B. LE RÉTABLISSEMENT DU DISPOSITIF ADOPTÉ PAR LE SÉNAT S'IMPOSE POUR PARER À TOUT RISQUE POUR LES LIBERTÉS PUBLIQUES
Contrairement au rapporteur de l'Assemblée nationale qui présente comme un avantage que le fichier central puisse être utilisé à d'autres fins que celle pour laquelle il a été constitué, votre commission juge nécessaire de parer à tout détournement de finalité du fichier central biométrique.
En effet, une fois créé, le fichier central est susceptible de constituer, s'il n'est pas entouré des garanties requises, une bombe à retardement pour les libertés publiques .
Tout procès d'intention doit être évité. Pour autant, il semble que toute crainte de glissement des finalités du fichier ne puisse être écartée.
Déjà, en première lecture, votre rapporteur avait souligné que les garanties juridiques aussi solides et sincères soient-elles, ne sont « ni définitives, ni absolues : ainsi l'accès aux fichiers est toujours possible dans le cadre d'une procédure judiciaire, sous le contrôle d'un magistrat. De plus, la prohibition peut être levée, ce qui autorise pour l'avenir l'utilisation du fichier pour une autre finalité que sa finalité originelle : c'est ce qui a été proposé par la commission européenne s'agissant de la base EURODAC 4 ( * ) qui enregistre les données biométriques des demandeurs d'asile et des personnes appréhendées à l'occasion du franchissement irrégulier d'une frontière extérieure à l'Union européenne » 5 ( * ) .
Votre rapporteur observe, à cet égard, que le texte adopté par l'Assemblée nationale procède à une extension des finalités d'utilisation de la base équivalente à celle qui était envisagée pour EURODAC, à ceci près qu'elle pourrait porter sur 60 millions de français. En effet, en supprimant la base à lien faible à l'article 5, sans modifier pour autant l'article 7 bis A, l'Assemblée nationale permet aux services en charge de la lutte contre le terrorisme, d'utiliser, pour leurs missions, le fichier central biométrique à des fins d'identification d'une personne par ses empreintes digitales hors de toute réquisition judiciaire 6 ( * ) , ce qui est contraire au droit en vigueur.
De la même manière, en supprimant le dispositif adopté par le Sénat, les députés, faute de l'interdire explicitement, rendent implicitement possible l'utilisation de dispositifs de reconnaissance faciale à partir des images numérisées des visages enregistrés dans la base. Si aucun projet de ce type n'existe à l'heure actuelle, en ouvrir involontairement la perspective, à cause de garanties insuffisantes, prouve, par contraste, combien il est nécessaire en la matière de ne pas sous-évaluer les risques pour les libertés publiques et de toujours préférer une garantie de trop à une de moins.
Enfin, on peut se demander si rendre possible l'utilisation du fichier central biométrique à des fins de recherche criminelle, pour identifier un délinquant, n'aurait pas pour effet, si de telles consultations, même réalisées sous le contrôle d'un juge, se généralisaient, de transformer ce fichier en fichier de police de fait sinon de droit. Un tel usage de la base de données risquerait, du fait de son caractère massif ou plus ou moins systématique, d'entrer en contradiction avec les normes constitutionnelles et européennes qui s'appliquent en la matière 7 ( * ) .
Ces différents exemples de glissement possible des finalités d'utilisation du fichier biométrique central posent deux questions, l'une de principe, l'autre de moyens.
Est-il légitime, compte tenu des risques potentiels pour les libertés publiques, et alors qu'initialement la création de ce fichier biométrique de la population française n'est justifiée que par le souci légitime de lutter contre l'usurpation d'identité, de prévoir que ce fichier puisse faire l'objet d'utilisations accessoires, même entourées de certaines garanties ? À cet égard, votre rapporteur observe qu'il n'est pas certain que la création d'un tel fichier aurait recueilli le même accord, si elle n'avait été motivée que par ces finalités accessoires.
À cette question, votre commission réitère la réponse qu'elle a formulée en première lecture : utile pour lutter contre l'usurpation d'identité, le fichier central biométrique ne doit pas pouvoir être utilisé à d'autres fins. L'esprit de responsabilité et l'exigence de vigilance commandent de s'entourer de toutes les garanties requises pour éviter tout risque de dévoiement du fichier.
Des garanties juridiques suffisent-elles à écarter tout risque pour les libertés publiques ?
À cette seconde question aussi, votre commission apporte la même réponse qu'en première lecture : il faut parer à tout risque pour les libertés publiques en doublant les garanties juridiques par une garantie matérielle, qui assure que l'identification d'une personne par ses seules empreintes soit impossible. Les garanties juridiques peuvent changer, la garantie matérielle, elle, restera .
Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission a rétabli, à l'article 5 , le dispositif qu'elle avait adopté en première lecture, en y ajoutant une précision, tendant à exclure, explicitement, que le fichier central créé puisse faire l'objet d'un système de reconnaissance faciale. Elle réaffirme ainsi le souci d'équilibre entre l'exigence d'efficacité et l'impératif absolu de protection des libertés qu'elle avait placé au coeur de sa réflexion sur ce texte.
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Votre commission a adopté la proposition de loi ainsi rédigée .
* 4 Opérationnelle depuis 2003, la base de données EURODAC qui enregistre et compare les empreintes digitales, a pour finalité d'établir l'identité des demandeurs d'asile et des personnes appréhendées à l'occasion du franchissement irrégulier d'une frontière extérieure à l'Union européenne. La Commission a adopté en septembre 2009 un train de mesures visant à autoriser les services répressifs, dont Europol à consulter la base de données aux fins de la lutte contre le terrorisme et autres infractions pénales graves. Actuellement, un troisième projet de règlement a été proposé par la Commission en octobre 2010. Dans la nouvelle proposition, la Commission européenne souhaite une approche globale de la problématique relative à l'accès aux données Eurodac par les services répressifs. Ce dispositif fait l'objet de nombreuses discussions entre les Etats membres pour savoir s'il convient de l'introduire ou non dans la proposition de la Commission.
* 5 Rapport n° 432 (2010-2011) de M. François Pillet, fait au nom de la commission des lois, p. 33, consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l10-432/l10-432.html .
* 6 Votre commission qui avait donné, en séance publique, un avis favorable à l'amendement créant l'article 7 bis A avait subordonné cet avis favorable au fait que l'identification d'une personne était impossible en raison de la construction du fichier central biométrique à partir de liens faibles. Cf. , sur ce point, infra , le commentaire de l'article 7 bis A.
* 7 Ainsi, votre rapporteur soulignait déjà en première lecture que dans une décision récente rendue en matière de logiciel de rapprochement de fichiers de police, le Conseil constitutionnel a imposé au législateur de concilier d'une part, « la sauvegarde de l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la protection de principes et de droits de valeur constitutionnelle et, d'autre part, le respect de la vie privée et des autres droits et libertés constitutionnellement protégés », en prenant en compte « la généralité de l'application de ces logiciels » (CC, décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, cons. 69 et 70).
Par ailleurs, un arrêt Marper c. Royaume-Uni , la CEDH a jugé, à propos du maintien dans un fichier de police des empreintes digitales de personnes mises hors de cause, que « le caractère général et indifférencié du pouvoir de conservation des empreintes digitales, échantillons biologiques et profils ADN des personnes soupçonnées d'avoir commis des infractions mais non condamnées, tel qu'il a été appliqué aux requérants en l'espèce, ne traduit pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu, et que l'Etat défendeur a outrepassé toute marge d'appréciation acceptable en la matière » (CEDH, n° 30562/04 et 30566/04, S. et Marper c. Royaume-Uni , 4 décembre 2008).