II. DES DIVERGENCES D'APPRÉCIATION CONFIRMÉES
A. UN DÉSACCORD DE FOND SUR LA PROCÉDURE À SUIVRE POUR LA RÉFORME DU DROIT DES OBLIGATIONS
La commission mixte paritaire a échoué, à l'article 3, sur le choix de l'ordonnance pour procéder à la réforme du droit des obligations.
En première lecture, le Sénat s'était opposé au rétablissement, par le Gouvernement de cette habilitation supprimée par votre commission, à l'unanimité moins une voix 1 ( * ) .
En revanche, les députés ont été convaincus par l'argument de la garde des sceaux, ministre de la justice, selon lequel le calendrier parlementaire ne permettrait pas, d'ici la fin de la législature, de faire adopter par la voie législative normale une réforme de cette ampleur. S'adressant à la ministre, la rapporteure de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Mme Colette Capdevielle a ainsi défendu ce choix : « je vous l'avoue, madame la garde des sceaux : c'est après avoir beaucoup réfléchi et débattu entre nous que nous avons fini par comprendre ce que vous nous demandiez. Nous avons décidé de prendre nos responsabilités car si nous adoptions la même attitude que le Sénat, il est évident que cette réforme ne se ferait pas pendant cette législature et serait renvoyée sine die . Une fois encore, nous serions passés à côté.
[...] Reconnaissons-le : le texte que m'a transmis la garde des sceaux est bien écrit et clair. Il aborde tous les aspects : l'avant-contrat, la naissance du contrat, sa vie et sa fin. On voit bien qu'il est rédigé par des spécialistes du droit, d'autant plus qu'il reprend l'ensemble de la jurisprudence, modernise le droit des contrats et le rend enfin lisible et applicable.
[...] On peut s'enferrer, s'enfermer dans des questions de principe, mais cette attitude ne fera absolument pas avancer la situation parce que personne, ici, je dis bien : personne, ne peut discuter l'urgence et la nécessité de ce texte.
Tout en comprenant les débats qui ont eu lieu au Sénat et les réticences qui s'y sont exprimées, après avoir méticuleusement examiné l'avant-projet, qui comprend des innovations significatives mais aussi un nettoyage nécessaire, après avoir mûrement réfléchi et parce que nous souhaitons que ce texte, qui ne bouleverse pas profondément notre droit des contrats, aboutisse, nous rendrons un avis favorable à cet amendement ».
En nouvelle lecture, votre commission a confirmé son vote de première lecture et adopté un amendement supprimant l'article 3 .
Elle a notamment considéré que les arguments avancés par les députés ne répondaient pas à ceux qu'elle avait présentés précédemment et que le pragmatisme revendiqué par la rapporteure de l'Assemblée nationale était plus du côté de la position de principe défendue par le Sénat que de la sienne.
Elle a en particulier observé que le Parlement était saisi du présent texte depuis plus d'un an maintenant, et qu'il n'avait pas fallu autant de temps pour adopter, par la voie législative ordinaire, l'ambitieuse et technique réforme du droit de successions. L'exigence de célérité aurait bien plus commandé de saisir le Parlement dès le début de cette réforme, plutôt que de la renvoyer à une lointaine ordonnance.
En outre, les avant-projets transmis à votre rapporteur ne sont pas exempts d'imperfections ou de choix qui mériteraient une discussion plus nourrie et plus publique que celle qu'autorise la procédure de l'ordonnance. Ainsi la procédure dite du « retrait litigieux » 2 ( * ) serait supprimée, alors qu'en permettant au débiteur, dont la dette litigieuse est cédée à un autre créancier, de la payer au prix auquel ce dernier l'achète, elle permet de couper court à la spéculation, en offrant au débiteur d'une créance douteuse la possibilité de s'acquitter au meilleur coût de sa dette, sans léser aucun des créanciers. De la même manière, faut-il ou non consacrer la théorie de l'imprévision, la rupture unilatérale du contrat ou encore l'introduction de clauses abusives en droit civil ?
L'étendue des choix qui pourraient s'ouvrir au législateur et qui risquent de n'être tranchés que par le pouvoir réglementaire montre toute l'imprécision de l'habilitation proposée : sous couvert de clarification, l'ordonnance validera-t-elle la jurisprudence relative à la date et au lieu de formation du contrat ou, au contraire, la modifiera-t-elle ? Quelles exceptions au principe du consensualisme le pouvoir réglementaire retiendra-t-il ? Quelles limites seront données à la consécration de la théorie de l'imprévision ? Que faut-il entendre par la modernisation des règles applicables à la gestion d'affaires et au paiement de l'indu ?
Compte tenu de l'ampleur de la réforme, de la multitude des sujets évoqués et de l'imprécision de la plupart des formulations, la question de la constitutionnalité de l'habilitation pourrait donc être posée .
Enfin, une fois l'ordonnance promulguée, elle entrera en vigueur immédiatement. Elle régira donc les contrats conclus sous son empire. Puis, dans le meilleur des cas, le Parlement la ratifiera un jour et en profitera peut-être pour changer certaines dispositions. L'exemple de la réforme de la filiation opérée par ordonnance montre combien il est parfois nécessaire que le Parlement corrige la copie qui lui est remise.
Or, ce faisant, le Parlement créera un nouveau droit des contrats, appelé à régir ceux conclus après qu'il se sera prononcé.
La ratification sera alors menacée par deux périls.
Soit elle portera sur des points importants du texte, et pourrait remettre en cause certains arbitrages. Mais alors, elle créera une grande insécurité juridique, puisque les dispositions auront déjà reçu application, que des contrats auront été conclus sous leur empire, et qu'elle les remettra en cause.
Soit, au contraire, elle ne modifiera presque rien, mais alors la réforme aura totalement échappé au Parlement.
Plutôt que d'avoir ainsi à choisir entre ces deux écueils, il paraît plus judicieux à votre commission, et plus conforme à la sécurité juridique, de donner à la réforme l'écho et la légitimité qu'elle mérite, en permettant au Parlement de s'en saisir directement.
* 1 Scrutin public n° 123, séance du 23 janvier 2014 : sur 347 suffrages exprimés, 346 se sont prononcés contre l'amendement n° 39 du Gouvernement et 1 pour.
* 2 Art. 1699 du code civil.