B. UNE INITIATIVE DONT LES GRANDS DÉTERMINANTS RESTENT À PRÉCISER
1. Des modalités de financement encore imprécises
L'enveloppe budgétaire que la Commission européenne propose d'allouer au programme visant à renforcer la BITDE s'élève à 1,5 milliard d'euros pour la période allant jusqu'au 31 décembre 2027. Pour les actions visant à renforcer la BITD ukrainienne, des contributions financières supplémentaires devaient être précisées ultérieurement : le Conseil européen a finalement adopté le 21 mai une décision autorisant l'emploi à cette fin des intérêts provenant des avoirs russes gelés7(*).
Cette initiative règlementaire intervient cependant dans un contexte de renouvellement des institutions européennes et de relèvement des ambitions politiques. Le nouveau commissaire à la défense, le Lituanien Andrius Kubilius, a ainsi plaidé, lors de son audition par le Parlement européen, pour une enveloppe de soutien à la défense de 500 milliards d'euros sur dix ans, et s'est engagé à publier un Livre blanc dans les 100 premiers jours de la nouvelle Commission. D'aucuns s'attendent par conséquent à ce que le programme EDIP n'en soit qu'à sa première version.
2. Une ambition qui ne saurait toutefois s'affranchir totalement des traités
L'initiative de la commission des affaires européennes, approuvée par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, a conduit le Sénat à adopter, le 5 juin 2024, une résolution européenne portant avis motivé, par laquelle il a contesté le respect, par cette proposition de règlement européen, des principes de subsidiarité et de proportionnalité.
La résolution portant avis motivé du Sénat du 5 juin 2024
La commission, à la suite de la commission des affaires européennes, a déjà dénoncé la méconnaissance des principes de subsidiarité et de proportionnalité par certaines dispositions du règlement. Celui-ci procède en effet à une discrète communautarisation de certaines compétences rattachables à l'organisation de la défense :
- Choix inapproprié des bases juridiques. La défense n'étant pas une compétence de l'Union mais des États membres, le texte proposé comprend 67 articles répartis en trois piliers, reposant sur quatre bases juridiques différentes : un premier pilier de mesures est fondé sur l'article 173 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), relatif aux conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union. Un deuxième ensemble de mesures relatives au marché européen des équipements de défense est fondé sur l'article 114 du TFUE, qui traite du fonctionnement du marché intérieur. Le troisième pilier, qui comprend des mesures destinées à soutenir l'industrie ukrainienne, se réclame de l'article 212 du TFUE, relatif aux actions de « coopération économique, financière et technique, y compris d'assistance en particulier dans le domaine financier, avec des pays tiers autres que les pays en développement ».
- Introduction de la Commission dans des mécanismes intergouvernementaux : c'est le cas, aux articles 22 et suivants, des structures pour programmes d'armement européens, qui regroupent la demande de produits de défense tout au long du cycle de vie à l'instar des coopérations structurées permanentes, ou bien des projets de défense européens d'intérêt commun constitués en vue d'un financement par le programme (article 15). L'article 57 crée en outre un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense pour aider à la programmation et à l'acquisition conjointes d'équipement de défense, favoriser la coordination et la résolution des conflits des plans d'acquisition des États membres, et fournir des orientations stratégiques pour mieux faire coïncider l'offre et la demande - ce qui relève pour l'heure de l'Agence européenne de défense.
- Centralisation d'informations sensibles sans filtre étatique : l'article 40 autorise la Commission à cartographier les chaînes d'approvisionnement de l'Union dans le secteur de la défense. L'article 41 lui permet d'assurer un suivi régulier des capacités de fabrication de l'Union à l'approvisionnement en produits nécessaires en cas de crise. L'article 14 permet l'établissement d'un catalogue unique, centralisé et actualisé des produits de défense mis au point par la BITDE. Ces mécanismes regroupent des informations sensibles sans filtre étatique.
- Pouvoirs exceptionnels de la Commission en situation de crise : les articles 43 à 50 prévoient que des régimes d'« état de crise d'approvisionnement » et d'« état de crise d'approvisionnement liée à une crise de sécurité » pourraient être activés en cas de risque de perturbation grave d'un produit nécessaire en cas de crise. La Commission pourrait alors adopter des mesures préventives, collecter des informations et passer des commandes prioritaires, et des sanctions frapperaient les opérateurs qui ne s'y conformeraient pas.
La création d'un commissaire à la défense dans la nouvelle Commission présidée par Ursula von der Leyen est en soi l'expression d'un affranchissement de la lettre et de l'esprit des traités, qui prennent soin de réserver la compétence défense aux États membres - du moins tant que le Conseil européen n'aura pas statué à l'unanimité sur l'opportunité de passer d'une « politique de défense commune de l'Union » à une « défense commune » (article 42 du TUE).
* 7 Décision (PESC) 2024/1470 du Conseil du 21 mai 2024 modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine.