3. ...qui dessine en creux des scénarios catastrophes
Les scénarios de réduction du travail
équilibrés supposeraient que les agents économiques
supportent des coûts que les modèles ont d'ailleurs tendance
à minimiser.
En outre, les modèles dessinent en creux
des
" scénarios catastrophes " au terme desquels la
réduction du temps de travail générerait des
déséquilibres économiques difficilement
réversibles.
a) Les coûts
Même une réduction du temps de travail
" réussie " suppose des coûts qu'il convient, pour
l'honnêteté du débat, d'exposer aux Français. Par
leur construction même, il est d'ailleurs certain que les modèles
utilisés ne les prennent pas tous en considération et, par
conséquent, les minimisent.
Dans la meilleure des situations possibles, la réduction du temps de
travail se ferait à coûts marginaux pour les agents
économiques nationaux,
comme le montre le tableau suivant :
Capacité de financement des agents 21( * )
(écart en points de PIB)
Capacités de financement |
1998 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
Sociétés et quasi-sociétés |
0,1 |
0,1 |
0,0 |
-0,1 |
-0,2 |
-0,3 |
Ménages et entreprises individuelles |
0,0 |
0,0 |
0,0 |
0,0 |
0,0 |
0,1 |
Institutions financières |
0,0 |
0,0 |
0,0 |
0,1 |
0,1 |
0,1 |
Administrations |
- 0,1 |
- 0,1 |
0,0 |
- 0,1 |
- 0,1 |
- 0,1 |
Extérieur |
0,0 |
0,1 |
0,1 |
0,1 |
0,2 |
0,2 |
Source : simulation réalisée avec le
modèle Mosaïque de l'OFCE
On doit cependant nuancer ce propos.
La capacité de financement des entreprises,
stable dans le court
terme,
se dégraderait à moyen terme
du fait de la
réduction du niveau relatif de l'aide publique consentie à elles
avec le temps et de la réactivité des salaires aux
créations d'emplois issues de la mesure. Ce dernier
phénomène pourrait d'ailleurs intervenir beaucoup plus tôt
et revêtir une toute autre ampleur si l'environnement économique
sous-jacent à la variante devait aboutir à des créations
d'emplois plus nombreuses
22(
*
)
.
L'extérieur
(les concurrents étrangers) sort
gagnant
de l'expérience française. La
compétitivité internationale de l'économie
française se détériore légèrement sous
l'effet d'une hausse des prix induite
23(
*
)
. Comme le taux de marge des
entreprises se détériore un peu, l'investissement des entreprises
en pâtit à due concurrence et, partant, les capacités
concurrentielles de l'économie française.
Les administrations publiques
subissent une légère
érosion de leur capacité de financement du fait de la
non-équivalence entre le coût de l'aide publique
24(
*
)
et les retours financiers dont elles
sont appelées à bénéficier et ce malgré un
supplément de croissance, limité il est vrai.
Les ménages
voient leur capacité de financement
inchangée. Mais, le sort individuel des salariés est
dégradé. La réduction de la durée du travail impose
un sacrifice salarial, la compensation salariale
ex post
atteignant une
moyenne de l'ordre de 78 %.
En bref, malgré la réduction du chômage, la situation
des ménages ne s'améliore pas en moyenne quand celle des
entreprises, elle, se détériore.
Par ailleurs, plusieurs exemples de coûts non retracés dans les
modèles doivent être évoqués dont il n'est pas
sûr que l'accumulation ne vienne pas amputer considérablement
voire contredire les résultats qu'ils extériorisent.
Les modèles décrivent des moyennes.
Cette
caractéristique est évidemment malencontreuse s'agissant de
mesurer les effets d'une réduction de la durée du travail qui
constitue précisément une contrainte devant laquelle les agents
économiques se trouvent dans des situations très
contrastées. A supposer les moyennes exactes, il est évident
qu'elles s'établiraient dans un contexte de forte dispersion des
situations des agents par rapport à la moyenne.
Par exemple,
certaines entreprises ne résisteront pas au choc de la diminution du
temps de travail. Par conséquent, cette mesure créerait du
chômage et de la destruction de richesses. La sincérité du
débat impose de l'expliquer.
Tout cela ne serait pas trop grave (en théorie seulement), si en moyenne
les créations d'emplois devaient excéder les destructions
d'emplois. Mais, précisément, les hypothèses retenues
à cet effet sont susceptibles d'être contestées du fait de
l'asymétrie de la mesure sur les agents. Cette incertitude est
d'ailleurs d'autant plus grande que
le déclenchement temporel des
effets pervers de la mesure pourraient précéder celui d'effets
favorables qui, alors, auraient peu de chance d'advenir
.
Les exercices examinés ne tiennent pas compte des coûts
d'organisation que devront supporter les agents.
Or, dans le cas d'une mesure qui, à l'évidence, constitue, par
son ampleur, un choc pour les agents économiques, il est indubitable que
les coûts d'organisation ne sont pas à négliger.
Chaque acteur concerné par la réduction du temps de travail
devrait en supporter une part :
les entreprises
, du fait des
réorganisations de la production à mettre en oeuvre susceptibles
par exemple d'augmenter le niveau des coûts variables, mais aussi
les
ménages
concernés par la réduction du temps de
travail. Il est, ainsi, peu probable que la demande de travail des entreprises
puisse être satisfaite par l'offre des salariés sans coûts
d'ajustement supportés par eux. De la même manière, la
nécessaire adaptation des horaires de travail se répercutera sur
les conditions de vie des salariés.
Enfin,
les administrations publiques,
elles-mêmes, devraient
d'abord se trouver confrontées à la nécessité
d'accroître leurs contrôles
, ce qui pourrait être
coûteux en termes de
dépenses publiques induites
. En outre,
il faut prendre en compte le
coût d'opportunité
représenté pour la collectivité par les aides
publiques consenties pour favoriser le succès de la mesure. On doit,
à ce sujet, remarquer que
les simulations disponibles laissent le PIB
inchangé dans le meilleur des cas et en conclure que l'intervention
publique n'a, en l'espèce, aucune influence positive sur le niveau du
revenu national.
b) Les risques
Compte tenu des développements qui
précèdent, il n'est pas nécessaire d'insister sur l'aspect
" exercice d'équilibriste " de la réduction de la
durée du travail.
Que l'une des conditions mises en évidence
par les modèles pour que la mesure ne se traduise pas par des
déséquilibres majeurs vienne à manquer, et ces
déséquilibres se produiraient. Les conditions économiques
du moment les rendraient en outre très difficilement
réversibles
.
Les scénarios catastrophes sont si nombreux que ce serait une litanie de
les passer en revue.
Deux scénarios sont explicitement évoqués par les
modélisateurs de l'OFCE qui donnent la mesure des
risques
associés à des évolutions salariales plus ou moins
éloignées des conditions requises.
"
Si les négociations conduisent à une compensation
salariale intégrale (35 heures payées 39), les créations
d'emplois seraient amputées de 130.000 à l'horizon de notre
évaluation. La réduction du temps de travail conduirait, dans ces
conditions de compensation, à la création de 310.000 emplois
à terme et l'impact sur les prix serait alors beaucoup plus important
(de l'ordre d'un demi-point d'inflation en plus par an). Il s'en
suivrait des modifications des conditions de concurrence dans le pays entre
les entreprises qui réduisent et celles qui ne réduisent pas, et,
a fortiori, entre la France et ses partenaires.
Ces éléments
pourraient alors compromettre le compromis social autour de la réduction
du temps de travail.
"
Outre ce scénario où les salariés
refuseraient d'abandonner une partie de leur salaire, il existe un
scénario " symétrique " dans lequel les entreprises
bloqueraient le processus. La réduction de la durée du travail
serait alors nulle. L'application de la législation des heures
supplémentaires (sans tenir compte du contingent de 130 heures
annuelles) conduirait alors à un renchérissement du coût du
travail et à la destruction d'environ
100.000 emplois.
"
La citation ci-dessus est intégrale et n'engage en rien la commission
d'enquête. Celle-ci incline à penser qu'une présentation
privilégiant le rôle négatif d'un des acteurs sociaux
relève d'une attitude polémique malvenue s'agissant d'un choc qui
sollicite de tous une grande capacité d'adaptation. Plutôt que
d'invoquer des entreprises qui " bloqueraient le
processus ", il
serait pertinent de s'interroger sur l'adaptation du processus à la
réalité des entreprises.
En tout état de cause,
le rôle-clef de la variable salariale
est une fois de plus mise en évidence.
Les perspectives de la
productivité des équipements,
qui
pourrait sortir dégradée d'une réduction de la
durée du travail, renforcent les
craintes d'un renchérissement
des coûts unitaires de production qui exposerait tout
particulièrement la position des entreprises exportatrices, mais se
traduirait pour tous par une perte de substance de l'économie
française.
Dans ce contexte, le risque d'un déséquilibre
supplémentaire des finances publiques est grand.
Le Gouvernement paraît prendre conscience de ces problèmes et
c'est sans doute pourquoi, lors des premiers débats à
l'Assemblée nationale, il a annoncé un renforcement du dispositif
d'intervention publique. Comme on pouvait s'en douter, le risque a tendance
à se déplacer : la collectivité publique va devoir assumer
une part toujours plus grande des coûts générés par
la mesure, malgré la mise en place d'un double SMIC afin d'éviter
en toute hâte et, semble-t-il, confusion, un renchérissement des
coûts salariaux insupportable.
L'allégement des cotisations sociales, tel qu'envisagé
initialement, devait être compatible, en théorie, avec un maintien
de l'équilibre des finances publiques
25(
*
)
, et assurer un quasi-équilibre
des comptes des entreprises en dépit de l'octroi d'une compensation
salariale partielle à leurs salariés.
Or, l'équilibre des entreprises est lui-même fonction du niveau de
la compensation salariale et de celui des gains de productivité induits
par la réduction du temps de travail.
Que les gains de productivité soient moins importants que prévus
et que la compensation salariale excède l'escompté et les
finances publiques sont davantage sollicitées.
Dans ces conditions, le régime de l'aide publique est
réestimé -c'est ce qui semble advenir- et le déficit
public s'en trouve creusé -c'est ce qu'on doit redouter.
Ces scénarios occasionnent des déséquilibres que les
conditions économiques courantes rendent très difficilement
réversibles.
La survenance de l'euro implique de respecter des disciplines
budgétaires telles que le creusement des déficits doit être
comblé.
On ne financera pas la réduction du temps de travail
par le déficit public.
Mais,
on ne le financera pas davantage par la dévaluation
,
l'instauration de l'euro interdisant d'y recourir pour corriger une perte de
compétitivité. L'impératif de compétitivité
se renforçant,
il faudra alors " récupérer "
par une durable modération salariale le niveau de
compétitivité perdu. Entre-temps, la richesse nationale aura
été amoindrie et les capacités de redistribution avec, et
les chances pour les nouveaux entrants sur le marché du travail de
trouver un emploi amenuisées. On aurait, une fois de plus
sacrifié, au profit des générations actuelles, les
générations à venir, celles-ci devant, en outre, prendre
en charge la dette publique résultant des déficits
accumulés.
*
En théorie, tout est donc possible, le meilleur comme
le pire. Tout dépendra en fait du comportement des agents
économiques et sociaux, qui se cache sous l'expression abstraite de
" conditions micro-économiques ".
La commission d'enquête a donc cherché à savoir quel
pourrait être le comportement de ces acteurs, les entreprises, les chefs
d'entreprise, les salariés et naturellement leurs organisations
représentatives.