EXAMEN EN
COMMISSION
Réunie le mercredi 31 mars 2021, la commission a examiné le rapport sur la proposition de loi n° 375 (2020-2021) visant à garantir effectivement le droit à l'eau par la mise en place de la gratuité sur les premiers volumes d'eau potable et l'accès pour tous à l'eau pour les besoins nécessaires à la vie et à la dignité.
M. Jean-François Longeot , président . - Nous passons à l'examen de la proposition de loi de notre collègue Marie-Claude Varaillas visant à garantir effectivement le droit à l'eau par la mise en place de la gratuité sur les premiers volumes d'eau potable et l'accès pour tous à l'eau pour les besoins nécessaires à la vie et à la dignité, dont l'examen en séance publique aura lieu le 15 avril prochain dans le cadre de l'espace réservé au groupe CRCE.
Je vous rappelle que cet examen s'inscrit dans le cadre du gentlemen's agreement en vertu duquel la commission ne peut modifier le texte de la proposition de loi sans l'accord du groupe auteur de la demande d'inscription à l'ordre du jour.
La Journée mondiale de l'eau, qui s'est tenue lundi 22 mars dernier, nous a rappelé l'importance stratégique de cette ressource, vitale pour les hommes et les activités économiques, dont l'apparente abondance n'est que toute relative, avec des pays en situation de stress hydrique très fort et des populations privées d'un accès sécurisé à l'eau potable, y compris dans notre pays.
Je remercie le rapporteur, M. Gérard Lahellec, pour le travail qu'il a accompli et les nombreuses auditions qu'il a conduites. Il s'agit de son premier office de rapporteur au nom de notre commission, ce dont je le félicite.
Je rappelle que notre commission a déjà examiné en 2017 un texte comportant des dispositions similaires visant à mettre en oeuvre le droit à l'eau potable et à l'assainissement, dont le rapporteur avait été notre collègue Ronan Dantec.
M. Gérard Lahellec , rapporteur . - Il s'agit en effet du premier texte que je suis chargé de rapporter au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable depuis mon élection au Sénat : en quelque sorte, pour m'inscrire dans le sujet qui nous intéresse, je me jette à l'eau...
La Journée mondiale de l'eau du 22 mars dernier a rappelé combien la question de l'accès à l'eau potable reste prégnante dans le monde. Il y a là un sujet dont personne ne peut se désintéresser, qui s'aggrave à certains endroits du monde, et m'apparaît comme le défi du siècle, y compris pour notre pays, malgré la relative abondance de l'eau sous nos latitudes. Depuis peu, des régions entières connaissent certains étés un stress hydrique qui conduit au rationnement de la ressource et à l'interdiction de certains usages.
L'eau est en effet d'une ressource vitale, essentielle à la vie : si la quantité d'eau diminuait de 20 %, cela pourrait conduire à la mort de certains êtres humains. Sans un accès sécurisé à une eau potable de bonne qualité, l'être humain ne peut s'épanouir. Il reste tributaire de la satisfaction de ce besoin qui conditionne sa survie. Sans elle, pas de dignité possible, pas de développement durable, pas de justice sociale, pas d'accès aux fruits de la croissance. Je crois que vous partagez avec moi l'idée que l'eau potable est un bien commun, dont aucun être humain ne devrait être exclu. La question de son accès universel se double d'une dimension d'accessibilité sociale, sur laquelle nous reviendrons, et qui constitue le fondement de cette proposition de loi.
Nous n'arrivons pas sur un terrain vierge de toute avancée, et le président a rappelé le travail mené en 2017 par M. Dantec. Nous n'avons pas à être révolutionnaires : nous devons parfaire l'oeuvre déjà accomplie, dans un esprit humaniste. C'est l'esprit de cette proposition de loi.
Ce droit a d'ores et déjà été consacré au plus haut niveau. Je pense notamment à l'adoption, le 28 juillet 2010, par l'Assemblée générale des Nations Unies, d'une résolution qui reconnaît le droit à l'eau potable et à l'assainissement comme un droit fondamental ; à certains pays qui ont constitutionnalisé le droit d'accès à l'eau, comme la Slovénie ou l'Uruguay ; au droit à l'eau potable, à l'assainissement et à l'hygiène, qui constitue l'objectif n° 6 des 17 Objectifs 2030 de développement durable (ODD) adoptés par les États membres des Nations Unies, qui vise à « garantir l'accès de tous à des services d'alimentation en eau et d'assainissement gérés de façon durable ».
La nouvelle directive européenne sur l'eau potable de décembre 2020 dispose également que les États membres « en tenant compte des perspectives et des circonstances locales, régionales et culturelles en matière de distribution de l'eau, prennent les mesures nécessaires pour améliorer ou préserver l'accès de tous aux eaux destinées à la consommation humaine, en particulier des groupes vulnérables et marginalisés ».
Ce droit est reconnu, proclamé, consacré, mais il s'agit d'un droit fragile. Les chiffres sont tenaces, et ce sont eux que je regarde. Selon le Baromètre 2020 de l'eau, de l'hygiène et de l'assainissement, établi par Solidarités International, 2,2 milliards d'êtres humains - soit 29 % de la population mondiale - n'ont toujours pas un accès sécurisé à l'eau potable ; 4,2 milliards d'humains - soit 55 % de la population mondiale - n'ont pas accès à l'assainissement ; et 2,6 millions de personnes, principalement des enfants de moins de cinq ans, meurent chaque année de maladies liées à une consommation d'eau insalubre.
Si, en France, la situation est naturellement bien meilleure, notre pays n'est pas épargné par certaines formes de précarité en eau et il existe toujours des exclus de l'eau. En 2013, l'Insee dénombrait encore 204 000 logements privés de confort sanitaire, c'est-à-dire d'eau courante, de WC intérieurs et d'installations sanitaires. L'Organisation mondiale de la santé estime que 1,4 million de Français métropolitains ne bénéficient pas en 2019 d'un accès à l'eau géré en toute sécurité. En outre, le 25 e rapport sur le mal-logement de la Fondation Abbé Pierre estime à 143 000 le nombre de personnes sans domicile fixe et à 91 000 celui des personnes qui vivent dans des habitats de fortune en France. Ce sont eux que l'on nomme les « exclus de l'eau ».
Il existe en outre dans notre pays ceux que l'on appelle les « précaires en eau ». En 2017, selon l'enquête « Budget des familles » de l'Insee, les charges d'eau représentaient en moyenne 1 % du budget d'un ménage en France. En raison des grandes disparités du prix de l'eau en France, avec un prix du mètre cube allant de 1,45 euro à plus de 8 euros, l'effort budgétaire diffère d'une collectivité à l'autre. L'on estime qu'au-delà de 3 % du budget des ménages, l'effort à consentir pour accéder à l'eau génère une situation de pauvreté en eau. Ajoutons à cela que le prix de l'eau en France a augmenté de 10,7 % en moyenne au cours de la dernière décennie, ce qui est supérieur à l'inflation hors tabac. L'accès aux chiffres est malaisé : la part des impayés sociaux dans les impayés globaux n'est en général pas une donnée rendue publique par les services publics d'eau.
Les associations que j'ai entendues - environ une dizaine - m'ont signalé que, selon elles, plus d'un million de personnes consacrent à l'eau plus de 3 % de leur budget. La Fondation Abbé Pierre évalue pour sa part à 1,2 million le nombre de locataires en situation d'impayés de loyer et/ou de charges.
Voilà pour ce qui est de l'écart entre le droit et le fait. Le législateur français n'est bien entendu pas resté insensible à la question : la loi Brottes de 2013 a interdit les coupures d'eau des ménages pour impayés et mis en oeuvre une expérimentation de tarification sociale de l'eau. Cela a permis d'aller plus loin que l'approche curative qui prévalait jusqu'alors, consistant en des aides à la prise en charge des factures impayées, généralement par les collectivités territoriales : centres communaux d'action sociale et fonds de solidarité pour le logement au niveau départemental.
À la différence des aides curatives, qui consistent en un droit non automatique à une aide ponctuelle et partielle à l'impayé, les aides préventives s'appliquent dès lors que le foyer satisfait aux critères prédéfinis. Elles prennent la forme soit d'une tarification intégrant une première tranche dite sociale universelle, comportant un volume d'eau donné à tarif réduit, soit d'une allocation eau. Ainsi, la ville de Dunkerque a mis en place un design tarifaire à trois tranches, avec une volumétrie pour l'eau dite essentielle, l'eau utile et l'eau confort, avec un prix au mètre cube allant de 0,85 euro à 2,1 euros. La ville de Rennes, elle, a instauré une première tranche gratuite de 10 mètres cubes pour les 180 000 abonnés du réseau. La loi Engagement et proximité de décembre 2019 a pérennisé ces possibilités de tarification sociale et a mis à la disposition des collectivités qui le souhaitent une boîte à outils leur fournissant des instruments d'action pour favoriser l'accès de tous à l'eau. Face à ce constat, il est nécessaire de consolider les acquis en garantissant de manière plus effective le droit d'accès à l'eau en France. L'eau n'a pas de prix, mais elle a un coût, qui est celui de son acheminement, de son traitement et de son assainissement. Les services de l'eau sont des services publics industriels et commerciaux (SPIC), qui reposent sur une logique de tarification à l'usager, et non sur un financement par l'impôt. En vertu de la libre administration des collectivités territoriales, les communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) qui en assurent la distribution sont libres de mettre en oeuvre des politiques locales en vue de favoriser l'accès de l'eau aux populations précaires ou marginalisées.
Je terminerai mon propos en citant la directive européenne sur l'eau potable de décembre 2020, qui enjoint aux États européens l'installation « d'équipements intérieurs et extérieurs dans les espaces publics, lorsque cela est techniquement réalisable, d'une manière qui soit proportionnée à la nécessité de telles mesures et compte tenu des conditions locales spécifiques, telles que le climat et la géographie ».
Le texte que nous examinons aujourd'hui est l'occasion d'en commencer la transposition. Son article premier consiste en l'affirmation solennelle au droit à l'eau potable et à l'assainissement pour chaque personne, qui comprend une quantité d'eau quotidienne pour répondre à ses besoins élémentaires, et à celui d'accéder aux équipements permettant d'assurer son hygiène, son intimité et sa dignité. C'est l'élévation au rang législatif de principes d'humanité qui fonderont la mise en oeuvre du droit effectif à l'eau pour chacun en France.
L'article 2 prévoit une obligation pour les collectivités territoriales ou les EPCI d'installer et d'entretenir des équipements de distribution gratuite d'eau potable ainsi que des toilettes publiques et douches gratuites, en fonction de seuils démographiques, dans un délai de cinq ans. Ainsi, les exclus de l'eau pourront trouver des points d'eau potable sécurisés et des équipements où satisfaire aux besoins d'hygiène, c'est-à-dire conserver sa dignité humaine. La crise sanitaire que nous traversons actuellement accentue ce problème. Le respect des gestes barrières implique notamment de se laver fréquemment les mains : comment le faire sans eau ?
L'article 3 prévoit l'instauration de la gratuité de l'eau potable et de l'assainissement pour l'alimentation et l'hygiène de chaque personne physique, avec la fixation annuelle d'un volume par décret pris en Conseil d'État, après avis du Comité national de l'eau. Les collectivités accomplissent leur mission de manière satisfaisante, mais la discussion de la proposition de loi rénovant la gouvernance des services publics d'eau potable et d'assainissement en Guadeloupe a mis en lumière certains dysfonctionnements de ce service public si essentiel.
Confier aux collectivités territoriales la satisfaction des besoins essentiels de leurs habitants me semble correspondre à la fois au principe constitutionnel de subsidiarité et à la raison d'être de l'action publique locale.
Je vous propose d'adopter le périmètre de recevabilité des amendements sur ce texte : sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé, les dispositions relatives à la définition du droit à l'eau potable et à l'assainissement, aux obligations qui s'imposent aux collectivités et établissements publics en matière d'équipements de distribution d'eau potable et en matière d'assainissement et à la mise en oeuvre de la gratuité des premiers volumes d'eau .
Le périmètre ainsi défini est adopté.
Pour toutes les raisons que j'ai évoquées précédemment, je vous propose d'adopter sans modification la proposition de loi que nous examinons afin qu'elle puisse être discutée dans les meilleures conditions en séance publique le 15 avril prochain.
M. Ronan Dantec . - Merci pour cette présentation très complète. C'est en quelque sorte le deuxième passage d'une proposition de loi sur le droit à l'eau, puisque le groupe écologiste, sous le quinquennat de François Hollande, avait déposé un texte qui, à l'époque, était très attendu. Mais ce texte, programmé trop tardivement par le Gouvernement, n'avait pas pu être voté. C'est un mauvais souvenir : tandis que nous l'avions adopté en commission, il avait été totalement détricoté dans l'hémicycle, alors même qu'il correspondait à des engagements internationaux de la France, et que les enjeux sociaux étaient - ils le sont toujours - extrêmement importants.
Mon groupe soutient donc cette proposition de loi, et ne déposera pas d'amendements, pour gagner du temps. Par rapport à 2017, il y a eu des avancées, notamment sur les tarifs différenciés, mais il faut aller plus loin. Avec les risques de raréfaction des ressources liés au dérèglement climatique, le droit à l'eau devrait conduire à ce qu'on ne permette pas à certains d'utiliser toute l'eau. Nous sommes tous responsables, et il faut partager la ressource. J'espère en tous cas que, quatre ans après, ce texte sera consensuel. À l'époque, notre débat n'avait pas été à la hauteur.
M. Hervé Gillé . - Cette proposition de loi reprend, en effet, des travaux engagés en 2017, quand plusieurs de nos collègues s'étaient investis sur ce sujet, notamment Michel Lesage, Jean Glavany, Jean-Paul Chanteguet, Marie-George Buffet, François-Michel Lambert, Bertrand Pancher, Stéphane Saint-André - cela montre bien une certaine transversalité politique. On peut regretter qu'ils n'aient pas pu aboutir. En ce qui nous concerne, nous soutenons cette initiative.
Nous insistons toutefois sur la nécessité d'une bonne visibilité pour les collectivités gestionnaires sur le niveau de la gratuité, de manière qu'elles puissent l'intégrer de la meilleure façon possible dans leurs évaluations économiques, financières et sociales. Nous déposerons sur ce point un amendement en séance. Merci, en tout cas, pour cette initiative, qui nous remet en selle sur ce sujet particulièrement important.
M. Jean-Paul Prince . - L'article 4 mentionne la dotation globale de fonctionnement (DGF). Celle-ci, de toute façon, ne peut pas compenser les services de l'eau et de l'assainissement, puisque le budget général ne peut pas compenser des budgets annexes.
Mme Nadège Havet . - Cette proposition de loi est une très bonne idée. Cependant, dans les quinze prochaines années, il y aura des réseaux d'eau à renouveler dans beaucoup de collectivités. Actuellement, le budget principal ne peut pas abonder les budgets annexes. Ne risque-t-on pas de grever encore un peu plus les finances des collectivités territoriales ?
M. Gérard Lahellec , rapporteur . - Évidemment, l'article 40 de la Constitution n'est pas opposable, mais j'entends les observations sur la fragilité de l'article 4. Avec la loi Brottes, 47 collectivités ont travaillé à des hypothèses, et 37 ont conduit l'expérimentation jusqu'à son terme. La synthèse des prescriptions qui découlent de ces concertations peut constituer un outil pour les collectivités. Il est bon d'en avoir conscience. N'avoir pas fait l'itération des éléments de la boîte à outils ne doit pas nous interdire d'y faire référence, le moment venu, et plus particulièrement dans le débat que nous aurons le 15 avril prochain.
Mme Marie-Claude Varaillas , auteure de la proposition de loi . - Si nous évoquons la DGF, c'est parce que nous parlons de l'équipement en douches et sanitaires. Sur cette ligne, l'abondement de la DGF peut aider le budget principal à financer ce type de projets. Nous nous gardons bien de définir un niveau de gratuité : nous mentionnons ce qui est nécessaire à la dignité. Il faudra préciser les choses ensuite par décret. Notre objectif est de s'extraire de la notion d'aide aux ménages, dont la dimension caritative est trop réductrice, pour s'orienter vers celle d'un droit directement applicable à l'ensemble de nos concitoyens - donc d'un droit universel.
M. Jean-François Longeot , président . - C'est un sujet que nous devons aborder, en effet... Mais pour l'instant, nous ne sommes pas sûrs d'avoir bien les pieds sur terre.
M. Jean Bacci . - Je suis arrivé récemment dans nos instances, et n'ai pas participé aux travaux engagés au cours des années précédentes. Dans ce texte, quelque chose me choque, c'est la gratuité. Ce qui est gratuit est dû. Or, l'eau, on doit la protéger et l'économiser. Que l'on facilite l'accès à l'eau pour des gens qui ont des difficultés financières, avec un tarif très bas, oui ; mais pas de gratuité !
M. Didier Mandelli . - C'est aussi la position de notre groupe sur ces grands principes. Au-delà de la complexité dans la mise en oeuvre, nous considérons que les élus locaux disposent déjà d'une vaste palette de moyens d'action pour répondre à ces problématiques d'accès à l'eau : les centres communaux d'action sociale (CCAS), politiques spécifiques, restauration scolaire, quotient familial... Il y a aussi des fonds de solidarité au niveau des départements. Faisons confiance aux élus locaux pour résoudre ces questions localement, en lien direct avec leurs administrés. Ces situations sont assez nombreuses sans doute, mais elles réclament une approche à la fois humaine, pragmatique et directe.
Mme Évelyne Perrot . - En milieu rural, dès qu'une famille a un problème, le maire est présent. C'est plutôt en milieu urbain qu'on rencontre de grosses difficultés.
M. Jean-François Longeot , président . - Il existe des fonds, comme le Fonds de solidarité pour le logement (FSL). On ne peut pas aller dans tous les sens, et il faut d'abord bien approfondir le sujet.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi.