II. UN RECOURS À LA VOIE PÉNALE QUI SUSCITE DES RÉSERVES

Considérant que « chaque acte ou écrit négationniste au regard du génocide arménien constitue une atteinte aux valeurs de la République justifiant une sanction appropriée », les auteurs de la présente proposition de loi proposent de compléter la loi du 29 janvier 2001 « afin que la négation du génocide arménien soit punie comme il se doit » (exposé des motifs de la proposition de loi).

Son article 1 er tend ainsi à punir ceux qui contestent publiquement l'existence du génocide arménien de 1915 de peines équivalentes à celles prévues par la « loi Gayssot » du 13 juillet 1990 s'agissant de la négation de la Shoah. La poursuite et la répression de cette infraction seraient exercées conformément aux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la prescription des faits étant acquise au terme d'un an.

Son article 2 permettrait aux associations de défense des intérêts moraux et de l'honneur des victimes du génocide arménien d'exercer les droits reconnus à la partie civile, dès lors qu'elles sont déclarées régulièrement depuis au moins cinq ans à la date des faits.

Enfin, son article 3 procèderait à la correction d'un oubli de coordination dans l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 qui, en l'état, semble indiquer que la contestation des crimes contre l'humanité commis pendant la Seconde guerre mondiale est punie de cinq ans d'emprisonnement, et non d'un an d'emprisonnement comme l'avait prévu le législateur en 1990 13 ( * ) .

Si votre commission a pleinement conscience du profond traumatisme que nourrit, dans la mémoire de nos compatriotes d'origine arménienne, le souvenir des massacres perpétrés en 1915, elle relève néanmoins que la création d'une incrimination spécifique de contestation du génocide arménien soulèverait des difficultés, tenant tant aux conditions dans lesquelles s'exercerait la recherche historique si celle-ci devait entrer en vigueur qu'aux conséquences particulièrement inopportunes qu'aurait l'adoption de cette proposition de loi sur l'évolution des relations franco-turques et arméno-turques. En outre, sur un plan strictement juridique, la présente proposition de loi lui paraît soulever un risque sérieux d'inconstitutionnalité.

A. UNE INTERVENTION DISCUTÉE DU LÉGISLATEUR DANS LE CHAMP DE LA RECHERCHE HISTORIQUE

L'examen de la présente proposition de loi s'inscrit dans le cadre du débat sur la légitimité des « lois mémorielles » - notion créée en 2005 afin de désigner un ensemble de lois disparates, adoptées au cours des vingt dernières années, par lesquelles le législateur a, au nom du devoir de mémoire, porté une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l'Histoire.

Comme l'analyse le rapport d'information de M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale, consacré aux lois mémorielles, « ces lois, au-delà des différences de leur contenu, semblent procéder d'une même volonté : « dire » l'histoire, voire la qualifier, en recourant à des concepts juridiques contemporains comme le génocide ou le crime contre l'humanité, pour, d'une manière ou d'une autre, faire oeuvre de justice au travers de la reconnaissance de souffrances passées » 14 ( * ) .

Les « lois mémorielles » adoptées sous la V ème République

- la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (dite « loi Gayssot ») a créé une incrimination pénale tendant à protéger l'histoire et la mémoire de la Shoah du négationnisme et de l'antisémitisme ;

- la loi n°94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie a introduit diverses aides et allocations destinées aux harkis, auxquels la République « exprime sa reconnaissance [...] pour les sacrifices qu'ils ont consentis » ;

- la loi n°99-882 du 18 octobre 1999 relative à la substitution, à l'expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord », de l'expression « à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc » a modifié le code des pensions militaires et des victimes de la guerre en ce sens ;

- la loi n° 2000-644 du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux Justes de France a désigné la date du 16 juillet pour commémorer l'anniversaire de la rafle du Vélodrome d'Hiver à Paris ;

- la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ;

- la loi n°2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité (dite « loi Taubira ») a reconnu officiellement la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XV ème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes comme un crime contre l'humanité ;

- la loi n°2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui comportait notamment un article disposant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Après avoir été déclassée par le Conseil constitutionnel, cette disposition, qui avait suscité une large polémique, fut abrogée par le décret n° 2006-160 du 15 février 2006.

L'adoption successive de ces lois - ainsi que le dépôt d'une plainte contre l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur du livre Les Traites négrières , par un collectif d'Antillais, de Guyanais et de Réunionnais en 2005 - ont suscité la réaction des historiens : une pétition intitulée « Liberté pour l'histoire », signée par dix-neuf éminents historiens, a été publiée le 13 décembre 2005 ; ceux-ci se sont ensuite constitués en association sous la présidence de M. René Rémond, afin de défendre l'idée selon laquelle il n'appartient pas au Parlement de qualifier le passé .

Plus précisément, ces lois d'un type particulier font l'objet de plusieurs critiques que la mission d'information de l'Assemblée nationale précitée, présidée par M. Bernard Accoyer, a ainsi résumés :

- un risque d'inconstitutionnalité : comme le soulignait notre éminent collègue Robert Badinter devant cette mission d'information, l'article 34 de notre Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer sur un évènement historique. En qualifiant de « génocide » un épisode historique survenu il y a près d'un siècle sur un territoire étranger, sans qu'on ne connaisse ni victimes ni auteurs français, le législateur aurait prononcé l'équivalent d'une condamnation, alors même que l'article 34 de la Constitution limite le rôle du Parlement en matière pénale à la fixation des règles concernant la détermination des crimes et délits, ainsi que les peines qui leur sont applicables ;

- un risque d'atteinte à la liberté d'opinion et d'expression : la multiplication des « lois mémorielles » comporte un risque de censure déguisée par le biais de la crainte du procès ; elle menace l'équilibre fragile sur lequel repose la loi de 1881 sur la liberté de la presse entre défense de la liberté d'opinion et d'expression et protection des personnes ; enfin, elle conduit le législateur, par une sorte d'engrenage, à doter ces lois d'un volet pénal qui présente un risque du point de vue de la liberté d'expression ;

- un risque d'atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs , laquelle revêt une valeur constitutionnelle ou légale selon qu'elle s'exerce dans le cadre de l'enseignement supérieur ou de l'enseignement scolaire ;

- un risque de remise en cause des fondements mêmes de la discipline historique - ces « lois mémorielles » relevant de l'histoire « mémoire », tournée vers le jugement du passé et se démarquant ainsi de l'histoire « science », qui cherche à comprendre et à expliquer le passé (G. Noiriel) ;

- un risque de fragilisation de la société française , lorsque la qualification du passé national à l'aune de concepts juridiques qui criminalisent notre histoire risque d'avoir des conséquences sur la façon dont les Français perçoivent leur pays ;

- enfin, une source possible d'embarras diplomatique , lorsque le mouvement tendant à une reconnaissance générale des souffrances du passé au nom du devoir de mémoire conduit le Parlement à s'ériger en « juge de la conscience universelle » (Pierre Nora) 15 ( * ) .

M. Pierre Nora a attiré l'attention de votre commission lors de son audition par votre rapporteur sur les dangers de ce « vertige parlementaire » : s'il appartient sans conteste à la représentation nationale de prendre des positions politiques, de rendre des hommages, d'organiser des commémorations et ainsi de contribuer à l'unité nationale et à la perpétuation d'une mémoire républicaine, il ne lui revient en revanche pas de qualifier juridiquement le passé, au risque de brider la recherche et d'entraver le travail des historiens. Or, s'agissant des massacres commis en 1915, un travail important reste incontestablement à accomplir, sur la compréhension des causes du génocide, la détermination des auteurs ou encore le rôle joué par d'autres minorités dans la perpétuation de ces derniers, par exemple 16 ( * ) .

Sans doute l'adoption de ces lois doit-elle être en partie regardée comme une conséquence de l'interdiction faite au Parlement, lors de l'adoption de la Constitution de la V ème République, de se prononcer officiellement sur des sujets importants par le biais de résolutions 17 ( * ) . A cet égard, la révision constitutionnelle de juillet 2008, en réintroduisant expressément cette possibilité dans un nouvel article 34-1 de la Constitution, permettra à l'avenir au Parlement d'assurer sa fonction tribunicienne, en adoptant une position formalisée sur un sujet qu'il estime essentiel, sans pour autant avoir recours à la loi dont le rôle premier est d'édicter des normes ayant vocation à être invoquées devant les tribunaux.

En tout état de cause, votre commission partage pleinement la préconisation formulée par le rapport précité de M. Bernard Accoyer, tendant, sans remettre en cause les lois précédemment votées, à désormais renoncer à la loi pour porter une appréciation sur l'histoire ou la qualifier .


* 13 L'article 246 de la loi n°92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l'entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur a introduit deux nouveaux alinéas dans l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sans en tirer les conséquences à l'article 24 bis.

* 14 « Rassembler la Nation autour d'une mémoire partagée », rapport d'information n°1262, novembre 2008, page 34.

* 15 Rapport précité, pages 36 à 56.

* 16 Voir également « Génocide arménien : ce que l'on sait vraiment », Julien Gautier, « L'Histoire » n°315, décembre 2006.

* 17 Cette faculté avait été expressément interdite par le Conseil constitutionnel dans deux décisions n°59-2 et n°59-3 des 17 juin et 24 juin 1959.

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