B. LES PRINCIPES CONSTITUTIONNELS SUSCEPTIBLES DE JUSTIFIER UNE INTERDICTION
A l'instar des députés, votre rapporteur considère que l'ordre public constitue le fondement le plus incontestable de l'interdiction visée par le projet de loi.
En effet, les principes de laïcité ou d'égalité des hommes et des femmes avancés lors du débat sur le voile intégral -et d'ailleurs contestés- ne sauraient être opposés de manière pertinente à une interdiction portant de manière générale sur la dissimulation du visage dans l'espace public sans référence particulière à la religion ou au sexe des personnes concernées 17 ( * ) .
1. L'ordre public matériel
L'ordre public dans sa dimension traditionnelle comprend la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques. Consacré tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel 18 ( * ) que par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, dont les articles 8 à 10 autorisent des dérogations aux libertés et droits fondamentaux motivées par la sûreté publique, la défense de l'ordre et la protection de la santé, il pourrait justifier l'interdiction de dissimuler son visage. Il sous-tend d'ailleurs plusieurs des restrictions actuellement retenues par le droit en vigueur -afin de garantir l'identification de la personne pour l'accès à certains lieux publics ou la réalisation de certaines démarches- ainsi que certaines incriminations 19 ( * ) . La référence à l'ordre public doit être assortie cependant d'une double exigence :
- les restrictions aux droits et libertés doivent être justifiées par l' existence ou le risque de troubles à l'ordre public 20 ( * ) ;
- ces restrictions doivent en second lieu être proportionnées à la sauvegarde de l'ordre public.
Sans doute, l'objectif de prévention des infractions est-il susceptible de justifier la possibilité d'identifier à tout instant le visage d'une personne dans l'espace public. Il reste cependant délicat de fonder sur l'ordre public matériel, compte tenu des limites fixées par la jurisprudence constitutionnelle, une interdiction à caractère général.
Aussi apparaît-il nécessaire d'élargir la notion d'ordre public à sa dimension « immatérielle ».
2. L'ordre public immatériel
La jurisprudence administrative a dégagé de longue date un ordre public non matériel destiné à garantir la moralité publique et susceptible de fonder des polices administratives spéciales 21 ( * ) . La référence à cette notion ne paraît toutefois pas adaptée à la dissimulation du visage et ne permettrait pas, de toute façon, de justifier une interdiction à caractère général.
Toutefois, bien qu'il ne se soit pas engagé dans cette voie, le Conseil d'Etat a, dans son étude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral, évoqué une dimension élargie de l'ordre public immatériel. Il l'a caractérisé comme le « socle minimal d'exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société, qui, comme par exemple le respect du pluralisme, sont à ce point fondamentales qu'elles conditionnent l'exercice des autres libertés, et qu'elles imposent d'écarter, si nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle. Or, ces exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes, pourraient impliquer, dans notre République, que, dès lors que l'individu est dans un lieu public au sens large, c'est-à-dire dans lequel il est susceptible de croiser autrui de manière fortuite, il ne peut ni renier son appartenance à la société, ni se la voir dénier, en dissimulant son visage au regard d'autrui, au point d'empêcher toute reconnaissance ».
Comme l'ont souligné les professeurs de droit auditionnés par votre rapporteur, cette notion élargie de l'ordre public immatériel n'est pas inédite. Selon Mme Anne Levade, professeur de droit public à l'université Paris Est-Créteil Val de Marne, elle inspire les positions prises par le Conseil constitutionnel à l'égard de la polygamie. Dans sa décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel a estimé que « les conditions d'une vie familiale normale sont celles qui prévalent en France, pays d'accueil, lesquelles excluent la polygamie ». Dans sa décision n° 97-389 DC du 22 décembre 1997, il admet que l'exclusion du bénéfice de la carte temporaire de séjour de l'étranger qui vit en état de polygamie se justifie par un « objectif d'intérêt général » et ne méconnait aucun principe ni droit de valeur constitutionnelle.
De même, le Conseil constitutionnel qualifie d' ordre public , la nullité du PACS conclu entre ascendant et descendant, rappelant que la prohibition de l'inceste, même entre majeurs, est un fondement de l'ordre social 22 ( * ) .
Selon Mme Anne Levade, il est également significatif que le Conseil constitutionnel n'ait pas soulevé d'office l'inconstitutionnalité de dispositions limitatives fondées sur un ordre public sociétal. Le Conseil a ainsi admis implicitement le « respect des valeurs républicaines » fixé par la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, comme critère de la représentativité des organisations syndicales 23 ( * ) .
« Vie familiale normale », « valeurs républicaines » : l'ordre public renvoie à des principes qui n'ont pas nécessairement de transcription explicite dans notre Constitution. En revanche, associé au respect de la dignité de la personne humaine , il trouve une base constitutionnelle incontestable.
La sauvegarde de la dignité a été consacrée par le Conseil constitutionnel comme principe de valeur constitutionnelle sur le fondement du préambule de la Constitution de 1946 24 ( * ) ainsi que par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, 22 novembre 1995, CR et SWC/Royaume-Uni). Sans doute le respect de la dignité peut-il inclure la protection de libre arbitre comme élément consubstantiel de la personne humaine. Mais il peut aussi correspondre à une exigence morale collective fut-ce aux dépens de la liberté de choix de la personne. Dans son arrêt, certes isolé, « Commune de Morsang sur Orge » du 27 octobre 1995, le Conseil d'Etat jugeait qu'un spectacle de « lancer de nains » pouvait être regardé comme portant atteinte par son objet même, à la dignité de la personne humaine. Comme le relèvent les commentateurs de cet arrêt 25 ( * ) , le respect de la dignité de la personne humaine « par lui-même, sans référence à la moralité et a fortiori à la morale (...) fait partie intégrante de l'ordre public (...) [celui-ci] couvre une conception de l'homme, que la société doit respecter et les pouvoirs publics faire respecter ». En outre, l'arrêt du Conseil d'Etat admet la mesure de police la plus grave, l'interdiction, même en l'absence de circonstances particulières.
Il ne paraît pas abusif de transposer le raisonnement juridique à la dissimulation du visage dans la mesure où il existe un large consensus dans notre société pour reconnaître dans le visage un élément essentiel de l'identité de la personne laquelle est une composante de sa dignité.
En outre, la dissimulation du visage ne porte pas seulement atteinte à la dignité de la personne dont le visage est couvert, elle met aussi en cause la relation à autrui et la possibilité même de la réciprocité d'un échange. A ce titre, elle heurte les exigences de la vie collective.
L'ordre public « sociétal » comme suggère de le qualifier Mme Anne Levade, ainsi fondé sur un principe de valeur constitutionnelle, peut justifier une interdiction à caractère général .
Par ailleurs, l'économie générale du dispositif proposé par le projet de loi répond aux conditions d'équilibre auxquelles votre commission ne peut qu'être attentive :
- d'une part, il distingue clairement la dissimulation du visage, sanctionnée d'une amende prévue pour les contraventions de deuxième classe (soit un montant maximal de 150 euros), éventuellement assortie de l'obligation d'accomplir un stage de citoyenneté, du délit de la dissimulation forcée du visage passible d'un an d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende ;
- d'autre part, l'interdiction de dissimulation du visage comporterait plusieurs exceptions (l'autorisation de la loi ou du règlement, les raisons de santé, les motifs professionnels ou les pratiques sportives et fêtes ou manifestations artistiques ou traditionnelles) ;
- enfin, les dispositions relatives à l'interdiction de dissimulation du visage ne s'appliqueraient qu'à l'issue d'un délai de six mois afin de favoriser une meilleure information sur le texte et la portée de la loi qui rende moins nécessaire la coercition.
*
Tout en répondant aux objectifs de la proposition de loi n° 593 visant à permettre la reconnaissance et l'identification des personnes, présentée par M. Charles Revet et plusieurs de ses collègues, ainsi qu'à la proposition de loi n° 275 tendant à interdire le port de tenues dissimulant le visage de personnes se trouvant dans des lieux publics, présentée par M. Jean-Louis Masson, le texte du présent projet de loi doit leur être préféré.
En effet, la proposition de loi n° 593 tend à insérer un nouvel article 431-22 dans le code pénal afin de prévoir qu' « aucun élément de la tenue vestimentaire des personnes présentes dans l'espace public ne doit faire obstacle à leur reconnaissance et à leur identification ». Un manquement à cette obligation serait « sauf circonstances particulières » passible d'un mois d'emprisonnement et de 1.000 euros d'amende. Le texte du Gouvernement envisage une sanction plus proportionnée à la gravité des actes en cause. En outre, il apparaît plus complet avec la création du délit de dissimulation forcée du visage.
La proposition de loi n° 275 compte deux articles. L'article premier prévoit que « sauf motif légitime précisé par décret en Conseil d'Etat, nul ne peut, sur la voie publique ou dans un lieu accessible au public, porter une tenue dissimulant son visage ». Comme le projet de loi, il prévoit une sanction de nature contraventionnelle en en renvoyant les conditions à un décret en Conseil d'Etat. Il est apparu préférable, compte tenu du caractère général de l'interdiction et de ses enjeux en matière de libertés, de préciser dans la loi la catégorie de contraventions retenue.
L'article 2 punit d'une peine de trois mois d'emprisonnement et d'une amende de 5.000 euros le fait de porter, sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, une tenue ayant pour effet de dissimuler le visage et de participer ou s'associer à une manifestation, à un rassemblement ou à des actes de violence.
L'article R. 645-14 du code pénal punit, d'ores et déjà, de 1.500 euros « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public ». Il ne semble pas justifié d'ériger cette infraction en délit.
En outre, comme la proposition de loi n° 593, la proposition de loi n° 275 est moins complète que le projet de loi et ne prévoit pas le délit de dissimulation forcée.
*
Au bénéfice de ces observations, votre commission a adopté le présent projet de loi sans modification.
* 17 Comme l'avait relevé l'étude du Conseil d'Etat, la laïcité ne peut fonder une « restriction générale à l'expression des convictions religieuses dans l'espace public (...). Elle s'impose directement aux institutions publiques, ce qui justifie une obligation de neutralité pour les représentants des collectivités publiques dans l'exercice de leurs missions. En revanche, elle ne peut s'imposer directement à la société ou aux individus qu'en raison des exigences propres à certains services publics (comme c'est le cas des établissements scolaires) ». Quant au principe d'égalité des hommes et des femmes, il est invoqué « soit directement à l'encontre des discriminations, soit pour obtenir qu'un traitement égal soit effectivement assuré aux hommes et aux femmes. Opposable à autrui, il n'a pas en revanche vocation à être opposé à la personne elle-même, c'est-à-dire à l'exercice de la liberté personnelle ».
* 18 Conseil constitutionnel, n° 2003-467 DC, 13 mars 2003, loi pour la sécurité intérieure.
* 19 Voir commentaire de l'article premier du présent projet de loi.
* 20 Conseil constitutionnel, n° 93-323 DC du 5 août 1993, loi relative aux contrôles et vérifications d'identité. Le Conseil constitutionnel a retenu à l'occasion du contrôle de cette loi que « la pratique de contrôles d'identité généralisés et discrétionnaires serait incompatibles avec le respect de la liberté individuelle ».
* 21 CE, section, 18 décembre 1959, Société des films Lutétia.
* 22 Conseil constitutionnel, n° 99-419 DC du 9 novembre 1999.
* 23 Conseil constitutionnel, n° 2008-568 DC du 7 août 2008.
* 24 Conseil constitutionnel, n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1997.
* 25 Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz.