II. UNE ABROGATION IMPOSSIBLE, UN ASSOUPLISSEMENT AVENTUREUX : LE NÉCESSAIRE REJET DE LA PROPOSITION DE LOI
Face à ces critiques récurrentes, la question de la suppression ou de l'amodiation de l'article 40 de la Constitution est donc posée par la présente proposition de loi. Sur la proposition de son rapporteur, la commission n'a néanmoins pas souhaité donner suite à cette initiative.
A. UNE DISPOSITION COMMUNE À DE NOMBREUSES CONSTITUTIONS ET INTÉGRÉE À LA PRATIQUE DES PARLEMENTAIRES
1. Une disposition commune à de nombreux régimes
Malgré les critiques dont elle fait l'objet, « l'ascèse constitutionnelle à laquelle doivent aujourd'hui s'astreindre les titulaires du droit d'amendement »57(*) n'apparaît aujourd'hui nullement comme une anomalie constitutionnelle française. Comme Anne Levade, professeur de droit public, l'a relevé dans sa contribution écrite remise au rapporteur, « on aurait tort de considérer que ces dispositions sont isolées ou atypiques. » Bien au contraire, « la limitation du droit d'initiative des parlementaires en matière financière est classique dans les régimes parlementaires. »
Interrogé sur ce sujet par le rapporteur, le professeur Aurélien Baudu a ainsi souligné qu'« il n'est pas rare de retrouver au sein de certains États de l'OCDE58(*), comparable au nôtre, un encadrement du pouvoir d'amendement des parlementaires en matière financière, afin de contrôler des propositions législatives ou des amendements législatifs qui viendraient remettre en question l'équilibre des textes financiers, dont l'initiative est exclusivement gouvernementale. » Sans prétendre à l'exhaustivité, peuvent ainsi être cités plusieurs exemples.
Au Royaume-Uni, le droit d'amendement budgétaire des parlementaires est drastiquement limité. Comme le rappelle Alexandre Guigue, maître de conférences en droit public, « l'un des principes fondamentaux du droit budgétaire britannique est le principe de l'initiative financière de la Couronne59(*). » Ainsi, « le 11 décembre 1706, la chambre des Communes adopte une résolution dans le but d'empêcher toute initiative financière de la part des parlementaires », une règle « codifiée par un standing order60(*) en 1713. » Il en résulte « que la Couronne est seule habilitée à prendre des initiatives en matière de dépenses et, implicitement, de recettes » et que « les prérogatives des parlementaires britanniques sont donc fortement limitées, puisque toute initiative leur est interdite en matière de recettes et de dépenses. » Le professeur Aurélien Baudu, questionné par le rapporteur, estime ainsi que ce fonctionnement procède d'une « forme d'interdiction politique des amendements portant atteinte à l'équilibre budgétaire, avec une discussion parlementaire sans conséquence ou presque sur celui-ci » qui peut être comprise comme un corollaire de la confiance que le Parlement accorde au Gouvernement, le second procédant du premier. En tout état de cause, le régime britannique qui ne peut être suspecté d'une rationalisation excessive du parlementarisme, prévoit ainsi une restriction franche de l'initiative parlementaire coûteuse pour les finances publiques.
À l'échelle européenne, plusieurs régimes constitutionnels continentaux, qui organisent souvent l'équilibre entre des pouvoirs législatif et exécutif perçus comme concurrents, sont également marqués par une restriction de l'initiative parlementaire en matière budgétaire. Sans multiplier les exemples, deux modèles semblent ainsi exister.
D'une part, les régimes dans lesquels l'approbation du Gouvernement est nécessaire à la poursuite d'une initiative parlementaire coûteuse pour les finances publiques. L'on pense notamment à l'article 113 de la Loi fondamentale allemande, qui prévoit que les « lois qui augmentent les dépenses budgétaires proposées par le Gouvernement fédéral ou qui impliquent des dépenses nouvelles ou qui en entraîneront pour l'avenir doivent être approuvées par le Gouvernement fédéral. Il en est de même des lois qui impliquent des diminutions de recettes ou qui en entraîneront pour l'avenir. » Interrogé par le rapporteur, le professeur Xavier Cabannes a notamment précisé que le Gouvernement est en mesure de demander une nouvelle délibération au Bundestag ou refuser son approbation quant à de telles initiatives. De façon identique, l'alinéa 6 de l'article 134 de la Constitution espagnole prévoit également que « toute proposition ou tout amendement qui entraînerait une augmentation des crédits ou une réduction des recettes budgétaires devra recevoir l'accord du Gouvernement pour suivre son cours ».
D'autre part, certains régimes posent une interdiction de principe à l'initiative parlementaire coûteuse. Ainsi, l'alinéa 2 de l'article 167 de la Constitution portugaise prévoit, de façon plus stricte, que « les députés, les groupes parlementaires, les assemblées législatives des régions autonomes et les groupes de citoyens électeurs ne peuvent présenter aucune proposition de loi, aucun projet, ni aucun amendement qui entraînerait, pour l'exercice budgétaire en cours, une augmentation des dépenses ou une diminution des recettes de l'État prévues au Budget. »
L'article 40 de la Constitution semble à cet égard constituer une disposition hybride : bien qu'il pose une interdiction de principe de l'initiative parlementaire coûteuse, le Gouvernement peut « lever le gage » d'une création ou aggravation de charge en exprimant son accord, par écrit ou dans une communication orale publique, avec la disposition contestée.
Au bénéfice de ce rapide tour d'horizon, l'article 40 de la Constitution ne semble en tout état de cause pas une disposition constitutionnelle particulièrement originale à l'échelle d'États comparables.
2. Une disposition désormais intégrée à la pratique des parlementaires
Si la critique de l'ensemble des motifs d'irrecevabilité de leurs amendements est courante, force est de constater que les parlementaires ont désormais pleinement intégré dans leur pratique le nécessaire respect de l'article 40 de la Constitution.
Faut-il voir en cela une « auto-censure », pour reprendre les termes de Didier Migaud et Jean Arthuis dans leur tribune du 16 mai 2008 ? Il est à tout le moins permis d'en douter, le nombre des amendements déposés tendant plutôt à croître.
Évolution du nombre
d'amendements
déposés et déclarés irrecevables
au Sénat depuis 2008
Source : commission des lois du Sénat
à partir de données fournies
par la direction de la
séance du Sénat
Cette augmentation du nombre d'amendements s'est accompagnée d'une légère augmentation tendancielle du taux d'irrecevabilité.
Évolution du taux
d'irrecevabilité
des amendements au Sénat depuis
2008
Source : commission des lois du Sénat
à partir de données fournies
par la direction de la
séance du Sénat
Le rapporteur estime néanmoins qu'une telle augmentation peut être regardée comme la conséquence logique de l'augmentation tendancielle du nombre d'amendements, elle-même liée à l'accroissement du nombre de textes examinés par le Parlement. Elle est également fortement dépendante de la nature des projets ou propositions de loi discutés, les derniers textes soumis au Parlement en matière de décentralisation ou de retraites étant par nature très propices au dépôt d'amendements venant tester les « limites » de l'article 40.
Davantage qu'une auto-censure, qu'une « auto-discipline »61(*), voire qu'une « auto-infantilisation »62(*), le rapporteur souligne la nécessaire « auto-limitation » des parlementaires qui, « le plus souvent, s'appliqueront à ne pas déposer de propositions susceptibles d'être déclarées irrecevables63(*). » En d'autres termes, l'on peut constater, à la suite de Philippe Marini dans son rapport précité, une « bonne "appropriation" des règles de la recevabilité financière par les sénateurs ». En d'autres termes, comme l'avait prédit Paul Reynaud lors des travaux préparatoires à la rédaction de la Constitution de 1958, les parlementaires sont effectivement devenus « des économes devant un gouvernement dépensier64(*). »
Dans ces conditions, le maintien d'une telle disposition dans la Constitution paraît d'autant plus nécessaire que son abrogation aurait des effets difficilement commensurables.
* 57 Voir Granger, Marc-Antoine, « La rénovation du droit d'amendement », Revue française de droit constitutionnel, vol. 75, no. 3, 2008, pp. 585-599.
* 58 Questionné à ce sujet par le rapporteur, le professeur Éric Oliva a ainsi évoqué une typologie des différentes situations pouvant exister quant à l'initiative parlementaire financière : la possibilité pour les parlementaires de proposer des amendements sans restriction particulière (États-Unis) ; la possibilité pour les parlementaires de proposer des amendements à la condition de respecter l'équilibre ou l'excédent budgétaire prévu par l'exécutif (Espagne) ; la possibilité pour les parlementaires de proposer des amendements modifiant l'équilibre budgétaire, avec l'accord de l'exécutif (Irlande) ; l'impossibilité d'amender, le budget ayant vocation à être simplement accepté ou rejeté par le Parlement (Grèce) ; la possibilité pour les parlementaires de diminuer dépenses et ressources, sans les augmenter ni en créer de nouvelles (Canada) ; enfin, la situation dans laquelle le droit d'amendement des parlementaires est régi de manière spécifique, dans laquelle est classée la situation française.
* 59 Guigue, Alexandre, « Les pouvoirs budgétaires des parlements français et britannique pendant la Grande Guerre » in Descamps, Florence, et Laure Quennouëlle-Corre, Finances publiques en temps de guerre, 1914-1918 : Déstabilisation et recomposition des pouvoirs, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2016, (pp. 49-72).
* 60 Les standing orders constituent le corpus des règles régissant le fonctionnement des assemblées britanniques - la même terminologie étant employée dans d'autres pays du Commonwealth. Le standing order n° 48 prévoit ainsi que « This House will receive no petition for any sum relating to public service or proceed upon any motion for a grant or charge upon the public revenue, whether payable out of the Consolidated Fund or the National Loans Fund or out of money to be provided by Parliament, or for releasing or compounding any sum of money owing to the Crown, unless recommended from the Crown. ».
* 61 Éric Woerth, alors ministre du budget avait décrit en ces termes l'article 40 de la Constitution. Voir le compte rendu intégral de la séance du 19 juin 2008.
* 62 Ainsi le député Arnaud Montebourg avait-il qualifié l'article 40 de la Constitution en séance publique, à l'Assemblée nationale, lors de la première séance du mercredi 28 mai 2008. Voir le compte rendu intégral sur le site de l'Assemblée nationale.
* 63 Chavy, Pierre, « L'application de l'article 40 de la Constitution : des jurisprudences et des pratiques parlementaires méconnues », Revue française de droit constitutionnel, 2017/1, n° 109, pp. 23-47.
* 64 Cité notamment par Jean-François Kerléo dans l'article précité.