III. L'INTÉGRATION D'EXPERTISE FRANCE AU SEIN DU GROUPE AGENCE FRANÇAISE DE DÉVELOPPEMENT
Depuis le 1 er janvier 2022, l'opérateur Expertise France en charge de la coopération technique internationale est intégré au sein du groupe Agence française de développement.
Cette opération, dont l'ambition avait été formalisée par le gouvernement dès 2018, a été permise par l'adoption des dispositions de la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.
Les rapporteurs spéciaux ont souhaité réaliser un travail de contrôle permettant de dresser un premier bilan d'étape de l'intégration de l'opérateur au sein du groupe AFD.
A. UN OPÉRATEUR DÉJÀ PROCHE DE L'AGENCE FRANÇAISE DE DÉVELOPPEMENT AU PLAN OPÉRATIONNEL AVANT SA FILIALISATION
1. La coopération technique internationale, une activité en faveur du développement moins investie par la France que par le passé
D'après l'OCDE 2 ( * ) , la coopération technique internationale « englobe des activités destinées à accroitre les capacités des pays en développement (...) soit par la mise à disposition directe d'intervenants extérieurs (...) soit par des actions visant à renforcer les capacités des populations locales ».
La France a longtemps fait de la coopération technique un axe fort de sa politique d'aide au développement . Ainsi, entre 1945 et 1980, la coopération technique représentait jusqu'à 70 % de l'APD totale engagée tandis qu'environ 23 000 coopérants techniques étaient mobilisés à la fin des années 1970.
Cette modalité d'intervention a largement
décliné depuis les années 1980
. En effet,
à partir de cette période la part de la coopération
technique dans l'APD totale s'est très fortement contractée pour
atteindre environ 15 % dans la période récente. De
même, les effectifs de coopérants techniques se sont largement
réduits puisqu'ils ne s'élevaient plus
qu'à
500 personnes en 2015.
Plusieurs motifs expliquent l'affaiblissement des capacités de coopération techniques de la France comme le relève Expertise France dans ses réponses au questionnaire des rapporteurs. D'abord, les moyens consacrés en part du RNB à l'aide publique au développement se sont globalement réduits au cours de la décennie 1990-2000. Ensuite, la place donnée aux coopérants techniques a fait l'objet de critiques dans la mesure où les activités exercées auraient pu, dans certains cas, l'être par des personnels locaux. Enfin, l'APD s'est davantage inscrite dans une logique de financement direct des acteurs, ce qui s'est traduit, en France, par la montée en puissance de l'Agence française de développement (AFD).
Pour autant, les principaux partenaires de la France continuent d'entretenir de fortes capacités de coopération technique ce qui tend à singulariser notre pays. Ainsi, l'Allemagne disposerait d'environ 14 000 experts et mobiliserait un budget de coopération d'environ 2,5 milliards d'euros par an. Le Japon entretient, quant à lui, environ 10 000 experts de terrain.
2. Expertise France : un opérateur central de la coopération technique française
Expertise France est le principal opérateur français pour la coopération technique internationale . Il est créé en 2015 sous le nom d'Agence française d'expertise technique internationale (AFETI) par la fusion de cinq opérateurs antérieurs :
- France Expertise Internationale ;
- Assistance au développement des échanges en technologies économiques et financières ;
- Ensemble pour une solidarité thérapeutique hospitalière en réseau ;
- la branche « Internationale » de Santé protection sociale internationale ;
- Agence pour le développement et la coordination des relations internationales.
En outre, l'article 13 de la loi n°2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale prévoyait qu'Expertise France avait « vocation à rassembler au 1 er janvier 2016 l'ensemble des opérateurs spécialisés de coopération technique ».
Les rapporteurs ont constaté qu'alors qu'elle a régulièrement été envisagée tant par l'opérateur lui-même que par la commission de la défense Affaires étrangères du Sénat ou la Cour des comptes, l'intégration de l'opérateur CIVI.POL relevant du ministère de l'Intérieur n'a pas été opérée.
Celle-ci ne leur parait de toute façon pas souhaitable compte tenu des missions particulières qui sont conduites à CIVI.POL, parfois dans le cadre du secret-défense.
Les objectifs stratégiques d'Expertise France
sont principalement définis par le contrat d'objectifs et de moyens
(COM)
qui le lie à ses
tutelles - ministère des
Affaires étrangères et ministère de l'Économie et
des finances - et qui décline les priorités fixées
notamment par le CICID du 8 février 2018 ainsi que par la loi du 4
août 2021 de programmation relative au développement solidaire et
à la lutte contre les inégalités mondiales.
Pour
un volume d'activité équivalent
à 308 millions d'euros
en 2021
, l'opérateur
intervient dans plusieurs projets de coopération technique
internationale relevant des domaines de l'action publique, notamment en
matière de :
- paix, stabilité et sécurité (37 % de son activité en 2021) ;
- gouvernance économique et financière
(11 % de son activité
en 2021) ;
- développement durable (9 % de son activité en 2021) ;
- gouvernance démocratique, justice et droits humains (9 % de son activité en 2021) ;
- santé (16 % de son activité en 2021) ;
- développement social et développement du capital humain (8 % de son activité en 2021) ;
- et d'autres domaines d'intervention (10 % de son activité en 2021).
Expertise France intervient sur des projets qui
répondent à des besoins identifiés et définis par
un bailleur en lien avec le bénéficiaire direct de
l'intervention.
L'Union européenne constitue, à cet
égard, le principal bailleur de l'opérateur (environ 52 % de
son chiffre d'affaires sur la
période 2019-2021) devant l'État
(21 % du chiffre d'affaires), l'Agence française de
développement (12 %) et diverses organisations internationales.
Afin de répondre à la commande qui lui est passée, Expertise France assure l'identification, le recrutement et la gestion des experts techniques mobilisés. Certains experts qui ont vocation à exercer leur mission sur une longue période sont recrutés sous contrat à durée déterminée d'usage (CDDU) tandis que ceux qui interviennent sur des missions plus courtes le sont sous contrat à durée déterminée. En outre, lorsqu'ils sont fonctionnaires, les experts peuvent bénéficier de mesures de mises à disposition ou de détachement.
Les contenus des interventions d'Expertise France sont, quant à eux, préparés en lien avec les bailleurs par des équipes-projets de l'opérateur qui, selon les cas, peuvent se trouver sur place ou être dépêchées sur site dans le cadre d'une phase d'instruction.
Dans ses réponses au questionnaire des rapporteurs, le ministère des Affaires étrangères indique que « l'administration centrale influence le contenu du projet relativement tôt dans le cycle projet s'agissant des projets sur financements délégués de l'Union européenne (...) le comité de fonds de soutien permet en effet aux ministères de tutelles de faire des recommandations orientant le contenu des projets présentés afin qu'ils soient alignés avec les priorités françaises. ».
Les interventions d'Expertise France sont évaluées par différents moyens. À cet égard, le COM 2015-2019 prévoyait que l'opérateur devait se doter d'une politique de suivi-évaluation ce qui est le cas depuis le mois de mai 2020. Ces évolutions ont été récemment complétées par les dispositions du COM 2020-2022 prévoyant, notamment, un renforcement de la mesure de l'impact des projets sur le terrain et la définition d'indicateurs génériques.
Concrètement, la politique d'évaluation de l'opérateur prévoit :
- que la moitié des projets d'une durée supérieure à trois ans et d'un montant supérieur à 1,5 million d'euros devront faire l'objet d'une évaluation extérieure au surplus de celles organisées par les bailleurs eux-mêmes ;
- que pour les autres projets, un dialogue avec les départements techniques détermine l'opportunité de réaliser une évaluation extérieure.
3. Un modèle économique qui repose de façon regrettable sur le versement d'une subvention d'appui de la part de l'État
Les activités d'Expertise France se distinguent en deux grandes catégories :
- les opérations financées par la commande publique (État et AFD) qui représentent 33 % du volume d'activité sur les trois précédents exercices ;
- les opérations financées par des bailleurs tiers (Union européenne, organisations multilatérales etc.) qui représentent 67 % du volume d'activité sur les trois plus récents exercices.
Si la commande publique nationale (ministères et AFD) répond à un principe de juste rémunération qui garantit la couverture complète des charges engagées tel n'est pas le cas des opérations financées par des bailleurs tiers, en particulier l'Union européenne.
Dans ce cas, les opérations sont généralement déficitaires pour l'opérateur ce qui implique qu'il soit incité à sollicite le soutien de l'État afin d'assurer son équilibre financier au travers du versement d'une subvention .
Les modalités de calcul du montant de cette subvention ont évolué lors de la négociation du COM 2020-2022. En effet, alors que celle-ci était jusqu'ici une subvention d'équilibre globale, elle s'apparente désormais à un mécanisme d'appui ciblé sur des projets structurellement déficitaires - en particulier européens - mais jugés stratégiques par Expertise France et ses tutelles.
En 2021, le montant de cette subvention s'est élevé à 8 millions d'euros , soit près de 2,5 % du chiffre d'affaires de l'opérateur ce qui est supérieur à la moyenne observée sur la période 2015-2019 (2,0 %).
Évolution de la subvention versée
par
l'État à Expertise France
(en millions d'euros - en pourcentage)
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire budgétaire
Depuis 2015, le volume d'activité de l'opérateur a fortement progressé puisqu'il a été multiplié par 2,4 pour ce qui concerne la commande publique nationale (État et AFD) et par 3,3 pour les opérations avec les bailleurs tiers.
Évolution du résultat d'Expertise France
(en millions d'euros)
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire budgétaire
L'opérateur a estimé dans ses réponses aux interrogations des rapporteurs que la mise en oeuvre du nouveau mécanisme d'appui à partir de l'année 2020 lui a permis de respecter ses objectifs et de présenter, pour la première fois, un résultat positif en 2021 (2,5 millions d'euros).
Loin de s'en satisfaire, les rapporteurs observent que le résultat net de l'opérateur reste structurellement déficitaire puisqu'à l'exclusion de la subvention d'appui, il s'établit à - 5,6 millions d'euros en 2021 soit 1,7 % du chiffre d'affaires. En 2022, le résultat net hors soutien de l'État pourrait s'élever à - 2 % du chiffre d'affaires, soit un déficit de près de 7 millions d'euros.
Évolution du résultat d'Expertise France
(en millions d'euros)
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire budgétaire
Dès lors, le modèle économique d'Expertise semble toujours reposer sur un soutien - que l'on peut présumer croissant à l'avenir - de la part de l'État .
Or, cette situation n'apparaît pas inéluctable dans la mesure où d'autres acteurs de la coopération technique internationale parviennent à atteindre l'équilibre financier sans recourir à des subventions d'équilibre.
Tel est vraisemblablement le cas de l'opérateur de coopération technique du ministère de l'Intérieur CIVIPOL qui a indiqué lors de son audition ne bénéficier d'aucune subvention d'équilibre.
Tel est également le cas du Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), opérateur allemand pour la coopération technique internationale, qui ne perçoit pas de subvention d'équilibre.
Les rapporteurs considèrent qu'Expertise France doit se diriger sur cette voie en élaborant avec ses tutelles des stratégies d'offre qui permettent d'équilibrer ses comptes sans recours à une subvention publique.
4. Des liens croissants entre Expertise France et l'Agence française de développement
L'Agence française de développement et Expertise
France entretiennent des liens commerciaux depuis la création de
l'opérateur
en 2015.
Ceux-ci se sont densifiés à compter de l'année 2020 et, en 2022, les projets conduits par Expertise France au profit de l'AFD devraient représenter 71,8 millions d'euros , soit 21,4 % de l'ensemble du chiffre d'affaires de l'opérateur.
Évolution du chiffre d'affaires d'Expertise
France réalisé
avec l'Agence française de
développement
(en millions d'euros)
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire budgétaire
Cette accélération s'explique par un rapprochement opérationnel voulu par le CICID du 8 février 2018 et qui a préfiguré le rapprochement juridique des deux entités.
Elle a été facilitée par la signature de plusieurs accords cadre entre l'AFD et Expertise France permettant à l'agence de contracter directement sans passer par une procédure concurrentielle.
* 2 Revue de l'OCDE sur le développement, La coopération technique p121 à 144, 2006.