B. LES PLATEFORMES VIENNENT ENFONCER UN COIN DANS CET ÉDIFICE JURIDIQUE
1. Un nouveau danger pour le droit du travail
Si les stratagèmes tendant à sortir de la relation de salarié pour réduire les coûts salariaux au détriment de la protection des travailleurs ne sont pas apparus au XXI e siècle, les possibilités offertes par le numérique leur ont donné une nouvelle actualité .
En effet, on voit apparaître depuis plusieurs années des entreprises se présentant comme des plateformes mettant en relation des travailleurs indépendants et des clients.
Ces plateformes interviennent dans un nombre croissant de secteurs. Si les chauffeurs de voitures de transport avec chauffeur (VTC) et les livreurs à deux-roues sont, par essence, les plus visibles, on observe que les plateformes numériques interviennent également dans le placement de travailleurs temporaires, contournant les règles imposées au secteur de l'intérim.
Dans ce modèle, les plateformes recueillent le fruit du travail tout en se dégageant de leurs responsabilités sociales et en faisant supporter les risques, économiques mais pas seulement, aux travailleurs.
Elles cherchent en outre à échapper aux règles conventionnelles qui complètent les dispositions législatives et règlementaires du code du travail en n'appliquant pas les conventions collectives des secteurs dans lesquels elles interviennent.
Les stratégies des plateformes numériques visent donc à remettre en cause des années d'acquis sociaux.
2. Une fausse indépendance
Bien que les plateformes se présentent comme de simples intermédiaires , voire simplement comme une version numérique et moderne des Pages Jaunes ou des petites annonces, force est de constater qu'elles jouent souvent un rôle essentiel dans l'organisation des prestations qu'elles proposent.
Ainsi, dans le secteur des VTC ou de la livraison en deux-roues, les travailleurs ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de la prestation qui leur est proposée, qui est déterminé par un algorithme dont ils ne connaissent pas les paramètres.
En outre, les travailleurs ne connaissent pas toujours à l'avance la destination de la course qu'on leur demande de réaliser et sont tenus de respecter des règles imposées par la plateforme.
Enfin, alors qu'un indépendant n'est en principe pas juridiquement subordonné à son client, le non-respect par ces travailleurs des directives données par les plateformes les exposent à des sanctions pouvant aller jusqu'à la déconnexion, c'est-à-dire une forme de licenciement arbitraire.
Dès lors, les juges saisis de demandes en ce sens ont été amenés à requalifier en contrat de travail la relation entre des travailleurs et des plateformes numériques.
Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a ainsi fait application de sa jurisprudence classique pour apprécier l'existence d'un lien de subordination entre un livreur et la plateforme de livraison de repas Take Eat Easy 13 ( * ) . En l'espèce, la Cour a jugé que l'existence d'un système de géolocalisation permettant le suivi par la plateforme des livreurs, d'une part, et l'existence d'un pouvoir de sanction, sous la forme d'un système de bonus-malus , d'autre part, caractérisaient un lien de subordination. La Cour a rendu une décision allant dans le même sens, le 4 mars dernier, à propos de la relation entre un chauffeur de VTC et la société Uber .
Il semble qu'il existe là une tendance à la requalification qui ne doit pas pour autant empêcher le législateur d'agir. En effet, compte tenu de l'atomicité et de la précarité des travailleurs des plateformes, ceux-ci ne sont pas nécessairement en mesure de faire valoir leurs droits.
* 13 L'entreprise Take Eat Easy a déposé son bilan en juillet 2016.