C. LA NÉCESSITÉ D'ENVISAGER TOUTE NOUVELLE RÉFORME DES RÉGIMES DE PRESCRIPTION DANS UN CADRE GLOBAL
La présente proposition de loi invite par ailleurs à s'interroger sur la cohérence d'ensemble de nos régimes de prescription en matière pénale.
1. L'opposition de votre commission à toute extension du régime d'imprescriptibilité, aujourd'hui réservé aux seuls crimes contre l'humanité
Lors de l'examen de cette proposition de loi par votre commission, son auteure, notre collègue Muguette Dini, a proposé d'en modifier le dispositif par voie d'amendement en fixant le point de départ du délai de prescription au jour où la victime porte plainte .
Si cette solution permettrait de répondre au risque d'imprécision soulevé par le dispositif de la proposition de loi, elle ouvrirait là aussi la voie à une imprescriptibilité de fait de certaines violences sexuelles, sans pour autant résoudre certaines des difficultés constitutionnelles précédemment rappelées.
Lors de leur entretien avec votre rapporteur, plusieurs personnes, dont les auteures de la proposition de loi elles-mêmes, ont indiqué être favorables à une évolution tendant à rendre imprescriptibles les viols et agressions sexuelles commis sur des mineurs, comme la Suisse l'a récemment décidé à la suite d'un référendum.
Le législateur français s'est toujours refusé à une telle évolution, estimant que l'imprescriptibilité devait demeurer réservée aux seuls crimes contre l'humanité .
A cet égard, il convient de relever qu'à l'exception, d'une part, de l'Angleterre et du Pays de Galles, où, en vertu de la common law , toutes les infractions graves sont imprescriptibles sauf si un texte en décide autrement 29 ( * ) , et, d'autre part, de la Suisse, l'ensemble des pays européens connaissent un régime de prescription des infractions sexuelles en général moins favorable que le régime français s'agissant des violences sexuelles commises contre des mineurs 30 ( * ) .
Au cours des années récentes, votre commission a, à plusieurs reprises, réaffirmé son attachement à la préservation du principe de la prescription, estimant que seuls les crimes contre l'humanité, en raison de leur spécificité et de leur exceptionnelle gravité, pouvaient déroger à ce principe.
2. La nécessaire préservation d'un équilibre
Partant du constat d'un droit devenu complexe et incertain, la mission d'information de votre commission sur le régime des prescriptions civiles et pénales, composée de nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung 31 ( * ) , a formulé en juin 2007 un certain nombre de préconisations tendant à conserver le principe de la prescription en matière pénale tout en restaurant la cohérence du dispositif.
Rappelant que l'existence d'un régime de prescription pouvait aujourd'hui se justifier par le droit à un procès équitable ainsi que par le droit pour chacun d'être jugé dans un délai raisonnable , la mission d'information a appelé à veiller à la cohérence du droit de la prescription , en évitant des réformes partielles et en privilégiant une réforme d'ensemble.
Par ailleurs, elle a considéré que toute modification devrait préserver le lien entre la gravité de l'infraction et la durée du délai de la prescription de l'action publique afin de garantir la lisibilité de l'échelle de gravité des crimes et délits établie par le législateur.
Enfin, si elle a proposé, d'une part, de consacrer dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation tendant, pour les infractions occultes ou dissimulées, à repousser le point de départ du délai de prescription au jour où l'infraction est révélée et, d'autre part, d'étendre cette solution à d'autres infractions occultes ou dissimulées dans d'autres domaines du droit pénal, et en particulier la matière criminelle, elle a corrélativement proposé d'établir, pour ces mêmes infractions, un « délai butoir » à compter de la commission de l'infraction, de dix ans pour les délits et trente ans pour les crimes, soumis aux mêmes conditions d'interruption et de suspension que les délais de prescription, afin de ne pas conduire à rendre ces infractions imprescriptibles.
A l'heure actuelle, l'existence de délais fortement dérogatoires au droit commun s'agissant des viols et agressions sexuelles commis sur des mineurs marque d'ores et déjà la sévérité particulière du législateur à l'égard de ce type d'agissements odieux.
Serait-il possible d'accroître encore ce délai, en le portant par exemple de 20 à 30 ans, afin de donner aux victimes du temps supplémentaire pour dénoncer les faits subis ? Une telle évolution présenterait une certaine cohérence avec le régime de prescription spécial applicable à certaines infractions en matière de terrorisme ou de trafic de stupéfiants notamment (voir supra ). Elle permettrait sans doute de répondre aux difficultés rencontrées par certaines victimes, en leur donnant la possibilité, en matière de viols et d'agressions sexuelles subis dans l'enfance, de porter plainte jusqu'à l'âge de 48 ans.
Les débats en séance publique permettront de poursuivre la réflexion sur l'opportunité d'une telle réforme.
En effet, en tout état de cause, une fois l'action publique mise en mouvement, il appartient au ministère public, avec l'aide de la partie civile, d'établir la réalité des faits dénoncés . Or, particulièrement en matière de violences sexuelles, la difficulté d'apporter la preuve des faits, surtout lorsque l'enquête a lieu de nombreuses années plus tard, accroît la probabilité de décisions de classements, de non-lieux ou de relaxes, au détriment des victimes qui peuvent y voir une négation des souffrances subies.
La lutte contre les violences sexuelles ne peut donc faire l'économie d'une politique publique plus générale tendant en particulier à renforcer les mécanismes de détection des signes de maltraitance, par une formation adaptée des professionnels de santé et des personnes travaillant au contact des enfants, et à améliorer les modes de prise en charge en urgence des victimes de violences sexuelles. A cet égard, les représentants du ministère des droits des femmes entendus par votre rapporteur ont indiqué qu'un travail global avait été entrepris sous l'égide du ministère des droits des femmes.
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Pour l'ensemble des raisons précitées, votre commission n'a pas adopté de texte sur la proposition de loi n° 368 (2013-2014) modifiant le délai de prescription de l'action publique des agressions sexuelles.
En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
* 29 En Angleterre et au pays de Galles, les infractions les plus graves sont imprescriptibles, à moins qu'une disposition législative spécifique n'en dispose autrement. L'ancienneté de l'infraction constitue toutefois un motif d'abandon des poursuites, qui est d'autant moins facilement retenu que l'infraction est grave.
* 30 Voir à cet égard la note de législation comparée établie par les services du Sénat en octobre 2007 : http://www.senat.fr/lc/lc178/lc1780.html
* 31 Rapport précité.