II. L'ORDONNANCE DE PROTECTION, UN OUTIL DE LUTTE CONTRE LES VIOLENCES CONJUGALES QUI DOIT ÊTRE RENDU PLUS ACCESSIBLE ET PLUS PROTECTEUR POUR LES VICTIMES
Depuis une dizaine d'années, les juges aux affaires familiales peuvent délivrer, dans de brefs délais, une ordonnance de protection destinée à protéger la victime de violences au sein du couple.
Dans son volet civil, la proposition de loi comporte des dispositions qui visent à réduire le délai dans lequel sont rendues les ordonnances de protection et à renforcer les prérogatives reconnues au juge.
1. Un dispositif d'urgence à mi-chemin entre le droit civil et le droit pénal
Instituée par la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, l'ordonnance de protection est un dispositif à mi-chemin entre le droit civil et le droit pénal dont le régime est codifié aux articles 515-9 et suivants du code civil 3 ( * ) .
Elle s'inscrit dans le cadre plus général du droit européen et notamment de la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, dite « Convention d'Istanbul », que la France a ratifiée en 2014 4 ( * ) et qui impose aux États parties de légiférer afin que « des ordonnances d'injonction ou de protection appropriées soient disponibles pour les victimes de toutes les formes de violence (...) » 5 ( * ) . La Cour européenne des droits de l'homme rappelle d'ailleurs régulièrement que les autorités de l'État ont l'obligation positive de protéger les femmes victimes de violences domestiques. Elle a récemment jugé que ces victimes ont droit à la protection de l'État sous la forme d'une prévention efficace qui les mette à l'abri de formes graves d'atteintes à l'intégrité de la personne 6 ( * ) . Les ordonnances de protection prises en matière civile dans un autre État membre de l'Union européenne bénéficient en outre d'une reconnaissance mutuelle 7 ( * ) .
L'ordonnance de protection est délivrée en urgence - « dans les meilleurs délais » 8 ( * ) - par le juge aux affaires familiales , à la demande de la personne victime 9 ( * ) de violences exercées au sein du couple ou par un ancien conjoint, partenaire de pacte civil de solidarité (PACS) ou concubin, la mettant en danger ou mettant en danger ses enfants 10 ( * ) . Elle peut aussi être délivrée à la demande du ministère public , avec l'accord de la victime.
Le procureur de la République est associé à tous les stades de la procédure et peut poursuivre par la voie pénale les faits en parallèle de la procédure civile.
Deux conditions cumulatives sont nécessaires à la délivrance de l'ordonnance : il doit exister des raisons sérieuses de considérer comme « vraisemblables la commission des faits de violence allégués et le danger auquel la victime ou un ou plusieurs enfants sont exposés » 11 ( * ) .
Dans le cadre de ce dispositif, le juge dispose de larges prérogatives. Il peut tout d'abord ordonner des mesures relevant traditionnellement du droit pénal qui s'adressent à la partie défenderesse : l'interdiction d'entrer en relation, de recevoir ou de rencontrer certaines personnes désignées par le juge et l'interdiction de détenir ou de porter une arme, qui s'accompagne de l'obligation de remettre au greffe du tribunal de grande instance les armes possédées.
Le juge aux affaires familiales peut ensuite prononcer des mesures civiles . Il statue sur la résidence séparée des membres du couple, et sur l'attribution du logement à la victime des violences , en précisant les modalités de prise en charge des frais afférents à ce logement. Il peut également régler les relations financières entre les partenaires ainsi que les modalités d'exercice de l'autorité parentale .
Enfin le juge peut prononcer des mesures d'aide ou de protection de la personne victime de violences : autorisation de dissimulation de son domicile, admission provisoire à l'aide juridictionnelle et présentation de personnes morales qualifiées susceptibles de l'accompagner pendant toute la durée de l'ordonnance de protection. À sa demande, le juge aux affaires familiales pourra en outre interdire à la personne menacée de mariage forcé de sortir du territoire français.
Une ordonnance de protection peut également être délivrée à la personne majeure menacée de mariage forcée et, dans ce cadre, le juge peut ordonner, à sa demande, son interdiction temporaire de sortie du territoire 12 ( * ) .
L'ordonnance est exécutoire à titre provisoire , sauf décision contraire du juge. Elle est susceptible d'appel dans un délai de quinze jours suivant sa notification 13 ( * ) .
Ces mesures sont prises pour une durée maximale de six mois , mais peuvent être prolongées si une demande en divorce ou en séparation de corps est introduite avant leur expiration, ou si le juge aux affaires familiales a été saisi d'une requête relative à l'exercice de l'autorité parentale. Elles peuvent à tout moment être modifiées, complétées, supprimées ou suspendues. Leur non-respect constitue un délit réprimé par les articles 227-4-2 14 ( * ) et 227-4-3 15 ( * ) du code pénal.
Pour les personnes étrangères en situation régulière ou en situation irrégulière, la délivrance d'une ordonnance de protection entraîne, de plein droit, la délivrance d'un titre de séjour d'un an 16 ( * ) .
Le Conseil constitutionnel ne s'est jamais prononcé sur l'ordonnance de protection .
En effet, la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants n'avait pas été déférée au Conseil constitutionnel . En outre, la saisine des sénateurs sur la loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes ne concernait pas l'ordonnance de protection 17 ( * ) .
Un plaideur a depuis tenté de soulever l'inconstitutionnalité de l'article 515-11 du Code civil par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité suivante : « L'article 515-11 du code civil est-il conforme aux droits et libertés garantis par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et à la Constitution du 4 octobre 1958, en particulier au principe de présomption d'innocence, en ce qu'il conditionne la délivrance d'une ordonnance de protection par le juge aux affaires familiales à des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblables la commission des faits de violence allégués et le danger auquel la victime ou plusieurs enfants sont exposés ? » 18 ( * ) . La Cour de cassation n'a pas pu y donner suite pour des raisons de procédure 19 ( * ) .
2. Des difficultés de mise en oeuvre qui perdurent
Entre 2010 et 2018, près de 21 000 demandes d'ordonnances de protection ont été formées devant les juges aux affaires familiales 20 ( * ) .
Toutefois, le nombre de demandes d'ordonnance de protection reste très en-deçà du nombre de signalements de faits de violences conjugales aux services enquêteurs . En 2017, environ 70 000 affaires de cette nature ont été transmises aux parquets, alors que seulement 3 102 demandes d'ordonnance de protection ont été formées devant les juges aux affaires familiales 21 ( * ) . Près de 20 % des défendeurs ont, en outre, déjà été poursuivis pénalement pour des faits de violences conjugales et 13 % des défendeurs font également l'objet d'une procédure pénale concomitante à la procédure civile.
Compte tenu du volume moyen des affaires nouvelles soumises chaque année aux juges aux affaires familiales 22 ( * ) , les ordonnances de protection représentent moins de 1 % de leur activité .
Trois ans après l'entrée en vigueur de la loi, un premier bilan de son application avait été dressé par la commission des lois de l'Assemblée nationale dans un rapport d'information du 17 janvier 2012 23 ( * ) .
Ce rapport faisait état d'une montée en puissance progressive mais inégale du dispositif sur le territoire et pointait, déjà, plusieurs difficultés de mise en oeuvre auxquelles la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a tenté d'apporter des réponses.
Ainsi, alors qu'en 2012 le délai moyen de délivrance entre la saisine du juge et la décision était de vingt-six jours , ce délai est désormais, d'après les dernières données connues en 2016 24 ( * ) de 42,4 jours en moyenne. La précision selon laquelle le juge statue « dans les meilleurs délais » ajoutée dans la loi en 2014 , n'a donc rien changé. Pire, la situation s'est aggravée.
Autre élément qui interroge, les demandes , presque exclusivement présentées par des femmes, se concentrent sur un nombre restreint de tribunaux de grande instance : près de la moitié des demandes sont formées devant les juges aux affaires familiales de seize juridictions - sur les 164 tribunaux de grande instance que compte le territoire - tandis que 10 % des juridictions n'ont jamais prononcé aucune décision en la matière 25 ( * ) .
En outre, le juge n'accueille favorablement la demande de protection que dans 60 % des cas 26 ( * ) faute, le plus souvent, de pouvoir évaluer la vraisemblance des faits de violence et du danger encouru.
D'après les derniers chiffres communiqués par Nicole Belloubet, garde des Sceaux, lors d'une audition à l'Assemblée nationale 27 ( * ) , sur les 3 332 demandes de protection dont ont été saisis les juges aux affaires familiales en 2018, 2 703 décisions ont été rendues au fond, dont 1 672 acceptations totale ou partielle ; soit un taux de succès global qui stagne à 62 % . Il convient d'ailleurs de noter que le nombre de cas dans lesquels le juge n'a pas pu statuer (désistement, radiation pour défaut de diligence, caducité ou irrecevabilité) représente une proportion importante des demandes : elle s'établissait à plus de 22 % en 2016 et à presque 19 % en 2018. Par comparaison, cette même année, près de 39 000 ordonnances de protection ont été prononcées en Espagne .
Deux autres freins à la pleine efficacité de l'ordonnance de protection sont également à déplorer .
En premier lieu, une plainte préalable est exigée dans la plupart des juridictions , alors qu'elle n'est nullement requise par la loi, justement pour favoriser la révélation des faits.
En second lieu, le panel des mesures que le juge peut ordonner n'est pas utilisé à sa pleine mesure . Ainsi, alors que l'interdiction de contact avec le défendeur est presque toujours sollicitée (83 % des demandes) et accordée (99 % des cas), l'interdiction de détention et de port d'armes n'est sollicitée que dans 15 % des cas et accordée dans 77 % des cas, alors qu'elle pourrait protéger utilement la victime 28 ( * ) . Les demandes restreignant les relations entre les enfants et le défendeur sont également un peu moins souvent acceptées par le juge : l'interdiction d'entrer en contact avec l'enfant ou d'entrer en contact en dehors des lieux médiatisés n'est acceptée qu'à hauteur de 80 %. De même, les demandes de suspension du droit de visite ou d'attribution de l'exercice exclusif de l'autorité parentale (demandée dans 35 % des cas) sont acceptées dans moins de 70 % des cas.
3. Donner toute sa mesure à l'ordonnance de protection en accélérant les délais de délivrance et en renforçant son contenu
Dans sa rédaction telle qu'adoptée par l'Assemblée nationale, la proposition de loi tend à remédier à ces difficultés, pour renforcer le volet civil de lutte contre les violences conjugales (articles 1 er , 1 er bis et 2).
Les articles 1 er et 1 er bis proposent des ajustements aux conditions et à la procédure de délivrance de l'ordonnance de protection.
L' article 1 er tend à exclure formellement le dépôt de plainte comme condition préalable à la demande d'une ordonnance de protection. Il précise également que le ministère public est convoqué par le juge aux affaires familiales à fin d'avis . Il revoit, enfin, les modalités des auditions : elles se tiendraient obligatoirement en chambre du conseil et de manière séparée , si la partie demanderesse le souhaite. L' article 1 er bis tend à inclure parmi les destinataires de l'ordonnance de protection toutes les formes de couples ou d'anciens couples, y compris ceux qui ne cohabiteraient pas.
L' article 2 propose de revoir substantiellement le délai de délivrance et le contenu de l'ordonnance de protection.
Il prévoit, en premier lieu, un délai fixe de délivrance de l'ordonnance par le juge, de six jours à compter de la fixation de la date de l'audience. Il tend, en second lieu, à renforcer le rôle du juge , enserré dans les demandes des parties en matière civile, en lui intimant de solliciter leurs observations sur l'ensemble des mesures que la loi lui permet d'ordonner.
Il modifie , en troisième lieu, le contenu de l'ordonnance de protection. Tout d'abord, en renforçant la portée de mesures préexistantes. Le juge devrait ainsi spécialement motiver sa décision lorsqu'il ne prononce pas certaines mesures. Tout d'abord, celle d'interdire de détention ou de port d'armes le défendeur, lorsqu'il a prononcé une interdiction d'entrer en contact.
L' article 2 ter fixerait d'ailleurs, à cet égard, un régime général d'interdiction d'acquisition et de détention d'arme applicable à tout défendeur visé par une ordonnance de protection.
La motivation spéciale du juge devrait également intervenir dans deux autres hypothèses :
- lorsqu'il n'attribue pas la jouissance du logement à la victime de violences ;
- et lorsqu'il n'ordonne pas l'exercice du droit de visite dans un espace de rencontre désigné ou en présence d'un tiers de confiance.
Surtout, l' article 2 complèterait le contenu de l'ordonnance de protection par trois mesures nouvelles , relevant plus traditionnellement du droit pénal , que le juge pourrait prononcer à l'encontre de la partie défenderesse.
Le juge pourrait ainsi interdire à la partie défenderesse de se rendre dans certains lieux spécialement désignés dans laquelle se trouve habituellement la partie demanderesse.
Il pourrait aussi proposer à la partie défenderesse une prise en charge sanitaire, sociale ou psychologique ou un stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et sexistes.
Il pourrait également, lorsqu'il a prononcé la mesure d'entrer en contact, ordonner le port d'un bracelet anti-rapprochement avec le consentement des deux parties . À défaut d'accord du défendeur, le dossier serait transféré au procureur de la République, qui pourrait mettre en oeuvre, le cas échéant, des poursuites pénales.
Enfin, l' article 2 bis tend à interdire au juge aux affaires familiales de proposer une mesure de médiation en vue d'un exercice consensuel de l'autorité parentale, lorsque des violences intra-familiales sont alléguées .
* 3 La procédure civile aux fins de mesures de protection des victimes de violence est codifiée aux articles 1136-3 et suivants du code de procédure civile.
* 4 Loi n° 2014-476 du 14 mai 2014 autorisant la ratification de la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre les violences à l'égard des femmes et la violence domestique.
* 5 Convention d'Istanbul, article 53.
* 6 Cour européenne des droits de l'homme, 2 mars 2017, n° 41237/14, Tapis c/Italie et 23 mai 2017, n° 4964509/09, Bälsan c/Roumanie.
* 7 Règlement (UE) n° 606/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 relatif à la reconnaissance mutuelle des mesures de protection en matière civile.
* 8 Article 515-11 du code civil.
* 9 Le ministère d'avocat n'est pas obligatoire dans cette procédure (article 1136-6 du code de procédure civile).
* 10 Elle peut également être demandée par une personne menacée de mariage forcé.
* 11 Article 515-11 du code civil.
* 12 Article 515-13 du code civil.
* 13 Article 1136-11 du code de procédure civile.
* 14 Le non-respect d'une ou plusieurs des obligations prévues par une ordonnance de protection est puni de deux ans d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.
* 15 Le fait pour une personne tenue de verser une contribution ou des subsides au titre de l'ordonnance de protection de ne pas notifier son changement de domicile au créancier dans un délai d'un mois est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende.
* 16 Article L. 316-3 du code de l'entrée du séjour et du droit d'asile.
* 17 Conseil constitutionnel, décision n° 2014-700 DC du 31 juillet 2014 sur la loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes.
* 18 Cour de cassation, première chambre civile, 8 juin 2016, n° 16-40.016.
* 19 Après avoir ordonné la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, le juge aux affaires familiales, qui n'a pas sursis à statuer, a, par ordonnance irrévocable du 11 mars 2016, rejeté la demande d'ordonnance de protection présentée par la plaignante. L'instance à l'occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été soulevée n'étant plus en cours, la question est devenue sans objet et la Cour de cassation n'a pu la renvoyer au Conseil constitutionnel.
* 20 Guide pratique de l'ordonnance de protection, ministère de la justice, direction des affaires civiles et du Sceau, juillet 2019 . Ce document est accessible à l'adresse suivante :
http://www.justice.gouv.fr/include_htm/20190718_dacs_ordonnance_protection_guide.pdf
* 21 Infostat justice, septembre 2019, n° 171, bulletin d'information statistique du ministère de la justice, Les décisions d'ordonnance de protection prononcées en 2016 , Maud Guillonneau.
Ce document est accessible à l'adresse suivante :
* 22 Le contentieux du droit familial est un contentieux de masse en droit civil. Il représentait 407 978 affaires nouvelles en 2016 et 329 958 en 2017, d'après les statistiques du ministère de la justice. Elles sont accessibles à l'adresse suivante :
http://www.justice.gouv.fr/statistiques-10054/chiffres-cles-de-la-justice-10303/
* 23 Rapport d'information n° 4169, enregistré le 17 janvier 2012, de M. Guy Geoffroy et Mme Danielle Bousquet, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, sur la mise en application de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4169.asp
* 24 Étude statistique du ministère de la justice sur les ordonnances de protection précitée.
* 25 Ibid supra .
* 26 Année 2016, ibid supra .
* 27 Ces statistiques ont été mentionnées par Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice, à l'occasion de son audition par la délégation aux Droits des femmes de l'Assemblée nationale le mercredi 18 septembre 2019. Le compte rendu du cette audition est disponible à l'adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/15/cr-delf/18-19/c1819032.asp
* 28 Étude statistique du ministère de la justice sur les ordonnances de protection précitée.