du
temps de travail n'est plus "
la
" solution mais
seulement
"
une
" solution. Comme le dit M. Pierre Cabanes,
président du Conseil supérieur de l'emploi, des revenus et des
coûts (CSERC)
66(
*
)
, avec
une rigueur qui force l'admiration : "
le Gouvernement n'affirme
pas
qu'il en résultera (de ce projet de loi) monts et merveilles. Il me
semble qu'il y a là une grande preuve
d'honnêteté
". Ayons nous aussi l'honnêteté
de le reconnaître.
Mais il n'en reste pas moins que quand le Premier ministre affirme, avec
tout le crédit de la charge qui est la sienne : "
on
va
créer des emplois
", quand il dit "
la réduction
du temps de travail
(sur le terrain)
ça marche
"
67(
*
)
, il est inéluctable
que nos concitoyens comprennent "
on va réduire le
chômage
". Il y a -c'est un fait- dans l'esprit des
Français, comme de beaucoup d'autres, un amalgame entre le chômage
et l'emploi. Augmenter l'emploi c'est,
forcément
,
réduire le chômage. Dire que l'on réduit le
chômage, c'est faire renaître l'espoir.
Dans une société rongée par le chômage, où le
lien social se délite du fait du manque d'emplois, on peut penser que
tout
est bon à prendre, dès lors que cela se traduit par
une augmentation de l'emploi.
Or, précisément,
tout
n'est pas bon à prendre,
tout
n'est pas bon à faire,
tout
n'est pas bon à
dire. En particulier si, au terme de la réaction en chaîne que
nous aurons nous-mêmes déclenchée, le bien-être
collectif en général et le nombre d'emplois en particulier se
révèlent moins élevés après, qu'ils ne
l'étaient avant la décision.
Si la commission d'enquête avait utilisé
l'intégralité des six mois qui lui sont impartis pour rendre son
rapport, elle aurait pu soupeser un à un au trébuchet de la
connaissance économique, toutes les hypothèses, tous les
raisonnements et dépouiller toutes les études
économétriques avec davantage de précision qu'elle ne l'a
fait. Son rapport aurait été sans doute plus
étoffé. Mais, intervenant après le vote de la loi, il
n'aurait constitué à son tour qu'une étude
supplémentaire, une somme de plus dans le débat actuel et
n'aurait pas pesé plus lourd que tous les précédents face
à l'espoir de nos concitoyens. Point n'est besoin d'aller plus loin pour
comprendre ce qui est en jeu.
C'est parce qu'il ne faut pas tuer l'espoir qu'il convient de
considérer les risques dès maintenant. Les considérer
avant qu'il ne soit trop tard.