C. AUDITION DE M. RENÉ CHABOD, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DES RESSOURCES HUMAINES DE L'AÉROSPATIALE

M. Alain GOURNAC, président - Mes chers collègues, nous allons auditionner M. René Chabod, délégué général des ressources humaines de l'Aérospatiale, grande entreprise, qui s'exprimera devant la commission d'enquête.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. René Chabod.

M. Alain GOURNAC, président - Nous vous proposons de vous exprimer une dizaine de minutes. Je passerai la parole à notre rapporteur auquel vous répondrez immédiatement et, pour terminer, nous passerons la parole à nos collègues auxquels vous répondrez globalement aux questions posées.

M. René CHABOD - J'ai rédigé et remis une fiche dans laquelle, Mesdames et Messieurs, je rappelle ce qu'est Aérospatiale.

C'est un groupe de 37.000 personnes dont la spécialité est la fabrication et la maintenance de produits de haute technologie. Son chiffre d'affaires 1997 sera de 50 milliards de francs et ses prises de commandes de 80 milliards de francs, à comparer si on le peut, à la SNCF avec 160.000 personnes, qui réalise un chiffre d'affaires un peu inférieur au nôtre. Le ratio de chiffre d'affaires/effectif montre que la valeur ajoutée est très élevée.

Les effectifs du groupe ont légèrement diminué dans les années antérieures par suite de deux phénomènes : le phénomène de crise du transport aérien entre 1991 et 1995 et la réduction des budgets militaires depuis de nombreuses années à la suite de la chute du mur de Berlin.

Notre population bénéficie d'un régime salarial un peu au-dessus de la moyenne, puisque la rémunération mensuelle d'un cadre est de 20.830 F, celle d'un technicien de 14.900 F, alors que celle d'un ouvrier s'élève à 13.500 F.

Voilà le paysage effectif et chiffre d'affaires.

Pour bien apprécier les conséquences de la réduction du temps hebdomadaire de travail, comme vous le souhaitez, il faut savoir quelle expérience nous avons déjà, d'où l'on vient en matière de réduction du temps de travail, et savoir si l'effort qui nous est demandé est franchissable, possible, etc.

Il faut se resituer en amont et se rappeler que, depuis 1970, date de création d'Aérospatiale -cela ne fait que 27 ans-, nous étions à 43 ou 45 heures, que nous sommes passés à 40 heures en 1982, à 39 heures entre 1983 et 1986, et qu'actuellement le régime est un régime dit d'horaire affiché de 37 heures par rapport à un régime légal de 39 heures.

Si un dispositif législatif nous amène à passer à 35 heures, il est évident que, pour nous, l'effort est déjà moins important que pour les entreprises qui sont à 39 heures.

Pourquoi somme-nous à 37 heures ? L'industrie aéronautique et d'armement a vécu dans les années antérieures des crises et des difficultés qui ont conduit à des solutions, soit de réduction d'effectif, soit de réduction d'horaire. Ces 37 heures, même si cela vous paraît déjà une entorse par rapport au régime légal, ont subi encore d'autres réductions car c'est la solution que nous avons retenue dans une entreprise de haute technologie dans laquelle nous souhaitons garder nos personnels.

Nous évoquions en aparté les différences de solutions qui existent entre ce que peut faire Aérospatiale et Boeing. On en trouve une dans la gestion des crises. Du côté de Boeing, quand il y a des difficultés d'emploi, on licencie par " charrettes " entières : 5.000 ou 10.000 personnes.

Quand la reprise arrive, il faut remonter en cadence, et Boeing n'y arrive pas actuellement et, pire, il livre des produits dont la qualité -tout le monde le reconnaît, les commissions d'enquête, et notamment des organismes américains de sécurité, est douteuse car des avions ont été livrés avec des malfaçons et des rivets manquants. Un accident récent l'a montré.

Aérospatiale garde son personnel mais, en contrepartie, réduit les horaires. Nous avons beaucoup d'exceptions aux 37 heures. Du côté des hélicoptères de Marignane, ils font 36 heures. Nous avons négocié avec les partenaires sociaux un passage à 36 heures compensé seulement à 40 %. Le personnel a accepté, pour sauver des emplois, de travailler une heure de moins et de voir cette heure compensée seulement à 40 % par l'entreprise, ce qui est, pour les bas salaires, non négligeable.

Du côté de la division missiles touchée par la réduction des crédits militaires, nous sommes déjà à 35 heures.

Pour les établissements de Chatillon et Bourges, population qui représente près de 4.000 personnes, nous sommes à un horaire de 35 heures. Ce n'est pas 35 heures hebdomadaires. Nous travaillons en annuel. Une heure = 6 jours. Quand on fait 36 heures à Marignane, nous octroyons 6 jours de congé de plus. Quand nous faisons 35 heures à Chatillon et à Bourges, nous octroyons 12 jours de congé de plus, l'entreprise décidant des jours de fermeture, et non pas l'intéressé qui s'absenterait comme il le voudrait, en fonction des commandes et des possibilités qu'elle a, notamment parce que ses fermetures collectives conduisent à des gains de fonctionnement.

Je pense que, du côté des établissements touchés par la réduction des crédits militaires -vous le savez au Sénat puisque vous avez vécu ces problèmes lors de la loi de finances 1998-, nous serons amenés pour les établissements des Mureaux et de l'Aquitaine, à prendre des solutions semblables. Nous sommes en négociation avec les partenaires sociaux et les autorités administratives pour passer à 35 heures dans un dispositif de réduction des salaires.

Par ailleurs dans les établissements qui pratiquent l'horaire en équipe, à savoir les 3 x 8 ou les 2 x 9, compte tenu des incitations qu'il faut donner à ces personnels pour travailler à un rythme de vie qui n'est pas un rythme de vie normal, nous sommes déjà à 35 heures, voire au-dessous. Quand les usines tournent comme c'est le cas actuellement 24 heures sur 24, 365 jours par an, avec les personnels qui contribuent à ce fonctionnement permettant l'utilisation maximum de l'outil de production, nous avons déjà un régime à 35 heures avec des mécanismes de compensation.

M. Denis BADRE - C'est compensé.

M. René CHABOD - Ils ont leur salaire mensuel et, au lieu d'être payé 14.000 F pour 37 heures, ils sont payés 14.000 F pour 35 heures. Ils sont en horaire d'équipes.

Il y a également le VSD, à savoir que nous faisons appel à des équipes de renfort les vendredi, samedi et dimanche qui sont payées pas tout à fait 37 heures.

Nous avons une entreprise avec un horaire dit de 37 heures qui devrait être l'horaire de référence, car une grande partie du personnel pratique cet horaire : le Siège, les centres de recherche, etc., mais nous avons des exceptions motivées, non pas par le désir de faire plaisir au personnel, mais en raison des contraintes que nous avons rencontrées, soit parce que la conjoncture du transport aérien conduisait à une réduction des commandes d'avions, soit parce que les commandes militaires n'arrivaient plus, et que nous avons voulu pratiquer des solutions sociales préparant la reprise.

Actuellement, nous aurons à faire face -peut-être pas dans les secteurs qui se consacrent au militaire mais ceux qui se consacrent au civil- à la gestion de ces problèmes. Demain, mesdames et messieurs les députés et sénateurs, nous allons voter une loi qui nous amène à 35 heures hebdomadaires. Que fait-on ? Attend-on, commence-t-on à négocier, et que va-t-on négocier ?

M. Denis BADRE - Avec les 35 heures, créerez-vous des emplois ?

M. René CHABOD - Dans les secteurs que je vous ai indiqués, on n'a pas créé d'emplois. Nous créerons des emplois là où le besoin s'en fera sentir. Nous sommes confrontés à des problèmes de rentabilité et de productivité. Nos 80 milliards de francs de prises de commandes sont pour 78 % à l'exportation. Je ne sais pas si beaucoup sont dans un secteur concurrentiel d'un tel niveau. Avec un taux de 78 % d'exportation, il faut continuer à être productif et rentable, d'autant plus que l'organisation de la production des avions Airbus nous amène à comparer nos prix avec ceux de nos partenaires.

On ne livre pas des avions à Airbus ; les partenaires livrent des morceaux d'avions et des tronçons à Airbus et celui-ci en fait l'assemblage. Il ne faudrait pas que nous augmentions nos prix. Il conviendra de s'organiser pour continuer à être compétitifs, car on sait qu'il existe une guerre des prix avec Boeing sur d'autres produits. Cela peut être Hughes sur les satellites ou Raytheon dans l'électronique.

Il y a un mouvement inexorable de baisse des prix ; de même que vous savez qu'en France le prix des voitures baisse, le prix des avions baisse : 30 % depuis quatre ou cinq ans en francs ou en dollars constants. Il faudra continuer à être compétitif par rapport à nos trois autres partenaires qui sont DASA, CASA (l'espagnol) et British Aérospace.

Si demain il faut diminuer la durée du travail, il faudra faire un effort supplémentaire de gains de productivité quand on pourra le faire.

Techniquement, avant de voir le coût financier, peut-on passer à 35 heures ? Il y a des secteurs où cela ne pose pas de problème. Pour la production, il y a les machines, le travail est simple. Que les gens travaillent huit ou cinq heures sur une machine, il suffit que la machine soit là, le travail est sécable et fongible.

C'est un peu différent pour les bureaux d'études où les compétences sont telles qu'elles ne sont pas fongibles ni sécables. Si je prends l'exemple d'Ariane V, vous avez 500 personnes, mais peut-être 175 métiers et 775 compétences.

C'est donc à des problèmes d'organisation que l'on se consacre actuellement pour savoir comment on va faire une réduction du temps de travail, tout en maintenant des compétences ou en introduisant de la polyvalence, sachant que l'on ne recrutera pas des dixièmes de compétences. On les cherchera chez des ingénieurs en leur demandant d'en faire plus dans des domaines qu'ils ne pratiquaient pas jusqu'à présent. En matière de production, on peut réduire le temps de travail du jour au lendemain. On met plus de monde.

C'est alors un problème de coût car, combien va-t-on payer ceux que l'on embauche ? Dans les bureaux d'études, c'est avant tout un problème d'adaptation. Il faudra, dans les deux ans que nous avons devant nous, s'organiser pour faire en sorte que nous ne perdions pas nos compétences, que nous en rajoutions par la polyvalence, en donnant à des ingénieurs d'autres spécialités afin de ne pas désorganiser.

Nous avons commencé à regarder en interne comment, tant dans le secteur études que dans le secteur production, nous pouvions organiser le travail pour faire mieux, à la rigueur aussi bien, avec moins de temps.

Sur quoi peut-on gagner ? Les temps de réunions, les déplacements, la documentation, l'informatique... Pour cette population cadre, nous avions de toute façon, quelle que soit la loi, la nécessité de revoir les horaires des cadres car, comme vous le savez, dans toutes les entreprises nous sommes un peu à la marge en matière d'horaires des cadres.

Il convient de mettre un peu de souplesse dans le travail des cadres. Nous avons ce problème à régler, 35 heures ou pas.

Actuellement, six études devraient nous conduire dans les semaines et mois qui viennent à essayer d'améliorer notre fonctionnement pour au minimum garder notre productivité s'il faut réduire le temps de travail, voire l'améliorer.

Demain, la loi est votée ; qu'allons nous faire ? Je pense que nous allons négocier avec les partenaires sociaux. C'est toujours la méthode que nous avons choisie à Aérospatiale. La politique contractuelle est très active. Dans mes douze à treize ans de patron des ressources humaines d'Aérospatiale, nous n'avons pas signé d'accord salarial seulement à deux reprises. Cela arrive.

Sur le temps de travail, c'est la même chose. On part avec l'idée que la loi va arriver, on va l'étudier, car je pense que les amendements divers vont l'aménager d'une façon telle que l'on aura, derrière, à en prendre connaissance et à négocier avec les partenaires sociaux.

Nous étions enclins, comme d'habitude, à engager une politique salariale en 1998. Nous n'allons pas renoncer à celle-ci, mais nous la couplerons, peut-être pas formellement en parallèle mais, quand nous négocierons le salaire, nous penserons temps de travail et quand nous penserons temps de travail, nous penserons salaire.

Passer de 37 h à 35 heures représente + 5,4 %. L'année dernière, la masse salariale d'Aérospatiale a crû de 3,2 %. J'envisage certaines compensations mais pas totales. On l'a peut-être fait dans le passé pour certains cas, mais je pars avec l'idée -les négociations le diront- de ne pas compenser totalement. On a quelques références. Je vous ai dit que nous avions l'hélicoptère à 40 %, certains à 50 %. 50 % est-elle la bonne règle ? Je ne sais pas.

Va-t-on commencer à dire que, s'il faut arriver à 35 heures au 1 er janvier de l'an 2000, on ne bougera pas et que l'on attendra tranquillement l'an 2000, ou ne serait-il pas plus simple, si la loi m'y incite ou m'y oblige à diminuer d'une demi-heure au 1 er juillet 1998, ou une demi-heure au 1er janvier, et de profiter de ces petits coups de pouce pour pratiquer une politique salariale possible ?

Je devrais être capable de faire un peu de réduction du temps de travail, un peu de salaire pour maintenir une certaine dynamique, et maintenir les deux en même temps, sachant que nous souhaiterions que le projet de loi laisse de la souplesse à un système que l'on pratique déjà : la flexibilité et l'annualisation. Par jour de congé entier on est à l'annualisation. On n'envisage pas que ce soit douze minutes de moins par jour.

Nous souhaitons maintenir un cadre annuel, que les heures supplémentaires soient encore possibles avec un quota suffisant -150 h/180 heures me paraîtraient un bon taux-, et laisser un horaire un peu supérieur aux cadres. Le forfait actuellement chez nous est de 39 heures 30. Faut-il le ramener à 38 heures ? Nous désirerions un dispositif spécifique pour les cadres.

Par ailleurs, du point de vue fiscal, le compte épargne temps nous pose problème car les provisions nécessaires à la constitution d'un compte épargne temps ne sont, me semble-t-il, pas juridiquement très fondées.

Je dis au financier de la maison que je vais approvisionner un compte épargne temps qui va se traduire par une dette à échéance de 30 ans parce que celui qui a un compte épargne-temps va l'utiliser longtemps. Je donne un exemple que je cite toujours aux syndicats : deux ans = 104 semaines. Si on voulait que quelqu'un parte à la retraite à 58 ans au lieu de 60 ans, il faudrait qu'il économise 4 semaines pendant 25 ans, ce qui est beaucoup. Il pourrait partir deux ans plus tôt car il aurait 104 semaines. Cela vous montre l'importance de l'investissement.

Nous souhaiterions qu'à l'occasion de cette loi, les parlementaires puissent donner la facilité aux entreprises de provisionner le compte épargne-temps, car on apporterait une solution à un problème. Si la réduction du temps de travail se concrétisait uniquement par un déplacement des jours sur la fin de carrière, cela permettrait de régler un autre problème qui est celui des départs anticipés, sachant que les collectivités pourront supporter les coûts des départs anticipées du FNE.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - M. René Chabod a été particulièrement intéressant et est allé au devant d'un certain nombre de nos interrogations.

Je rebondis sur l'épargne-temps. C'est un bon dispositif mais, dans ce pays, le fisc a tendance à penser que lorsqu'un agent économique constate une charge, un autre, simultanément, doit constater un revenu. Il faudra qu'un jour le fisc s'aligne sur l'expression de la réalité économique.

Pour l'immédiat, il serait prudent pour les entreprises qui pratiquent l'épargne-temps de constituer des provisions pour faire face le moment venu aux charges qui en résulteront, et j'espère que l'on pourra trouver avec des marges budgétaires plus substantielles les bonnes réponses pour permettre la déductibilité au moment où l'entreprise constitue sa provision, et ne pas sanctionner le bénéficiaire qui percevra un revenu plus tard qui, à ce moment-là, s'exposera à l'impôt sur le revenu.

Techniquement, on doit pouvoir y arriver. Il reste encore des arbitrages budgétaires difficiles.

Vous contribuez à la production d'Airbus, et vous êtes mieux placé que quiconque pour vivre les contraintes et les exigences d'une harmonisation européenne. Comment cela se passe-t-il avec les autres partenaires -DASA, British Aérospace, CASA- quand vous comparez vos droits du travail, la part que représentent les frais de personnel dans votre valeur ajoutée respective ?

Sur ce point particulier, pouvez-vous nous apporter des précisions, puisque vous devez avoir des éléments de comparaison ?

Par rapport à Boeing, que représentent les coûts de main-d'oeuvre chez vous quand on fabrique un Airbus ?

En matière de délocalisation, il s'est dit à un moment que certains contrats d'exportation comportaient des exigences de la part des clients qui tendaient à requérir de votre part une sous-traitance locale. Est-ce un processus qui se développe, et le passage à 35 heures, s'il s'apparentait à une mesure très contraignante, serait-il un facteur de délocalisation plus fort ? On dit que l'on fabrique des portes et des pièces d'Airbus à l'étranger. Où en sommes-nous sur ce plan particulier ?

De votre point de vue, cet abaissement par la loi vous facilite-t-il la tâche, vous qui avez une culture et une pratique régulière de négociation ?

Enfin, globalement, si cet instrument est mis en oeuvre, est-il de nature à créer des emplois et, à défaut d'en créer, d'éviter d'en supprimer ?

M. René CHABOD - Merci, monsieur le ministre, sur ce que vous avez dit sur l'épargne-temps. Je vois que le dossier progresse.

Par exemple, Eurocopter est une entreprise intégrée par excellence. Autant Airbus est la juxtaposition de quatre entreprises, autant Eurocopter a un état-major commun. Nous avons mis en place des contrats de droit français pour tous les personnels qui sont en France, et les personnels français qui vont en Allemagne ont des contrats de droit allemand avec le choix entre la sécurité sociale française et les régimes locaux.

Sur le temps de travail, plutôt que de raisonner en hebdomadaire, il faut raisonner en annuel. On peut dire que les Allemands et nous avoisinons les 1.600 heures en annuel. Les Anglais seraient plutôt du côté de Boeing qui est à 1.800 heures annuelles, mais il faut faire intervenir le coût de main d'oeuvre, plus les problèmes de change.

Avec les Allemands, nous avons à peu près les mêmes coûts salariaux, car ils sont avec un même système de couverture sociale comparable, encore que les régimes obligatoires sont moins importants, mais on se rend compte que, dans les entreprises les régimes facultatifs existent et font que, lorsqu'on compare, il n'y a pas beaucoup de différence. Les impôts directs sont plus élevés en Allemagne et, quand on part du salaire brut, auquel on enlève les charges sociales et les impôts, le Français ne se situe pas trop mal quant à ce qui lui reste. Les Anglais travaillent beaucoup, ont des coûts salariaux et des charges sociales inférieurs aux nôtres.

Quant à British Aérospace, les méchantes langues d'Aérospatiale disent que la productivité chez les Anglais n'est pas extraordinaire. Toutes les visites de techniciens qui ont pu être engagées chez les Anglais montrent que la productivité serait inférieure à la nôtre. On l'a vu avec les grèves d'il y a quelques années où British Aérospace était paralysé par les grèves qui ont compromis pendant quelques mois les livraisons d'avions.

Boeing aurait plus d'heures que nous avec des coûts salariaux inférieurs aux nôtres. Les gens s'interrogent sur la productivité -j'ai fait allusion à leur mécanisme de gestion du personnel- du fait qu'ils se privent de beaucoup de compétences par des licenciements massifs. Les courbes d'apprentissage sont aussi très longues.

Sur les délocalisations, je vais vous raconter une anecdote que je connais depuis peu de temps et qui a trait aux portes d'Airbus qui sont très compliquées. Il faut qu'elles soient étanches, qu'elles ferment bien...

Dans les contacts que nous avions eus avec les amis chinois, ils avaient demandé à fabriquer des portes d'Airbus. Nous leur en avons donné deux par mois à fabriquer, à 1.000 dollars la porte, par exemple. Il y a quelque temps, le président Michot est retourné en Chine, et le patron de l'entreprise qui réalisait les portes voulait reparler de ce sujet. " Monsieur le Président, nous souhaiterions ramener la production mensuelle des portes d'Airbus de deux à une, car nous y arrivons tout juste, et nous souhaiterions également que vous augmentiez les prix car nous ne nous en sortons pas ".

On a quelques exemples qui montrent que la délocalisation n'est pas forcément la bonne solution. Il est parfois nécessaire, quand on vend du matériel, de concéder des fabrications en local, mais ce n'est pas dans un but de dire " c'est trop cher en France on va faire là-bas ", mais parce que si l'on ne concède pas de la sous-traitance au Canada qui nous a acheté des Airbus à une époque ou aux Philippines, on ne vendra pas. Les syndicats le savent, si l'on veut vendre, il faut donner du travail, et tous les échos montrent que n'est pas la qualité que l'on a en France.

Des sous-traitances ont été rapatriées et l'on arrive maintenant à être moins chers qu'eux.

Pour conserver de la productivité, il faudra mieux s'organiser encore et, pour cela, on fera appel à la créativité du personnel. Il y a des progrès à faire dans les structures. On est trop lourd et pas assez flexible. On va réagir.

Loi ou politique contractuelle ? Jusqu'à présent, on a pratiqué la politique contractuelle et, quand il était nécessaire, on a su passer à 35 heures.

Avec la loi, on va perdre la liberté. Si elle est trop contraignante, les partenaires sociaux vont peut-être penser que ce n'est pas la peine de négocier, qu'il faut attendre la loi, et la voiture balai les ramassera. Le mécanisme présenté devra être managé avec soin. On souhaitait à Aérospatiale négocier étape par étape. La loi le permettra-t-elle ? On ne le sait pas.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Allez-vous créer des emplois du fait de la loi ?

M. René CHABOD - On créera des emplois parce qu'heureusement l'activité Airbus est cyclique et, dans la phase actuelle, nous allons embaucher.

M. Alain GOURNAC, président - Pensez-vous, en tant que délégué général des ressources humaines, que la loi va être créatrice d'emplois ?

M. René CHABOD - Peut-être en production ; je ne sais pas faire autrement, sauf si l'on se réorganise. Il y aura peut-être des créations d'emplois, peut-être pas proportionnelles, mais elles viendront de l'augmentation de l'activité. Supposons que l'année prochaine 1.000 recrutements soient à effectuer sur les secteurs avions de la maison, je n'ai pas prévu jusqu'à présent d'y rajouter quelque chose en termes de réduction du temps de travail. On verra après.

M. André JOURDAIN - Pour les personnes qui travaillent en VSD, qui ont un horaire actuel de 30 heures par semaine, si la loi sur les 35 heures s'applique, leur horaire passera-t-il à 26 ou 28 heures ?

Une deuxième question émane d'un chef d'entreprise de mécanique de précision. Il a une quarantaine d'employés, son coût de main-d'oeuvre est de l'ordre de 60 % par rapport à ses produits finis. Il me disait que, s'il appliquait les 35 heures avec compensation salariale, il allait vers une augmentation du coût de ses produits. Par exemple, un de ses clients, l'Aérospatiale, acceptera-t-elle cette augmentation de prix ?

Si elle n'accepte pas, il sera obligé de s'automatiser beaucoup plus qu'il ne l'est actuellement et ne créer aucun emploi. L'Aérospatiale acceptera-t-elle des augmentations de prix de ses fournisseurs ?

Mme Marie-Madeleine DIEULANGARD - Je ferai une remarque : j'espère, monsieur le directeur, que la remarque que vous avez faite à l'instant concernant les Chinois et leurs hésitations, pour ne pas dire leur refus vis-à-vis de la construction aéronautique, s'appliquera de longues années pour la construction navale, car ils vont devenir très concurrentiels de la construction navale française, pour Saint-Nazaire par exemple.

Cela fait plusieurs jours que fonctionne cette commission d'enquête ; cela change un peu de tonalité. Votre audition nous montre que des employeurs, des responsables d'entreprises abordent cette loi devant réduire la durée légale du temps de travail autrement que par des a priori et des refus, dans le cadre d'un examen sérieux, et qu'une partie des employeurs envisage des négociations salariales, ainsi que l'examen minutieux de cette loi, ce qui est favorable en termes d'honnêteté et d'intégrité.

Vous avez dit, concernant la création d'emplois " Je serai prudent ". On vous comprend. 10 % de réduction du temps de travail -5 % pour vous- ne doivent pas être appliqués mathématiquement aux créations d'emplois. Vous avez dit que l'on créera de l'emploi sous certaines conditions, et l'une de celles-ci est d'augmenter le volume d'activité et d'améliorer le taux de compétitivité horaire.

A combien estimez-vous le taux de gain de productivité horaire possible dans votre entreprise ? De ces gains de productivité dépendront les créations d'emplois à venir. Ce sera variable selon les entreprises mais, pour un groupe comme le vôtre, avec plusieurs sites, avez-vous commencé à travailler sur des simulations et estimations concernant les gains de productivité horaires ?

Les sous-traitants craignent que l'Aérospatiale les contraigne davantage en serrant les prix, en leur demandant d'améliorer les coûts, et que ce soit eux qui portent les conséquences de cette réduction du temps de travail.

M. René CHABOD - Les formes de travail qui sont déjà, soit à 35 heures, soit à 32 heures, le resteront. Le problème se posera en termes de compensations financières. Il faudra même pour ceux-là faire un geste, sinon l'équité serait compromise.

Le coût de la main d'oeuvre ? 60 % dans certaines parties de l'entreprise. Il est vrai que nous ne sommes pas une entreprise de main-d'oeuvre. Pour 50 milliards de francs de chiffre d'affaires, les frais de personnel, c'est-à-dire les salaires eux-mêmes, les charges et tout ce que l'on peut rajouter représentent 10 milliards de francs. Vous voyez le coût du salaire dans une entreprise de haute technologie... Le produit et les équipements sont assez chers.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Par rapport à Boeing ?

M. René CHABOD - C'est la même.

J'ai dit que l'on allait essayer, face à cette obligation de réduire le temps de travail, d'améliorer notre productivité. La première voie à creuser est la suivante : ne peut-on pas diminuer le coût de nos approvisionnements ? C'est ce que l'on a fait. On achète en plus grand nombre, on diminue les coûts et on fait l'analyse de la valeur.

Je ne suis pas acheteur dans la maison, mais on aura tendance à dire, en tant que donneur d'ordre, que l'on ne veut pas savoir si les produits augmentent. La productivité passe par les approvisionnements. Egoïstement, j'aurais tendance à renvoyer vers les plus dépensiers que moi dans l'entreprise, les responsables achats par exemple, avant " de taper " sur les salaires.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Sur ce point particulier, vous vous comportez comme les centrales de distribution. Pour prendre des parts de marché, vous expliquez à vos fournisseurs et vos sous-traitants qu'ils sont les variables d'ajustements.

M. René CHABOD - On essaie de les mettre dans des accompagnements technologiques et de partenariat car, si nos sous-traitants nous lâchent, on ne vendra plus. On leur demande la qualité et la sécurité dans les approvisionnements. Je pense qu'on les traite mieux que des fournisseurs d'épicerie. On a besoin de nos fournisseurs. Il y a des noms prestigieux. On sait que ce sont des grandes familles aéronautiques que l'on ne traite pas " par-dessus la jambe ", mais on leur demande des efforts.

Tous les gains de productivité que nous avons réalisés ont profité aux clients. Demain, si Renault ou Citroën veulent vendre moins cher, il faudra que les gains de productivité aillent aux clients. Il conviendra de partager entre les clients et les salariés. La politique salariale n'est pas si mal et, quand ils se plaignent, je leur demande d'aller consulter la convention collective départementale, que l'on applique demain s'ils le veulent ! En dépit des difficultés, la politique salariale est correcte. Le prix des avions a baissé de 30 % en cinq ans. On a dû faire 6 % de gains de productivité par an.

Il faudra faire un peu plus, d'où les études lancées sur comment mieux étudier, les bureaux d'études travaillent-ils bien et ne peut-on pas faire moins cher, ont-ils la bonne documentation ? Ne refont-ils pas des études qui ont été faites ailleurs, sont-ils bien documentés, ne peuvent-ils pas travailler chez eux ?

Si demain, on les fait travailler chez eux, je n'aurai pas à compter le temps de travail nous disent certains. Les gains de productivité oui, mais pour qui ? Jusqu'à aujourd'hui, c'était pour le client. Demain, il faudra en laisser pour la réduction du temps de travail. A combien se chiffrent-ils ? Je ne sais pas.

M. Alain GOURNAC, président - Pensez-vous que, dans votre entreprise, il y a encore une réserve de gains de productivité ?

M. René CHABOD - Il faut faire confiance au personnel.

Dans des entreprises comme Saint-Nazaire, le personnel lui-même a décidé en réfléchissant. Aussi, on a cassé les chaînes hiérarchiques et réalisé des gains de productivité. Je ne sais pas si c'est terminé. L'imagination n'a pas de limite.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - On dit que le comité d'entreprise d'Aérospatiale est bien doté. Qu'en est-il et quelle est la proportion par rapport à la masse salariale ?

M. Alain GOURNAC, président - Les comités d'entreprise d'Aérospatiale sont bien dotés.

M. René CHABOD - Par une disposition qui date de 1947, M. Tillon, alors ministre, a décidé qu'au lendemain de la guerre il fallait reconstruire l'industrie aéronautique qui était un fer de lance. Il a pensé qu'il fallait nourrir substantiellement les travailleurs qui se dévouaient à la reconstruction aéronautique et a décidé que l'on accorderait 5 % de la masse salariale aux comités d'entreprise.

A l'époque, c'était essentiellement pour la restauration. Ce texte est resté et les entreprises aéronautiques qui existaient à l'époque , notamment Dassault, cotisent toujours ces 5 %. Mon collègue de chez Dassault est allé devant les tribunaux pour dénoncer ces 5 %, ce qui fut impossible. C'est un acquis intangible. De temps en temps, on critique le 1 % d'EDF. Je me tais sur les 5 % d'Aérospatiale, car cela contribue à créer une collectivité.

M. Alain GOURNAC, président - Dassault voulait passer de 5 à 3 %, mais en vain.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Les frais de personnel représentent 10 milliards de francs ?

M. René CHABOD - 10 milliards de francs chargés.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur- Cela fait 7 milliards de francs, y compris les 5 %.

Cela fait à peu près 6 milliards de francs de salaire, donc c'est une dotation de 300 MF.

M. René CHABOD - Un peu plus.

M. Alain GOURNAC, président - Nous remercions monsieur le directeur et M. René Chabod de ses déclarations et de ses réponses aux questions. Vous avez enrichi la commission d'enquête qui va continuer son travail demain toute la journée.

M. René CHABOD - J'ai été peut-être un peu optimiste.

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