LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Par le rapporteur, le jeudi 24 janvier 2019 :

Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères

Mission des accords et traités

Mme Lucile CARREZ , rédactrice

Sous-Direction des relations extérieures de l'Union européenne

M. Louis DOUCET , rédacteur

Sous-Direction d'Asie méridionale

Mme Camille PETIT , sous-directrice

Mme Tatiana NAGORNA , rédactrice Afghanistan

Ministère de l'Intérieur

Direction générale des étrangers en France

Service des affaires internationales et européennes

Chargé de mission affaires internationales

Jean-François CAMIER

Par la commission, le mercredi 30 janvier :

Audition de M. Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1, sur la situation en Afghanistan.

ANNEXE : COMPTE RENDU DE L'AUDITION DE M. GILLES DORRONSORO, PROFESSEUR DE SCIENCE POLITIQUE À L'UNIVERSITÉ PARIS 1, SUR LA SITUATION EN AFGHANISTAN, LE MERCREDI 30 JANVIER 2019

M. Cédric Perrin, président . - Nous accueillons aujourd'hui M. Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l'université de Paris 1, pour une audition consacrée à la situation en Afghanistan, dans la perspective de l'examen en commission, la semaine prochaine, du projet de ratification d'une convention entre l'UE et ce pays. C'est pour nous l'occasion de faire le point sur la situation dans ce pays, qui a après avoir été pendant plus de 10 ans, le plus important théâtre extérieur de nos armées, est un peu sorti du champ de nos radars.

Je rappelle que la France a perdu 90 hommes en Afghanistan et je ne voudrais pas commencer cette réunion sans leur rendre hommage.

La France s'est désengagée d'Afghanistan à partir de 2012 mais c'est en 2014 que les Etats-Unis et leurs alliés ont mis un terme à leur engagement armé dans ce pays, décidé à la suite des attentats du 11 septembre 2001 pour éradiquer la menace Al-Qaïda et soutenir le régime afghan mis en place après le renversement des Talibans. Malgré l'effort militaire considérable fourni par les puissances occidentales (jusqu'à 130 000 hommes déployés), les Talibans n'ont jamais été défaits et contrôlent aujourd'hui environ la moitié du territoire, menant une guérilla sans relâche contre les autorités afghanes. La situation s'est aggravée en 2014 avec l'apparition d'une branche régionale de Daech, qui se livre à une surenchère dans la violence.

Il faut cependant souligner qu'en dépit du désengagement décidé en 2014, quelque 18 000 militaires - dont environ la moitié américains - sont encore présents aujourd'hui sur le territoire afghan, principalement dans le cadre d'une mission otanienne de soutien et d'assistance aux forces afghanes (la mission Resolute support ). Ce sont ces effectifs dont le Président américain a récemment annoncé qu'il en souhaitait le retrait. Parallèlement, les Etats-Unis auraient amorcé des négociations avec les Talibans en vue d'aboutir à un accord de paix. Selon la presse, un projet d'accord détaillé serait déjà sur la table.

Professeur, quelle analyse faites-vous de la situation en Afghanistan, sur le plan sécuritaire et politique ? Pensez-vous que l'initiative américaine puisse aboutir et que les Talibans sont prêts à entrer sincèrement dans le jeu, à quelques mois des élections présidentielles afghanes (été 2019) ? Surtout, une initiative qui écarte le gouvernement afghan est-elle réellement susceptible de déboucher ?

Par ailleurs, est-ce bien dans l'intérêt des pays occidentaux ? Une telle négociation avec ce qu'il faut bien appeler un ennemi, de même que le retrait total des troupes, ne risquent-t-ils pas de livrer le pays à la violence et à l'arbitraire et de favoriser la déstabilisation de la région ? Voire à laisser le champ libre à d'autres puissances en quête d'influence ?

Dans un tel contexte, que peuvent faire l'Union européenne et la France ?

Professeur, vous disposez d'une douzaine de minutes pour votre propos liminaires, puis mes collègues vous poseront des questions. Je rappelle que cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.

M. Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1. - Merci pour votre invitation. Je ne suis pas sûr de répondre à l'ensemble de vos questions, mais je vais vous dresser un tableau aussi honnête que possible de la situation.

Dans le dossier afghan, il y a, comme dans le dossier syrien, une continuité entre la politique menée par le président Obama et celle du président Trump. Les deux présidents américains ont en effet fait du retrait de la présence américaine au Moyen-Orient une priorité, sans planification et sans prise en compte de l'intérêt de leurs alliés. En une décennie, les Etats-Unis ont perdu leur crédibilité comme puissance arbitre au Moyen-Orient et ce qui ce passe en Afghanistan n'est que la traduction locale de cette modification de l'équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient.

J'articulerai mon propos en trois points :

- Quelle évaluation peut-on faire du régime afghan actuel ?

- Quels sont les intérêts américains et ceux de leurs interlocuteurs talibans?

- Quelles sont les difficultés d'un règlement pacifique ?

Au plan politique, la situation s'est dégradée de manière continue depuis 2014 et à ce stade aucune solution militaire ne serait en mesure d'inverser le cours des choses. Même l'envoi de renforts supplémentaires ne garantirait pas la survie du régime afghan qui risque l'implosion. Les élections présidentielles prévues au printemps 2019 ont été repoussées, l'administration territoriale a depuis longtemps disparu, de sorte que les populations rurales n'ont plus qu'un lien très distendu avec l'Etat central, les fonctions régaliennes (police, justice) ne sont plus assurées. Les forces de sécurité, dont le nombre a fortement augmenté depuis 2010-2011, souffrent de problèmes structurels : corruption (notamment pour les aspects logistiques), déperdition des connaissances tactiques enseignées par les forces armées occidentales, important turn over des effectifs (attrition, non renouvellement des engagements, désertions...) : l'armée perd ainsi un tiers de ses effectifs (estimés entre 200 000 et 250 000) chaque année. Le Président Ashraf Ghani a récemment déclaré que le nombre de tués parmi les forces armées avoisinait les 45 000 depuis le retrait des troupes occidentales. L'armée afghane n'est plus en mesure de protéger les territoires ruraux, les grands axes routiers et les villes de second rang qui sont des cibles pour les Talibans. Kunduz, Ghaznî, Farah ont ainsi été conquises récemment, sans que pour autant, la situation s'améliore dans ces villes. Bien que réduites, les forces armées occidentales jouent encore un rôle déterminant, notamment grâce à leurs moyens aériens. Sans elles, il est à craindre un effondrement rapide du régime actuel.

Le retrait d'Afghanistan est désormais la ligne officielle des Etats-Unis qui ont engagé des négociations en ce sens à Doha. Cette stratégie fait suite à l'échec du renforcement des moyens militaires (« surge ») tenté lors du premier mandat de Barack Obama. Ce dernier avait donné le signal du départ en prévoyant le retrait de l'ensemble des troupes étrangères au plus tard fin 2014, de même Donald Trump a annoncé par un tweet le retrait de la moitié des troupes américaines, soit environ 7 000 hommes. Cette information ayant été ensuite démentie par le ministère de la défense, il est difficile de savoir ce qui va se passer. Toute la classe politique américaine est cependant favorable à cette ligne de retrait, personne ne défendant le maintien des troupes et la prolongation de la guerre. L'armée américaine, d'abord réticente au départ, s'est rangée à cette position.

Le programme des Talibans est stable : ils veulent un nouvel ordre constitutionnel (même s'ils ne demandent plus le rétablissement de la théocratie) tout en étant conscients de la nécessité d'assurer la continuité de l'Etat afghan, s'estimant les représentants d'un gouvernement en exil. A ce titre, ils se disent prêts à empêcher que le territoire afghan serve de base arrière aux mouvements terroristes, ce qui est crédible s'agissant de Daech, qu'ils combattent réellement, mais moins évident s'agissant d'Al-Qaïda qui leur a prêté allégeance et qui reste présent dans la région frontalière du Pakistan.

Contre cet engagement de combattre le terrorisme, les Etats-Unis ont à peu près tout accepté : le démantèlement de leurs bases, l'entrée des Talibans au gouvernement afghan...

Quels sont les obstacles à l'accord qui est en train de se dessiner? Je pense en effet que l'on parviendra à une forme d'accord. Le premier point, qui a surpris tout le monde, c'est l'absence du gouvernement de Kaboul. Les Américains, notamment l'ancien ambassadeur américain à Kaboul, Zalmay Khalilzad, négocient l'avenir de l'Afghanistan, mais le gouvernement afghan n'y est pas associé, d'où la protestation du Président afghan. Cet obstacle doit se comprendre dans sa double dimension. Premièrement, les Américains veulent négocier leur retrait plus que la stabilité de l'Afghanistan et deuxièmement le gouvernement de Kaboul est extrêmement faible et il n'est pas sûr que le Président Ghani puisse arriver à la table des négociations avec des positions qui reflèteraient un consensus des forces, notamment des forces locales qui le soutiennent plus ou moins. On se trouve donc dans une situation où Kaboul n'est pas associé mais où il n'est pas sûr non plus que Kaboul ait une position cohérente. Le deuxième élément, plus facilement gérable probablement, est l'attitude des puissances régionales. La défaite américaine est vécue positivement en Russie et en Iran pour des raisons évidentes. Pour la Russie, c'est la revanche après la défaite soviétique en Afghanistan, une humiliation supplémentaire du système américain. Les Russes, on l'a vu lors des dernières élections américaines, sont dans une véritable stratégie d'affaiblissement psychologique, d'humiliation des Etats-Unis et l'Afghanistan peut en faire partie. Pour l'Iran, c'est important, car cela enlève les troupes américaines à leurs frontières. Cela conforte sa sécurité régionale et peut lui permettre de jouer, de manière plus libre, avec les chiites afghans qui sont ses alliés préférentiels - les Talibans ayant aussi des contacts avec les Iraniens. Globalement pour la Russie et l'Iran, le retrait américain est plutôt un avantage, dans la mesure où ces deux puissances sont assez confiantes dans la possibilité qu'elles ont de faire en sorte que leurs frontières - les frontières d'Asie centrale liées aux intérêts russes s'agissant de la Russie - ne subissent pas de menace directe des Talibans. Entre les Talibans et les Iraniens notamment, il y a une cogestion de fait de la frontière, qui est annonciatrice d'accords informels plus larges.

Le problème possible, ce serait l'Inde parce que la victoire des Talibans est avant tout une victoire pakistanaise du point de vue indien. Le Pakistan s'est retrouvé, après le 11 septembre, dans une situation stratégique difficile, avec l'élimination de son principal allié et à sa place, une présence occidentale et surtout le retour de l'Inde en Afghanistan. Le Pakistan a alors eu une stratégie intelligente en aidant à la fois les Américains sur certains dossiers, comme la traque des groupes d'Al-Qaïda sur la frontière, et les Talibans jusqu'à leur victoire.

La raison centrale de l'échec américain en Afghanistan, c'est qu'aucune administration américaine n'a été capable de prendre en compte et de régler le problème pakistanais. Toute la stratégie américaine en Afghanistan supposait une coopération des Pakistanais alors que le Pakistan servait de sanctuaire aux Talibans. C'est un cas très particulier où un Etat est à la fois un ennemi et un allié et les Américains n'ont pas été capables de sortir de ce dilemme. L'Inde aurait le choix entre deux stratégies, soit adopter une position de retrait à l'égard des Talibans en espérant que leur nationalisme joue à la longue contre le Pakistan et les conduise vers une sorte d'alliance de revers avec l'Inde, soit appuyer le gouvernement de Kaboul ou des forces régionales pour s'opposer aux Talibans. Pour l'instant, il semblerait que les Indiens soient plutôt dans une position de retrait et qu'ils n'aient pas décidé d'une opposition frontale aux Talibans.

Pour finir, deux remarques. La première, les Etats-Unis ont toujours - sous les présidences de Barack Obama et de Donald Trump - spectaculairement affaibli leur position pendant les négociations, ce qui signifie que ce dossier est fondamentalement désinvesti. La seconde, la présence des groupes djihadistes transnationaux susceptibles de commettre des attentats aux Etats-Unis et en Europe - motif d'intervention des Etats-Unis en Afghanistan - n'est pas réglée. Les Talibans représentent la seule force capable de régler ce problème, or il n'existe plus aucun moyen de pression réel sur eux permettant de garantir que l'accord, si accord il y a, serait respecté. Voici donc la situation telle que je la vois.

M. René Danesi . - L'Union européenne et l'Afghanistan ont signé, le 18 février 2017, à Munich, un accord de partenariat et de développement. Cet accord, en cours de ratification par les Etats membres, je le présenterai à la commission la semaine prochaine. Il fait suite à une déclaration politique conjointe de 2005. Cet accord ambitieux porte sur des enjeux de paix et de sécurité, de renforcement de la démocratie, de développement économique et humain, de modernisation de l'administration publique, de contrôle des flux migratoires. Il ne comporte pas moins de soixante articles. Fidèle à ses valeurs, l'Union européenne (UE) a veillé à y intégrer des objectifs en matière de droits de l'Homme, y compris l'adhésion à la Cour pénale internationale, en matière de parité femmes/hommes, en matière de maintien de l'ordre public dont les pratiques doivent être améliorées. Pensez-vous que les valeurs de l'UE puissent effectivement prospérer dans ce pays largement tribal, à la corruption endémique et possédant des champs de pavot à perte de vue ?

Mme Christine Prunaud . - Ma question porte sur la politique migratoire. Y-a-t-il un accord de coopération entre la France et l'Afghanistan dans ce domaine ? Depuis plusieurs années, le nombre de refus de demandes d'asile augmente au motif que l'Afghanistan serait un pays sûr, ce qui n'est pas le cas pour moi. La mobilisation des puissances étrangères, comme vous nous l'avez indiqué, n'a pas servi à grand-chose. Je souhaiterais avoir votre avis sur la politique migratoire de la France à l'égard des Afghans qui cherchent refuge chez nous.

M. Jacques Le Nay . - Ma question porte également sur les migrations 72 % des Afghans qui ont fui leur pays sont renvoyés en Afghanistan sous prétexte de conditions de sécurité remplies, selon le ministère de l'intérieur. Quelle situation et quel avenir pour ces populations qui doivent sans cesse migrer ?

Qu'en est-il, dans un pays en guerre, de la situation particulièrement dramatique des interprètes et auxiliaires afghans qui ont coopéré avec nos forces armées lorsqu'elles étaient en opération en Afghanistan et que la France s'était engagée à protéger ? Certains ont été tués comme Qader Daoudzai à Kaboul le 20 octobre dernier alors qu'il préparait, une nouvelle fois, une demande de visa.

M. Pascal Allizard . - Vous n'avez pas parlé de la Chine dans « la configuration régionale » ; or la Chine est très présente au Pakistan. A-t-elle des implications en Afghanistan, appuie-t-elle les intérêts du Pakistan en Afghanistan ? Je voudrais aussi savoir si vous considérez que la détérioration des relations entre les Etats-Unis et le Pakistan a pesé sur la situation en Afghanistan ou si elle en est une conséquence. S'agissant des groupes afghans dits proches du Pakistan, échappent-ils aux contrôles des autorités afghanes ou pakistanaises ? Cela nous conduit à la question de la ligne Durand et des tribus pachtounes. Ce n'est pas un sujet récent puisque l'Inde britannique avait déjà des problèmes identiques avec les mêmes revendications de frontières de la part de l'Afghanistan. Dans cette zone tribale, faites-vous une réelle différence entre des Talibans afghans tournés vers des problématiques internationales et des Talibans pakistanais occupés par un conflit armé au nord-ouest du Pakistan et qui continue sur le Balouchistan, comme vous l'avez indiqué à propos de l'Iran.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Lors des mois écoulés, Washington et Kaboul ont accusé le Pakistan d'avoir un double langage, une forme de duplicité et sous couvert de propos antiterroristes, d'alimenter la violence pour défendre leurs propres intérêts domestiques ou géopolitiques. Partagez-vous cette analyse ? Une question relative à la prochaine loi d'orientation et de programmation de l'aide publique au développement : l'agence de l'aide française au développement (AFD) de Kaboul a dû fermer en 2017 au regard du contexte difficile de sécurité mais l'AFD continue à intervenir en Afghanistan depuis son agence basée à Islamabad. Pensez-vous qu'une aide publique au développement fait sens dans le contexte chaotique que vous venez de décrire ?

M. Gilles Dorronsoro .- Concernant l'accord de coopération avec l'UE et la question des valeurs, il faut bien admettre qu'il n'y a pas de coïncidence des valeurs entre l'Union Européenne et l'Afghanistan. Mais si la construction d'un système de démocratie libérale dans ce pays a échoué, ce n'est pas tant du fait de la résistance de la société afghane, qu'en raison du double langage tenu par les Occidentaux : d'une part, un appel au respect des droits de l'Homme et des valeurs occidentales, de l'autre, la transgression de celles-ci par les Occidentaux eux-mêmes (violation des droits humains par certaines forces armées, corruption). La société afghane est assez conservatrice, avec certes des nuances entre les villes et les campagnes, et son point d'équilibre (qu'incarnait notamment Hamid Karzaï) se trouve dans un islam conservateur. Il n'est pas possible de lui imposer des valeurs de l'extérieur. Ce que peut faire l'UE, c'est contribuer, de manière subtile et indirecte (ce qui n'a pas caractérisé jusqu'à présent les modes d'action des Occidentaux en Afghanistan) à soutenir et protéger des groupes fragiles, comme les femmes, ou des minorités. L'accord de coopération aura un intérêt - bien que modeste - quand le gouvernement afghan sera stabilisé car il sera l'occasion de contacts internationaux et un outil pour contenir les violations des droits.

Pour répondre à une autre question posée, non, l'Afghanistan n'est pas un pays sûr. Le lourd tribut payé par l'armée nationale afghane, près de 45000 soldats tués depuis le désengagement occidental en 2014, témoigne d'une insécurité persistante. La problématique de l'insécurité est d'ailleurs régionale. Dans les régions contrôlées par les Talibans ou par Al-Qaïda, la vie des représentants de l'État comme de certaines minorités religieuses, est directement menacée. L'insécurité est aussi liée à l'effondrement de l'économie afghane qui se traduit par un taux de chômage important et le dysfonctionnement des services régaliens, comme la police, le système judiciaire. Pour toutes ces raisons, les flux migratoires vers l'Europe ne tariront pas.

La question du sort des interprètes est symptomatique de la façon dont les Occidentaux ont agi en Afghanistan. La France aurait dû respecter la parole donnée et faire beaucoup plus au profit de ses interprètes afghans d'autant plus qu'ils ne représentent pas une population émigrée à risque, le comportement de la minorité afghane en France, très bien intégrée, en est l'illustration. À présent, ces interprètes se trouvent dans une situation très compliquée et on ne peut que déplorer l'absence de suivi efficace de ce dossier.

En ce qui concerne la Chine, elle considère l'Afghanistan comme une partie de son arrière-cour dont elle ambitionne d'exploiter les matières premières. Par ailleurs, dans une stratégie d'affaiblissement de son rival indien, elle est très proche du Pakistan, dont elle tend à devenir le partenaire privilégié au détriment des Etats-Unis. Ne voulant pas être en première ligne au plan diplomatique et politique, la Chine fait passer ses messages par le Pakistan.

S'agissant de la frontière afghano-pakistanaise, aucun des groupes insurgés afghans, aussi pro-pakistanais soient-ils, ne souhaitent reconnaître la ligne Durand. Pourtant, même si les solidarités tribales existent, les divergences tendent à se creuser de part et d'autre de la frontière entre des populations en réalité assez différentes..... S'ajoute à cela l'affirmation d'une identité nationale pakistanaise et d'une dynamique nationaliste afghane. Le Pakistan, par ailleurs, a entrepris d'ériger une séparation physique à la frontière pour parvenir à un découplage territorial et contrôler le passage des groupes. Les Talibans afghans sont radicalement différents des Talibans pakistanais, leur histoire, leur sociologie et leur programme politique diffèrent sensiblement. Les véritables coopérations des Talibans sont les solidarités de combat nouées avec les groupes transnationaux d'Asie centrale (« les tchétchènes ») ou encore Al-Qaïda. Jamais les Talibans afghans n'ont soutenu militairement les Talibans pakistanais car ils auraient risqué de perdre le soutien d'Islamabad. Il y a des différences fortes d'univers entre les Talibans afghans, qui sont très étatistes, voire bureaucrates, et politiquement habiles, et les Talibans pakistanais dont l'action est beaucoup plus improvisée et qui se montrent extrêmement violents à l'égard des notables.

Il est surprenant que les Américains aient mis près de 15 ans à réagir au double langage du Pakistan. En plus, à ce stade-là de la guerre, les protestations américaines sont incompréhensibles. C'est irrationnel et beaucoup trop tard. En revanche, la question est plutôt de savoir pourquoi en 2001 les Américains n'ont pas tapé du poing sur la table vis-à-vis du Pakistan. C'est sans doute parce qu'ils ont estimé qu'ils avaient besoin du Pakistan pour acheminer leur logistique et que les Pakistanais hébergeaient des bases américaines sur leur sol indispensables pour les frappes de drones, même si dans le même temps certains Pakistanais protégeaient Ben Laden. Enfin, il y a eu une manipulation des Américains par les responsables pakistanais.

Quant à l'aide au développement, l'essentiel des programmes devrait être déployé au profit des zones urbaines où les besoins sont considérables. Kaboul, qui est une ville très polluée comptant entre 4 et 5 millions d'habitants, ne dispose ainsi pas de réseau d'égouts. Il y a également des besoins considérables dans le domaine de l'éducation En revanche, il est très difficile de travailler en zone rurale.

M. Gilbert Roger . - Les Occidentaux s'obstinent à mettre en place des systèmes démocratiques inspirés des nôtres. Il y a ainsi eu des élections législatives en octobre, on évoque une élection présidentielle. Ne serait-il pas plus pertinent d'échanger avec les Afghans sur le mode d'expression qui leur semblerait le plus approprié ?

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Le rôle des services de renseignement pakistanais en Afghanistan a été prépondérant. Après 20 ans de guerre, quels enseignements devons-nous tirer des milliards de dollars dépensés et des dizaines de milliers de victimes de ce conflit ? Quelles leçons pour les Occidentaux lorsqu'ils interviennent à l'étranger ? Et vous évoquiez les promesses que les Talibans pourraient faire aux Américains pour déclencher le retrait définitif de leurs troupes, pouvez-vous nous préciser sur quoi elles porteraient ?

M. André Vallini . - J'aimerais partager avec vous le constat d'un paradoxe. Il y a quarante ans, des manifestations réclamaient le retrait des Américains du Vietnam et d'Amérique Latine. Aujourd'hui, on les conjure de ne pas se retirer de Syrie ou d'Afghanistan, voire d'intervenir au Venezuela.

M. Jean-Marc Todeschini . - Les discussions entre les Américains et les Talibans portent sur la rupture des liens que ces derniers entretiennent avec les groupes terroristes. Qu'en est-il précisément des liens entre les Talibans et Daech ? Des regroupements sont-ils en cours ? De plus, on sait que les uns et les autres tirent leurs ressources financières de la culture du pavot. Quelles mesures ont été prises sur le terrain pour éradiquer cette production ou lutter contre sa commercialisation ?

M. Jean-Marie Bockel . - La France a payé le prix du sang dans son engagement en Afghanistan. Quel rôle pourrait-on jouer aujourd'hui pour assurer au mieux la défense de nos intérêts ?

M. Gilles Dorronsoro .- Il n'y a pas de procédure alternative aux élections en Afghanistan. Seule une minorité du pays est tribalisée et selon des modes très différents. Donc le principe des élections est bien le système le plus consensuel. Les Talibans eux-mêmes semblent s'être ralliés à cette idée. Cependant, les élections telles qu'elles ont été conduites jusqu'ici sont un véritable désastre et participent directement de la déconstruction du régime. L'incapacité à recenser les électeurs, le système électoral lui-même dont sont exclus les partis et l'absence de commission électorale légitime, participent de ce rejet. En Afghanistan, être élu ne vous donne pas de capital politique, à la différence de ce qui existe dans nos pays.

Quant aux leçons de la guerre, les raisons internes de l'échec de l'intervention américaine en Afghanistan sont de plusieurs ordres. Tout d'abord les Américains ont considéré l'Afghanistan comme un terrain vierge où l'on pouvait faire absolument n'importe quoi. On a mis en place à la fois un régime légaliste et un régime où l'on tue des gens à partir de listes établies en secret, et avec des effets très déstabilisateurs pour le pays. On ne peut pas faire les deux à la fois, et j'espère que cette leçon-là sera retenue pour d'autres interventions. La guerre a eu un coût exorbitant, près de 1 000 milliards de dollars de coût direct pour les Américains, et un coût global de 1 500 milliards de dollars, ce qui en fait une des guerres les plus chères de l'Histoire. Ces coûts vont de pair avec une forme de privatisation de l'argent public, ou, pour dire les choses simplement, de corruption. L'armée américaine, notamment, et les grandes agences d'aide comme l'USAID, se sont lancées dans de grands programmes de sous-traitance portant sur des montants considérables et incontrôlables, ce qui a débouché sur une corruption très importante. Une grande partie de ces sommes est ainsi revenue dans les pays occidentaux. La guerre d'Afghanistan, mais aussi celle d'Irak, interrogent notre façon de faire la guerre. On ne peut pas continuer à faire de la guerre une espèce d'eldorado pour des groupes privés, c'est suicidaire pour les Occidentaux.

L'Afghanistan a également montré les limites du fonctionnement de l'OTAN. Ainsi, la différence de traitement entre Alliés quant au partage du renseignement a exclu les Français, notamment, du premier cercle d'échange des informations vitales à la conduite de la guerre. De même, les Américains ont refusé d'intégrer leurs alliés à leur réflexion autour de la stratégie à adopter en Afghanistan, empêchant les Européens de proposer d'éventuelles solutions alternatives. Enfin, l'extrême rigidité de l'appareil militaire de l'Alliance a rendu impossible toute adaptation aux changements stratégiques. Globalement, il y a eu un vrai problème de stratégie. La guerre n'était pas perdue au départ ; elle a été perdue par absence de réflexion et d'attention portée à la réalité du pays et des parties prenantes. Ainsi, la représentation donnée des Talibans comme des groupes de combattants mal organisés était tout à fait fausse. A la guerre, la stupidité se paye cher. On peut très bien expliquer que les Talibans défendent des valeurs qui ne sont pas les nôtres, ce qui est vrai, et qu'ils forment une très bonne machine de guerre, ce qui est vrai également. Cela pose la question de l'expertise occidentale, et au-delà des conflits d'intérêts des prétendus experts, qui les poussent à toujours proposer plus de moyens, plutôt qu'une remise à plat des options.

J'en viens au paradoxe du passage d'une demande de « US go home » à une attente d'implication des Etats-Unis. En réalité, on assiste au passage d'un système de sécurité à un autre. Le problème que cela souligne n'est pas tant le retrait américain d'Afghanistan ou de Syrie, mais bien plutôt les conditions erratiques et irrationnelles dans lesquelles il se produit. Il y a comme une stratégie américaine de déconstruction de ses propres positions, qui affecte directement les Européens, par exemple au travers de l'immigration ou du terrorisme.

Je ne comprends pas la rationalité de la politique des États-Unis en Afghanistan. Leur gestion du dossier syrien est également totalement irrationnelle. La mise en place d'une zone d'interdiction aérienne au nord de la Syrie aurait été possible en 2012 - 2013. Les États-Unis l'ont refusée. Ils n'ont pu que constater ensuite la prise de Mossoul. Comment la stratégie américaine de déconstruction de leurs propres positions peut-elle être aussi erratique, au risque de créer des déséquilibres régionaux dont l'Europe porte ensuite le poids ?

Concernant la question de la rupture des Talibans avec le terrorisme, je répondrai en distinguant l'État islamique et Al-Qaïda. Il n'existe pas de passerelle entre les Talibans et l'EI. Chacune de ces deux organisations aspire à monopoliser l'insurrection. En revanche, Al-Qaïda n'a pas d'objectifs en Afghanistan et ne fait pas d'ombre aux Talibans. Al-Qaïda est resté sur une ligne d'allégeance aux Talibans. C'est une des choses qui a été reprochée à cette organisation par les fondateurs de l'État islamique. Il sera difficile de vérifier que les Talibans ne donnent pas, au moins passivement, un sanctuaire à Al-Qaïda en Afghanistan.

Faire du contre-terrorisme en Afghanistan est illusoire. Nous ne disposons d'aucun moyen de contrôle. Nous ne nous sommes pas donné les moyens de faire pression sur les Talibans. Toutefois, ceux-ci souhaitent être reconnus comme un État au niveau international, représentés à l'ONU etc. C'est là que nous avons peut-être un levier qu'il faudra employer avec habileté.

Les Talibans ont été les seuls, historiquement, à mener un programme d'éradication de la culture du pavot en Afghanistan. Un nouveau programme de ce type est possible. Il faudra toutefois veiller à l'accompagnement social d'un tel programme et à la reconversion des terres.

Avons-nous des cartes à jouer en Afghanistan ? La coopération est un levier d'action si elle demeure contrôlable : en zone urbaine par exemple, ou avec les élites afghanes qui sont des relais d'influence potentiels. Le renseignement, notamment dans les zones tribales, est également un outil essentiel à la défense de nos intérêts. Enfin, nous pouvons essayer de jouer dans les négociations un rôle de facilitateur, de porter la parole des groupes à risque. Nous devons réintroduire dans la négociation des éléments qui concernent la vie concrète de la société afghane. Nos marges de manoeuvre sont réduites.

M. Ladislas Poniatowski . - J'ai récemment rencontré un ancien ministre des affaires étrangères d'Afghanistan. Je l'ai trouvé optimiste sur la constitution d'un gouvernement provisoire, dans lequel tout le monde serait représenté y compris le gouvernement actuel, les Talibans et des représentants de régions.

Le Pakistan, pays de 200 millions de musulmans, n'était pas effrayé par un Afghanistan peuplé de 10 millions d'habitants. Un Afghanistan de 35 millions d'habitants suscite en revanche un jeu beaucoup plus surprenant notamment vis-à-vis de la Chine. Le Pakistan a récemment obtenu une aide financière importante de l'Arabie Saoudite. Il est incité par les Américains à faire pression sur les Talibans pour que ceux-ci viennent siéger à la table des négociations. Le Pakistan joue un jeu compliqué. Il est sensible aux pressions financières. L'Afghanistan n'est pour lui qu'un terrain de jeu parmi d'autres.

M. Yannick Vaugrenard . - Une armée doit avoir un comportement conforme à l'idéologie qu'elle prétend défendre. Nous sommes actuellement confrontés aux dangers d'une privatisation du conflit. La situation est, me semble-t-il, cataclysmique. L'obscurantisme a gagné. Constater que l'islam conservateur est un point d'équilibre fait froid dans le dos. Si c'est le cas, cela veut dire que l'échec est absolu.

Vous nous avez indiqué que 1 500 milliards d'euros avaient été investis en Afghanistan mais Kaboul ne dispose toujours pas d'égouts... Dans ce type de conflit, n'est-il pas indispensable qu'il y ait, parallèlement à l'intervention militaire, une intervention économique aussi importante ?

Mme Gisèle Jourda . - En 2002, vous aviez publié des articles dans le Monde diplomatique, appelant la communauté internationale à pousser l'Afghanistan vers la modernité. Vous évoquiez la situation des femmes. Certes, on peut compter sur les Talibans pour éradiquer la culture du pavot, mais je ne voudrais pas qu'il y ait aussi éradication des droits des femmes et du droit à l'éducation. La question des femmes ne doit pas être accolée à celle des minorités. Les femmes ne sont pas une minorité. Je ne sais pas quel enfer se dessine avec l'arrivée des Talibans, se présentant comme un gouvernement en exil. Mais j'ai le sang qui se glace quand j'entends que les Talibans souhaiteraient siéger à l'ONU. Quelle est la situation réelle des femmes aujourd'hui en Afghanistan ? Ont-elles une place en politique ? Que peut-on faire dans la perspective de la reconstruction de ce pays ? Quels réseaux d'influence peut-on solliciter ?

M. Pierre Laurent . - Quel est l'état des forces en présence, hormis les Talibans ? Quelles sont les autres acteurs politiques ou sociaux qui pèsent dans la situation afghane aujourd'hui ?

M. Gilles Dorronsoro .- Je ne serai pas aussi optimiste sur la formation d'un gouvernement provisoire. Pour l'instant, nous ne savons pas comment vont se positionner les grandes puissances régionales. Pour autant, est-ce que ces puissances régionales sont en mesure de bloquer le jeu afghan ? On ne peut pas le savoir pour le moment.

Par rapport au succès de la stratégie pakistanaise, c'est certain, le Pakistan a atteint ses objectifs. Mais à moyen terme, les Afghans ne souhaitent pas devenir une province pakistanaise. L'arrogance des élites pakistanaises vis-à-vis de l'Afghanistan entraîne chez les Afghans une réaction de rejet, y compris chez les Talibans. Du reste, il n'est pas exclu que les Talibans souhaitent travailler en partie avec d'autres que les Pakistanais à l'avenir. Le Pakistan n'est pas en mesure de contrôler l'Afghanistan. Il y aura donc peut-être une possibilité de remettre en question cette alliance entre le Pakistan et les Talibans qui ne nous est pas favorable.

Quant au bilan final de l'intervention occidentale en Afghanistan, il me semble que l'on peut dire effectivement que l'obscurantisme a gagné dans ce pays.

Le point essentiel, c'est l'État. En effet, l'intervention des occidentaux n'était pas centrée sur l'État. Par conséquent, l'intervention économique en Afghanistan, qui a été très importante, a été d'une certaine façon contre-productive car elle ne venait pas construire ou renforcer les structures étatiques. À côté d'un discours officiel qui prônait la reconstruction des ministères et de l'appareil étatique afghan, les décisions notamment économiques se prenaient dans des circuits parallèles qui affaiblissaient le fonctionnement normal de l'État. Les Occidentaux ont eu une stratégie anti-étatique en Afghanistan, et la grande force des Talibans a été de se poser comme représentants un pouvoir de nature étatique, ce qui était attendu par la population. Dans les zones sous contrôle taliban, il y a des règles, il y a des jugements et en contraste avec l'anarchie qui semblait régner dans les zones sous contrôle occidental, les Talibans sont apparus comme un pouvoir certes ultra-conservateur, mais ordonné. En Afghanistan, la clé c'est l'État. Or les Talibans proposent un modèle étatique et les Occidentaux, eux, n'ont pas été capables de proposer un modèle étatique crédible. Au contraire, les Occidentaux ont même plutôt déstructuré tout ce qui pouvait ressembler à un Etat.

Quant aux droits des femmes, il y a une difficulté qui tient au fait que le corps des femmes devient un champ de bataille politique. Or, plus nous politisons la question des femmes, certes avec de bonnes raisons de le faire, plus cela conduit à faire de la question des femmes un élément de différenciation politique.

Il y a par exemple une mise en avant de la lapidation comme châtiment, alors même que ce n'est pas forcément la peine que préconisent le plus volontiers les juges. Mais cette mise en avant est une façon pour les Talibans d'affirmer que dans leur pays, ils ont la capacité d'appliquer littéralement le Coran.

La volonté occidentale de défendre les droits des femmes s'est heurtée d'une part à l'opposition des grandes familles religieuses, mais aussi, d'autre part, au fait qu'il s'agissait aussi là d'un des axes idéologiques de l'occupant soviétique. C'est un élément important de la difficulté : aujourd'hui, parler du droit des femmes en Afghanistan, cela rappelle à la fois l'occupant soviétique et l'occupant américain. Donc ce n'est pas facile d'en parler, même s'il faut le faire. Nous nous sommes mis dans une situation où, alors que nous voulons défendre les droits des femmes, on nous renvoie à notre occidentalité et à nos actions passées dans le pays.

Quant à la dernière question sur l'état des forces en présence, aujourd'hui le jeu est polarisé entre les Talibans, qui sont le seul groupe qui compte et avec qui il faut négocier, et le gouvernement afghan, avec ses divisions. Il n'y a plus rien entre les deux.

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