B. LES RÉACTIONS FRANÇAISES
1. Les débats au sein de la commission de la culture du Sénat
Votre commission de la culture s'est mobilisée dès l'automne 2009, suite aux annonces relatives au projet d'accord entre la Bnf et Google, qui faisait suite à l'accord passé entre Google et la Bibliothèque municipale de Lyon.
Elle avait alors reçu les principaux protagonistes du dossier 3 ( * ) et à l'initiative de notre ancien collègue Jack Ralite, un débat avait été organisé en séance publique le 16 novembre 2009 4 ( * ) , dégageant une position consensuelle sur les grands principes devant guider la numérisation :
- la protection du droit d'auteur, et notamment la question des oeuvres orphelines ;
- la coordination des politiques publiques, tant au niveau européen que national, qui pourrait, par exemple, prévoir l'élaboration d'une charte commune des bibliothèques ;
- la garantie de la diversité culturelle à travers des ressources techniques propres à faciliter la création, la recherche et l'utilisation de l'information.
Les décisions en matière de numérisation des livres, archives et imprimés, doivent relever d'une décision politique transparente et clairement pesée. Le coût de ces opérations doit certes être pris en compte, mais il ne doit pas seul guider notre stratégie.
2. Les contentieux juridiques liés aux contrats Google Books
La numérisation et l'accès gratuit à tout ou partie des oeuvres soulèvent des questions juridiques. D'une part, dans certains accords avec des bibliothèques, le groupe Google Books aurait inclus des clauses d'exclusivité commerciale et de confidentialité qui sont jugées comme abusive par la doctrine.
D'autre part, les conditions d'exploitation des oeuvres numérisées auprès des éditeurs ne semblent pas toujours satisfaisantes. Google Books a ainsi été condamné en 2009 à verser 300 000 euros de dommages et intérêts aux Éditions du Seuil du groupe La Martinière pour contrefaçon, suite à la publication sans autorisation de contenus sous copyright 5 ( * ) . Ce conflit, qui opposait les deux parties depuis 2006, s'est soldé par la signature d'un contrat plus équitable en 2011.
L'essentiel du contentieux consiste à trancher si les actions de Google Books en France peuvent s'apparenter au fair use américain, ou si elles relèvent du code de la propriété intellectuelle . Ce dernier interdit la publication sans autorisation d'oeuvres au-delà de la « courte citation » 6 ( * ) alors que Google Books permet de feuilleter 20 % du contenu non libre de droits ; il permet également aux auteurs de refuser la présence de leur livre sur Google au nom du droit moral. Or si l'acte de reproduction a été accompli aux États-Unis par une firme américaine, la présentation des oeuvres au public en revanche a bien lieu en France et concerne des ayants droit français. De plus, la convention de Berne (1886, art. 5-2) stipule que « les moyens de recours garantis à l'auteur pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d'après la législation du pays où la protection est réclamée ».
Il faut noter toutefois que le même juge qui a condamné Google Books en 2009, avait décidé d'appliquer la législation américaine dans un litige entre Google et la société des auteurs des arts visuels et de l'image fixe le 20 mai 2008. Il avait en conséquence rejeté la contrefaçon, puisque le fair use qui figure à l'article 107 du Copyright Act prévoit une exception à la protection du copyright pour des activités de recherche. Ce précédent constitue une faiblesse dans la jurisprudence sur les atteintes à la propriété intellectuelle liées à Google.
Cependant, même aux États-Unis, Google Books a été condamné. Un recours collectif ( class action ) a été engagé contre le groupe en 2005 par 8 000 auteurs du collectif Authors Guild . L' Authors Guild et l' Association of American Publishers, lesquels ont finalement conclu un accord en 2008 permettant aux auteurs d'être rémunérés et de pouvoir demander le retrait de leurs oeuvres de la base de données ( opt out ). Cet accord a toutefois été invalidé en mars 2011, le juge niant la représentativité des signataires et demandant que les oeuvres ne soient publiées par Google que sur accord exprès de leurs auteurs ( opt in ). Les négociations devraient se prolonger en 2012.
Le Syndicat national de l'édition estime que 100 000 oeuvres sous droits sont actuellement partiellement ou totalement visibles sur Google Books . Le recours systématique au contentieux semble donc difficile, et face à l'ampleur de la fraude, les pistes s'orientent plutôt vers la prévention que vers la répression.
3. Des contentieux aux accords : vers des relations pacifiées entre Google et les éditeurs ?
Depuis quelques mois, les relations entre Google et les éditeurs français semblent se normaliser. C'est ainsi qu'un protocole d'accord a été signé entre Google et Hachette Livre destiné à fixer les conditions de la numérisation par Google des oeuvres en langue française dont les droits sont contrôlés par Hachette Livre. Il porte sur les milliers d'oeuvres qui ne sont plus aujourd'hui commercialement disponibles. L'accord s'articule autour des principes suivants :
- contrôle de la numérisation des oeuvres : Hachette Livre déterminera quelles oeuvres Google est autorisé à numériser, notamment en fonction de l'aboutissement du présent texte. Ces dernières pourront être soit proposées sous forme d' ebook via Google Livres, soit exploitées sous d'autres formes commerciales telles que l'impression à la demande. Hachette Livre et Google partageront les informations permettant de distinguer les oeuvres de Hachette Livre indisponibles de celles qui sont disponibles. Les oeuvres que Hachette Livre ne souhaite pas voir numérisées seront retirées des services de Google. Ces règles s'appliqueront également aux oeuvres déjà numérisées ;
- nouvelles opportunités commerciales : l'accord est conçu pour donner accès à des oeuvres jusque-là épuisées tout en assurant de nouveaux revenus à leurs auteurs et à leurs éditeurs. Hachette Livre aura la faculté d'utiliser les fichiers des oeuvres numérisées par Google, notamment pour les exploiter en impression à la demande. Quant aux libraires, ils pourront intégrer ces ebooks dans leurs offres commerciales. Concrètement, la plupart des oeuvres concernées tomberont dans l'un des deux cas de figure suivants :
* Hachette Livre autorise la numérisation et la distribution en ligne de l'oeuvre par différents canaux, y compris la future plateforme de ebooks de Google, Google Editions ;
* Hachette Livre autorise la numérisation de l'oeuvre par Google pour un usage limité à l'indexation et à la promotion et recevra une copie du fichier pour ses propres usages non commerciaux.
- visibilité accrue de ses auteurs et de leurs oeuvres dans les bibliothèques numériques : Hachette Livre a l'intention de faire bénéficier les institutions publiques, telles que la Bibliothèque nationale de France, des oeuvres qui auront été numérisées dans le cadre du protocole, remettant ainsi des oeuvres épuisées au sein du patrimoine culturel et à disposition des lecteurs.
Plus récemment, un accord reposant sur les mêmes principes a été conclu entre Google et les éditions La Martinière, mettant fin à six mois de contentieux.
4. Les modalités d'une exploitation équitable du numérique
Compte tenu du débat suscité par les initiatives de Google, le ministre de la culture et de la communication avait confié à M. Marc Tessier une mission sur les enjeux de la numérisation du patrimoine écrit 7 ( * ) .
Le rapport qu'il a remis au ministre de la culture et de la communication le 12 janvier 2010 a soulevé de nombreuses pistes de réflexion sur les normes juridiques et techniques adaptées au livre numérique.
Il souligne que ce marché est soumis à des contraintes et à des limites techniques qui peuvent freiner son développement. Il s'agit principalement des exigences de qualité liées au formatage des fichiers, à leur indexation, à leur conservation et à leur accessibilité. Le livre numérique doit en effet constituer une offre à la fois adaptée à tous les publics (enfants, handicaps sensoriels...) et déclinée pour des lecteurs spécialisés (chercheurs, professionnels...).
La solution préconisée par le rapport pour surmonter ces difficultés techniques et juridiques est de construire l'offre numérique française de façon coopérative, sous l'égide d'une entité représentant les éditeurs, les bibliothèques publiques et les ayants droit . Cette entité créerait une plateforme commune qui rassemblerait l'ensemble du corpus littéraire numérisé. Pour la constitution de ce fonds, M. Marc Tessier recommande de s'appuyer sur la Bibliothèque nationale de France (BnF) et son programme Gallica, ainsi que sur le portail culturel Europeana et sur un partenariat éventuel avec Google. Pour le stockage et l'entretien des fichiers, il renvoie à la seule BnF. La plateforme ainsi créée devrait ultimement être à même de concurrencer Google Books et de susciter un effet d'entraînement dans les autres pays membres de l'Union européenne .
* 3 Cf. compte rendu de la réunion de la commission de la culture du mercredi 21 octobre 2009.
* 4 JO Sénat - compte rendu intégral de la séance publique du lundi 16 novembre 2009.
* 5 Jugement du 18 décembre 2009 du tribunal de grande instance de Paris.
* 6 Art. L. 122-5 3°a : « Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source », sont autorisées les « courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'oeuvre à laquelle elles sont incorporées. »
* 7 Cf. en annexe, la synthèse du « Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit » remis par M. Marc Tessier au ministre de la culture et de la communication le 12 janvier 2010.