N° 238
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011
Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 janvier 2011 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur la proposition de loi de MM. David ASSOULINE, Jean-Pierre BEL, Simon SUTOUR, Claude BÉRIT-DÉBAT, Mmes Marie-Christine BLANDIN, Maryvonne BLONDIN, Bernadette BOURZAI, MM. Jean-Luc FICHET, Serge LAGAUCHE, Mme Claudine LEPAGE, MM. Jean-Jacques LOZACH, Jean-Marc TODESCHINI et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés relative à l' indépendance des rédactions ,
Par M. Jean-Pierre LELEUX,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Legendre , président ; MM. Ambroise Dupont, Serge Lagauche, David Assouline, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Ivan Renar, Mme Colette Mélot, MM. Jean-Pierre Plancade, Jean-Claude Carle , vice-présidents ; M. Pierre Martin, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Christian Demuynck, Yannick Bodin, Mme Catherine Dumas , secrétaires ; M. Claude Bérit-Débat, Mme Maryvonne Blondin, M. Pierre Bordier, Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Cartron, MM. Jean-Pierre Chauveau, Yves Dauge, Claude Domeizel, Alain Dufaut, Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Pierre Fauchon, Mme Françoise Férat, MM. Jean-Luc Fichet, Bernard Fournier, Mmes Brigitte Gonthier-Maurin, Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-François Humbert, Soibahadine Ibrahim Ramadani, Mme Marie-Agnès Labarre, M. Philippe Labeyrie, Mmes Françoise Laborde, Françoise Laurent-Perrigot, M. Jean-Pierre Leleux, Mme Claudine Lepage, M. Alain Le Vern, Mme Christiane Longère, M. Jean-Jacques Lozach, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Philippe Nachbar, Mmes Mireille Oudit, Monique Papon, MM. Daniel Percheron, Jean-Jacques Pignard, Roland Povinelli, Jack Ralite, André Reichardt, René-Pierre Signé, Jean-François Voguet. |
Voir le(s) numéro(s) :
Sénat : |
179 (2010-2011) |
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
La présente proposition de loi déposée par M. David Assouline et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés comporte deux types de dispositions.
D'une part, elle entend renforcer les garanties en matière d'indépendance des médias en France en procédant à la reconnaissance de l'existence juridique des rédactions . Celles-ci se verraient confier, par la loi, des prérogatives étendues leur permettant de participer à l'élaboration de la charte éditoriale et rédactionnelle de leur entreprise éditrice de média, de veiller au respect des règles déontologiques applicables au métier de journaliste et de s'opposer aux changements éditoriaux ou de structure capitalistique envisagés par la direction de la publication.
D'autre part, ce texte vise à renforcer les obligations de transparence sur l'actionnariat des entreprises éditrices de média.
Le Sénat s'est déjà intéressé de près à l'enjeu de la confiance de nos concitoyens dans les médias, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi déposée en 2009 par nos collègues socialistes visant à réguler la concentration dans le secteur des médias. Cette confiance constitue une garantie du bon fonctionnement de notre démocratie.
En effet, les journalistes doivent bénéficier, dans l'exercice de leur métier, de garanties les protégeant de toute pression extérieure, aussi bien politique que financière, afin d'assumer dans des conditions optimales leur mission de « chiens de garde de la démocratie ». Le respect de la déontologie de l'information constitue également une garantie de la bonne santé économique du secteur des médias, en particulier des titres de presse, puisqu'elle conditionne la crédibilité de l'information et, par là-même, la fidélité des lecteurs à leurs publications.
Notre ancien collègue, M. Michel Thiollière, avait ainsi souligné que « l'indépendance éditoriale des titres de presse est essentiellement l'affaire des rédactions » 1 ( * ) . L'autonomie de la rédaction d'une entreprise éditrice de média est aujourd'hui d'ores et déjà garantie par un certain nombre de dispositions législatives et conventionnelles protégeant la liberté intellectuelle et le droit moral des journalistes, ainsi que par des dispositifs et des pratiques établis dans le cadre d'accords négociés entre la direction et le personnel de la rédaction. Ont ainsi été constitués, au sein de nombreux organes de presse, des médiateurs et des sociétés de journalistes ou de rédacteurs.
En outre, ces garanties ont été considérablement renforcées depuis la mise en oeuvre par la profession des recommandations formulées par les États généraux de la presse écrite, qui se sont déroulés au cours de l'automne 2008 et dont les conclusions ont été publiées dans un Livre vert à la fin du mois de janvier 2009.
Le Sénat, suivant en cela l'avis de sa commission de la culture, avait repoussé la proposition de loi du groupe socialiste visant à réguler la concentration dans le secteur des médias au motif que celle-ci aurait introduit dans la loi des contraintes potentiellement préjudiciables à l'investissement dans un secteur déjà fortement encadré par les règles anti-concentration et souffrant d'une sous-capitalisation chronique . La Haute assemblée s'en tenait à l'esprit des recommandations du Livre vert des États généraux de la presse écrite qui concluait que « les efforts de rétablissement de la confiance devaient passer par une réflexion et une action propres au secteur de la presse et ne pas impliquer les pouvoirs publics ».
Dans le cas de la présente proposition de loi, votre rapporteur considère, là encore, que c'est aux professionnels du secteur des médias, aussi bien aux éditeurs qu'aux journalistes, qu'il appartient d'élaborer et de mettre en oeuvre, dans un climat de confiance et de concertation, des dispositifs destinés à renforcer le pluralisme des organes médiatiques et l'autonomie de leurs rédactions. Compte tenu de la très grande diversité des entreprises éditrices de médias en France, ces solutions doivent être déterminées au niveau de la publication, de façon négociée entre la rédaction et la direction, afin de tenir compte des spécificités de l'entreprise .
Les objectifs poursuivis par la présente proposition de loi entendent, certes, répondre à des préoccupations légitimes des journalistes. Il apparaît, néanmoins, que les dispositions envisagées tendent à introduire dans la loi des rigidités incompatibles avec la diversité des situations observées au sein des entreprises éditrices de média dans notre pays. En contraignant de façon significative les marges de manoeuvre des organes dirigeants dans les entreprises éditrices, elles pourraient s'avérer préjudiciables à la consolidation de leur équilibre financier, en particulier s'agissant des publications de presse dont le faible niveau de rentabilité peine à attirer les investisseurs. En outre, elles confient des prérogatives exorbitantes aux rédactions qui empiètent considérablement sur celles de la direction et des actionnaires des entreprises éditrices de média, remettant ainsi en cause la nécessaire autonomie entre les fonctions rédactionnelle et de direction.
I. LA NÉCESSITÉ DE RENFORCER LA CONFIANCE DE NOS CONCITOYENS DANS LES MÉDIAS
A. UN SENTIMENT DE DÉFIANCE DES FRANÇAIS VIS-À-VIS DES MÉDIAS QUI FAIT L'OBJET DE RÉPONSES CONCERTÉES AU SEIN DE LA PROFESSION
1. Le faible niveau de confiance des Français dans leurs médias
Selon un baromètre annuel TNS-Sofres/Logica réalisé pour le quotidien La Croix sur la confiance des Français dans les médias, publié le 21 janvier 2010, 66 % des personnes interrogées estiment que les journalistes ne sont pas indépendants face aux pressions des partis politiques et du pouvoir et 60 % d'entre elles sont méfiantes à l'égard de la liberté du monde médiatique vis-à-vis des pressions de l'argent. Le faible niveau de confiance que nos concitoyens accordent aux médias et à l'indépendance des journalistes vis-à-vis des puissances politiques et financières est une constante observée depuis déjà deux décennies.
Partant de ce constat, le sous-pôle « Confiance » du pôle « Presse et société » des États généraux de la presse écrite s'est interrogé sur les moyens du rétablissement d'une relation de confiance entre la presse et ses lecteurs, indispensable au redressement économique du secteur. Les membres du sous-pôle « Confiance » soulignaient, en particulier, que si la confiance accordée à la presse en général était relativement faible, la confiance placée dans un journal bien identifié et pour lequel le lecteur entretient un véritable lien de proximité était sensiblement plus forte, comme c'est le cas pour la presse quotidienne régionale . C'est pourquoi ils ont estimé que « l'échelon le plus pertinent pour améliorer la confiance était celui de la publication, de préférence à des mesures qui seraient trop générales ».
2. Les recommandations des États généraux de la presse écrite
Dès lors, la très grande majorité des recommandations adoptées dans le cadre des États généraux de la presse écrite allant dans le sens d'un renforcement de la confiance des lecteurs dans la presse s'adressent directement à la profession et n'appellent pas l'intervention du législateur . Ces propositions mettent principalement l'accent sur le renforcement de la déontologie de l'information et des règles éthiques applicables au métier de journaliste, dans le respect des spécificités de chacune des publications.
Ces recommandations 2 ( * ) prévoyaient en particulier :
- l'élaboration par l'ensemble des partenaires sociaux, représentant aussi bien les journalistes que les éditeurs, d'une charte déontologique réaffirmant les droits et les devoirs des journalistes, qui serait annexée à la convention collective nationale de travail des journalistes. L'attribution et le renouvellement annuel de la carte d'identité des journalistes professionnels seraient subordonnés à la signature de cette charte ;
- l'obligation pour toute publication papier ou numérique professionnelle de signaler dans son « ours » un lien hypertexte renvoyant à sa charte rédactionnelle ainsi qu'à la structure du capital figurant dans les derniers comptes certifiés. La charte rédactionnelle, propre à la publication, serait rédigée en concertation avec la rédaction et, en cas de désaccord, avec dernier mot au directeur de la publication. Une concertation avec la rédaction sur l'application de cette charte aurait lieu au moins une fois par an ;
- le renforcement de la formation initiale et continue des journalistes aux règles déontologiques et éthiques encadrant leur métier, conditionnant ainsi l'obtention et le renouvellement de leur carte d'identité professionnelle ;
- la création d'un Observatoire des pratiques de la presse chargé de débattre du respect de la déontologie dans le secteur de la presse et de publier un rapport annuel sur ce sujet ;
- la réaffirmation de la distinction nécessaire entre les personnes chargées des fonctions de directeur de publication et de responsable de la rédaction dans les entreprises employant moins de dix journalistes professionnels ;
- la mise en place systématique d'un dispositif de médiation adapté aux effectifs et à la structure de chaque entreprise de presse. Le médiateur, chargé d'entretenir le dialogue entre la rédaction et son public, doit être nommé par le directeur de la publication dans des conditions d'indépendance irréprochables et disposer d'un espace d'expression libre dans le titre de presse. En l'absence de médiateur du fait de la taille de l'entreprise de presse, toute demande ou contestation du public doit pouvoir obtenir une réponse par le journaliste concerné ou par la hiérarchie de la rédaction. Les modalités de saisine du dispositif de médiation doivent être portées à la connaissance du public par l'éditeur.
3. Les conséquences des mouvements de concentration sur l'indépendance rédactionnelle et le pluralisme des publications
Les mouvements de concentration intervenant dans le secteur de la presse sont observables dans la plupart des pays occidentaux. La France se singularise par un problème ancien, encore plus prononcé que chez ses partenaires européens, de sous-capitalisation chronique de ses entreprises de presse et d' émiettement de son paysage médiatique .
À la différence de la Suède ou de l'Allemagne, il existe peu, en France, de grands groupes de communication d'envergure nationale ou internationale. L'absence dans notre pays de grands groupes exclusivement consacrés aux activités de médias et de communication s'explique principalement par le faible attrait de l'investissement dans un secteur au niveau de rentabilité réduit et par une réglementation anti-concentration limitant la constitution de grands groupes multimédias au niveau national (règles des « deux sur trois »).
Ainsi, les groupes susceptibles d'investir dans le développement de titres de presse en France assument, bien souvent, des activités autres que les médias. À l'inverse, en Suède, deux grands groupes de médias se partagent la quasi -totalité du marché de la presse, sans pour autant que cela empêche l'existence de journaux de tendances différentes 3 ( * ) .
Afin de résoudre des problèmes d'échelle et de générer des gains de productivité et des marges de manoeuvre de développement, les mouvements de concentration se sont multipliés, principalement au sein de la presse quotidienne régionale, dans une logique de mutualisations industrielles, logistiques ou de politiques d'achat entre titres de presse. Pour autant, ces mutualisations n'ont pas signifié une diminution de l'indépendance des rédactions des titres régionaux, le public continuant de se montrer fidèle à ses journaux de proximité. La presse quotidienne régionale a su préserver l'identité de ses titres et la confiance de ses lecteurs.
La concentration à l'oeuvre dans le secteur des médias n'est pas incompatible avec le maintien de l'indépendance des rédactions. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) insiste, néanmoins, sur la nécessité de s'assurer que la préservation de l'identité éditoriale d'un titre ne constitue pas le « parent pauvre » d'une opération trop souvent envisagée sous un angle strictement économique. À cet égard, le SNJ estime qu'il serait utile que l'Autorité de la concurrence, dans ses avis, n'appréhende pas les opérations de concentration et de fusion uniquement du point de vue de leur impact sur le chiffre d'affaires de diffusion et sur le marché de la publicité, mais tienne également compte, en les rendant publiques, les conséquences éventuelles en termes d'uniformisation des contenus éditoriaux.
Dans un document destiné à accompagner la réflexion des États généraux de la presse écrite, M. Étienne Chantrel rappelle que, au-delà du droit commun de la concurrence, ont été conçus dans notre législation des garde-fous supplémentaires censés préserver l'indépendance éditoriale des titres de presse dans le cadre de mouvements de concentration :
- une même personne ne peut pas être directeur de plusieurs journaux à la fois, y compris s'ils ont le même propriétaire. Essentiellement formelle, cette règle vise à prévenir l'immixtion d'un propriétaire dans la définition du contenu éditorial d'un nombre trop important de publications ;
- il est interdit de procéder à des acquisitions qui auraient pour effet de faire franchir à l'entreprise éditrice un seuil de 30 % de la diffusion totale de la presse quotidienne d'information politique et générale ;
- sur le plan national, le régime de concentration pluri-médias interdit de se trouver dans plus de deux des trois situations suivantes :
. éditer des services de télévision desservant au moins 4 millions d'habitants ;
. éditer des services de radio desservant au moins 30 millions d'habitants ;
. éditer des quotidiens d'information politique et générale représentant plus de 20 % de la diffusion totale nationale ;
- sur le plan local, le régime de concentration pluri-médias interdit d'éditer simultanément des services de télévision à caractère national ou non sur une zone déterminée, des services de radio dont l'audience potentielle cumulée dépasse 10 % du total des audiences potentielles cumulées dans cette zone et des quotidiens d'information politique et générale à caractère national ou non diffusés dans cette zone.
En ce qui concerne plus particulièrement la fusion des rédactions , elle est bien souvent le résultat logique des avancées technologiques que connaît le secteur. Elle s'inscrit dans un mouvement de constitution de rédactions pluri-médias destinées à permettre à des titres de diffuser sur tous les supports. La collaboration de journalistes à plusieurs titres de presse n'est autorisée que si son contrat de travail le prévoit, le cas échéant par la voie d'un avenant. La collaboration multi-titres 4 ( * ) revêt donc un caractère volontaire et il semble que les journalistes ne soient pas opposés, de façon générale, à produire des contenus pour plusieurs titres au sein d'un même type de presse.
La constitution de rédactions pluri-médias et le développement de la collaboration multi-titres des journalistes ne peuvent donc raisonnablement être considérés comme des facteurs de régression pour le pluralisme et la diversité des titres de presse.
* 1 Rapport n° 89 (2009-2010) de M. Michel THIOLLIÈRE, fait au nom de la commission de la culture du Sénat, déposé le 4 novembre 2009.
* 2 Livre vert des États généraux de la presse écrite, janvier 2009.
* 3 CHANTREL Étienne, « Quelques éléments de réforme du secteur de la presse en France », Documents de travail de la DGTPE , n° 2008/04 - Décembre 2008.
* 4 Notamment dans le cadre de la mise en oeuvre de plateformes numériques communes à plusieurs titres au sein d'une même presse spécialisée.