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Rapport n° 117 (2009-2010) de M. Denis BADRÉ , fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 25 novembre 2009

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N° 117

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2009-2010

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 novembre 2009

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) , comportant le texte de la commission, sur la proposition de résolution européenne présentée par MM. Richard YUNG, Simon SUTOUR, Roland RIES, Mmes Raymonde LE TEXIER, Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Jacqueline ALQUIER, MM. Robert BADINTER, Didier BOULAUD, Mmes Bernadette BOURZAI, Claire-Lise CAMPION, Jacqueline CHEVÉ, Christiane DEMONTÈS, MM. Jean DESESSARD, Bernard FRIMAT, Jean-Pierre GODEFROY, Serge LAGAUCHE, Serge LARCHER, Jacky LE MENN, Mme Catherine TASCA et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, présentée en application de l'article 73 quinquies du Règlement, portant sur le respect du droit à l' action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement de travailleurs ,

Par M. Denis BADRÉ

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Hubert Haenel , président ; MM.  Denis Badré, Michel Billout, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour, vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange, secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Pierre Bernard-Reymond, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del Picchia, Pierre Fauchon, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Charles Gautier, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Jean-Claude Peyronnet, Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca et M. Richard Yung.

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

66 (2009-2010)

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Le 24 octobre dernier, M. Richard Yung et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés ont déposé, en application de l'article 73 quinquies du Règlement du Sénat, une proposition de résolution européenne (1 ( * )) portant sur le respect du droit à l'action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement de travailleurs. Elle s'alarme des conséquences de la jurisprudence récente de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) sur l'application et le respect de l'esprit de la directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services.

A la demande du groupe socialiste, cette proposition a été inscrite à l'ordre du jour réservé aux groupes de l'opposition et aux groupes minoritaires. Elle sera examinée lors de la séance du 10 décembre 2009.

L'article 73 quinquies a été inséré dans le Règlement du Sénat par la résolution du 2 juin 2009 tendant à modifier ledit Règlement pour mettre en oeuvre la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

Il prévoit en particulier que la proposition de résolution est envoyée à l'examen préalable de la commission des affaires européennes qui statue dans le délai d'un mois en concluant soit au rejet, soit à l'adoption de la proposition, éventuellement amendée. La proposition de résolution est ensuite examinée par la commission saisie au fond - en l'espèce la commission des affaires sociales - qui se prononcera sur la base du texte adopté par la commission des affaires européennes ou, à défaut, du texte de la proposition de résolution. La commission des affaires sociales a désigné notre collègue Marc Laménie comme rapporteur le 18 novembre dernier.

Afin de permettre à chacun de disposer du même niveau d'information, votre rapporteur a souhaité convier à ses auditions l'auteur de la proposition de résolution ainsi que le rapporteur de la commission des affaires sociales.

Comme l'article 73 quinquies le permet en cas d'inscription d'une proposition de résolution européenne à l'ordre du jour, la commission des affaires européennes exercera les compétences attribuées aux commissions saisies pour avis.

I. LE DÉTACHEMENT DE TRAVAILLEURS DANS L'UNION EUROPÉENNE : PROMOUVOIR LA LIBRE PRESTATION DES SERVICES SANS ENCOURAGER LE DUMPING SOCIAL

Conséquence naturelle de l'approfondissement constant du marché intérieur, il est de plus en fréquent que des salariés travaillant habituellement dans un Etat membre de l'Union européenne se voient confier par leur employeur une mission temporaire dans un autre Etat membre. Si aucun chiffre précis n'est disponible, la Commission européenne estimait en 2006 que le nombre total de travailleurs détachés avoisinait un million, soit 0,4 % de la population en âge de travailler.

Ces situations de détachement transnational posent immédiatement la question de la règle de droit applicable. Est-ce celle de l'Etat sur le territoire duquel le salarié travaille habituellement ou celle de l'Etat sur le territoire duquel le salarié est détaché temporairement ?

A. UN RÉGIME JURIDIQUE CLARIFIÉ PAR LA DIRECTIVE DU 16 DÉCEMBRE 1996

1. Les enjeux d'un développement organisé du détachement transnational de travailleurs

L'article 49 du traité instituant les Communautés européennes (dit « traité CE » ci-après) consacre le principe selon lequel les Etats membres doivent garantir la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté. Cette liberté fondamentale garantie par le traité, comme le rappelle la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) (2 ( * )) , comprend le droit pour un prestataire établi dans un Etat membre de détacher temporairement des travailleurs dans un autre Etat membre aux fins d'y prester un service.

Sont ainsi prohibées les discriminations ouvertes fondées sur la nationalité du prestataire mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, bien que fondées sur des critères en apparence neutres, aboutissent en fait au même résultat (3 ( * )) .

Cette liberté ne doit pas être confondue avec la liberté de circulation des travailleurs (article 39 du traité CE) (4 ( * )) ou la liberté d'établissement (article 43 du traité CE). Elle se distingue en particulier de la liberté de circulation des travailleurs par le fait que les travailleurs retournent dans leur pays d'origine après l'accomplissement de leur mission.

Outre qu'elle contribue à stimuler la concurrence, la libre prestation de services peut pallier des pénuries temporaires de main d'oeuvre dans un Etat membre.

Toutefois, l'exercice de cette liberté est susceptible de porter atteinte à l'égalité de traitement entre entreprises et au respect des droits de travailleurs.

En effet, le risque est que les entreprises originaires d'un Etat membre dans lequel le système de protection sociale est moins protecteur et les coûts du travail moins élevés profitent de cet avantage concurrentiel pour conquérir des marchés dans les Etats membres offrant une meilleure protection à leurs travailleurs. Si aucun garde-fou n'est prévu, les marchés du travail des Etats d'accueil peuvent être déstabilisés par l'arrivée à grande échelle de travailleurs détachés soumis aux conditions de travail et d'emploi applicables dans leur pays d'origine.

L'enjeu consiste donc à concilier la libre prestation des services avec une concurrence loyale et le refus d'un nivellement par le bas des normes sociales.

2. Des incertitudes juridiques qui n'étaient plus tolérables

Jusqu'à l'adoption de la directive du 16 décembre 1996, la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles servait de cadre juridique pour déterminer la règle de droit applicable à un détachement de travailleur.

Cette convention posait comme règle générale le libre choix de la loi applicable par les parties. Toutefois, son article 6 paragraphe 2 stipulait qu'à défaut de choix, « le contrat de travail est régi [...] par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s'il est détaché à titre temporaire dans un autre pays ». Sauf disposition contraire, la loi applicable était donc celle du pays d'origine.

Cette situation était insatisfaisante puisqu'elle rendait possible la mise en concurrence des droits des travailleurs.

En l'absence de législation communautaire, la Cour de justice a toutefois admis que la libre prestation de services pouvait être limitée « pour des raisons d'intérêt général tenant à la protection sociale des travailleurs » (5 ( * )) . Sur ce fondement, elle a jugé que « le droit communautaire ne s'oppose à ce que les Etats membres étendent leur législation ou les conventions collectives du travail conclues par les partenaires sociaux, relatives aux salaires minimaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur , de même que le droit communautaire n'interdit pas aux Etats membres d'imposer le respect de ces règles par les moyens appropriés ».

3. La directive du 16 décembre 1996 : la définition d'un noyau dur de protections minimales

Cette faculté ouverte aux Etats membres par la Cour de justice est devenue une obligation avec l'adoption de la directive 96/71 du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services.

Cette directive précise les règles impératives en vigueur dans le pays d'accueil qui doivent s'appliquer aux travailleurs détachés . Ce « noyau dur » garantit ainsi aux travailleurs détachés le respect par leur employeur, pendant le détachement, de certaines règles protectrices de l'État membre d'accueil.

Les règles impératives sont celles portant sur :

- les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos,

- la durée minimale des congés annuels payés ;

- les taux de salaire minimum ;

- les conditions de mise à disposition des travailleurs, notamment par des entreprises de travail intérimaire ;

- la sécurité, la santé et l'hygiène au travail ;

- les mesures protectrices applicables aux conditions de travail et d'emploi des femmes enceintes et des femmes venant d'accoucher, des enfants et des jeunes ;

- l'égalité de traitement entre hommes et femmes ainsi que d'autres dispositions en matière de non-discrimination.

Ces règles doivent être fixées par la législation du pays d'accueil ou par des conventions collectives déclarées d'application générale .

A cette liste, on notera que la directive autorise les Etats membres à ajouter « les dispositions d'ordre public ». Cette expression couvre les normes sociales jugées fondamentales dans un Etat membre.

Précisons que ce noyau dur de règles impératives ne s'applique que si ces règles sont plus favorables que celles en vigueur dans le pays d'origine. Dans le cas contraire, le travailleur détaché continue naturellement de bénéficier des règles de son Etat d'origine. Par ailleurs, la directive laisse la faculté aux entreprises prestataires qui le souhaitent d'accorder à leurs salariés des conditions plus favorables que les normes minimales du pays d'accueil.

Ce texte place ainsi sur un pied égal les entreprises nationales et étrangères. Ces dernières se doivent de respecter ni plus, ni moins, les normes s'imposant aux entreprises nationales.

La directive offre aussi une plus grande sécurité juridique. D'un côté, les entreprises prestataires connaissent les règles du travail du pays d'accueil qu'elles sont tenues d'appliquer. De l'autre, les salariés peuvent faire valoir leurs droits plus aisément.

La législation française relative au détachement de travailleurs

Définies par les articles L. 1261-1 et suivants du code du travail, les règles du détachement transnational de travailleurs s'appliquent aux employeurs établis hors de France qui sont amenés à intervenir dans quatre cas :

- l'exécution d'une prestation de services : les « prestations de services » s'entendent comme les activités de nature industrielle, commerciale, artisanale, libérale ou agricole, réalisées dans le cadre d'un contrat conclu entre une entreprise prestataire et le destinataire de cette prestation, moyennant un prix convenu entre eux. Sont notamment visées toutes les opérations de sous-traitance (secteur du BTP...) ;

- la mobilité intragroupe : par exemple, la mise à disposition de personnel entre entreprises d'un même groupe ou établissements d'une même société pour une mission ou une période de formation ;

- la mise à disposition de salariés au titre du travail temporaire : une entreprise de travail temporaire régulièrement établie à l'étranger peut détacher des salariés auprès d'une entreprise utilisatrice en France ;

- la réalisation d'une opération pour propre compte : par exemple, une entreprise établie à l'étranger, propriétaire en France de plantations, y détache temporairement ses salariés afin de procéder à des coupes de bois.

Même si la durée de la prestation peut varier d'une journée à plusieurs mois selon l'importance de la tâche à accomplir, le détachement doit conserver un caractère temporaire.

Avant le début de la prestation, l'employeur doit transmettre une déclaration préalable de détachement à la direction départementale du travail du lieu où s'effectue la prestation. A défaut, l'employeur est passible de l'amende prévue pour les contraventions de quatrième classe (article R. 1264-1 du code du travail), soit 750 euros maximum.

Ne sont pas applicables aux salariés détachés les dispositions du droit du travail français relatives à la conclusion et à la rupture du contrat de travail, la représentation du personnel, la formation professionnelle, la prévoyance.

En revanche, comme la directive de 1996 le permet, la loi française étend aux salariés détachés les dispositions d'ordre public suivantes : les libertés individuelles et collectives dans la relation du travail, l'exercice du droit de grève et les dispositions relatives à la lutte contre le travail illégal.

Source : Ministère du travail

B. UNE MISE EN oeUVRE DIFFICILE ET CONTROVERSÉE

La directive de 1996 n'a pas été modifiée depuis son adoption. Elle constitue un socle protecteur délicat à remettre en cause dans une Europe désormais élargie et traversée par des différences considérables de coût du travail et de protection sociale.

Les premières versions de la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, dite directive « services », prévoyaient un allègement des formalités imposées aux entreprises prestataires. Toutefois, ces dispositions ont finalement été retirées. La directive « services » va même jusqu'à affirmer la primauté de la directive « détachement de travailleurs » en cas de conflit entre les deux textes.

Si la directive semble être un point d'équilibre indépassable, cela ne la met pas à l'abri de difficultés d'application et d'interprétation.

1. Les observations de la Commission européenne

Dans deux communications d'avril 2006 et de juin 2007 (6 ( * )) , la Commission européenne a pointé plusieurs difficultés dans la mise oeuvre de la directive.

Outre le maintien dans certains Etats membres de restrictions injustifiées et disproportionnées à la libre prestation de services - par exemple, une procédure d'autorisation de prester (7 ( * )) au lieu d'une simple obligation de déclaration comme en France -, la Commission européenne souligne les insuffisances de la coopération administrative entre Etats membres et de l'information des travailleurs sur leurs droits dans l'Etat membre d'accueil.

La directive de 1996 impose clairement aux Etats membres de prendre les mesures nécessaires pour que les informations relatives aux conditions de travail et d'emploi soit facilement accessibles aux prestataires de services étrangers et à leurs salariés détachés. Cela implique par exemple que les informations soient fournies en plusieurs langues.

De la même manière, la directive oblige les administrations nationales à coopérer, afin de pouvoir répondre rapidement à des demandes motivées, comme par exemple le fait de savoir si une société est réellement établie dans l'Etat membre d'origine ou s'il s'agit d'une simple société « boite à lettres ». A ce titre, les Etats membres sont normalement obligés de désigner un bureau de liaison ou les instances nationales compétentes.

La Commission pointe enfin la faiblesse des contrôles et les difficultés à faire exécuter des sanctions dans un autre Etat membre. Là encore, les bureaux de liaison doivent permettre à un Etat membre de signaler à l'Etat d'origine d'une entreprise que celle-ci n'a pas respecté le noyau dur. L'Etat d'origine doit alors sanctionner cette entreprise.

2. La jurisprudence récente de la Cour de justice

La Cour de justice a ouvert la voie à la directive de 1996 en admettant que la libre prestation de services pouvait être limitée pour des raisons impérieuses d'intérêt général, la protection des travailleurs en étant une.

Toutefois, par trois arrêts récents - les arrêts Viking (8 ( * )) , Laval (9 ( * )) et Rüffert (10 ( * )) -, la Cour de justice a donné le sentiment de revenir en arrière en limitant strictement la définition du noyau dur de règles impératives et en plaçant l'exercice du droit à l'action collective - le droit de grève et le blocus pour l'essentiel - sous les fourches caudines des libertés économiques fondamentales garantie par les traités.

Dans ces trois arrêts, il convient en effet de distinguer, d'une part, ce qui intéresse le détachement des travailleurs et l'interprétation de la directive de 1996, et d'autre part, ce qui touche plus largement aux conditions d'exercice du droit à l'action collective des travailleurs.

a) La définition des matières sur lesquelles peuvent porter les conditions de travail et d'emploi applicables aux travailleurs détachés

Seuls les arrêts Laval et Rüffert concernent strictement le détachement de travailleurs , l'arrêt Viking portant sur la liberté d'établissement.

Les faits

Dans l'affaire Laval, une entreprise lettone, ayant gagné un marché en Suède pour la construction d'une école, y avait détaché des salariés lettons. Sollicitée par les syndicats suédois, l'entreprise refusait de signer la convention collective du bâtiment suédois. En conséquence, les syndicats déclenchaient un blocus visant à empêcher l'entreprise d'exécuter le marché. Elle fit finalement faillite.

Dans l'affaire Rüffert, un Land allemand avait attribué à une entreprise un marché de construction d'un établissement pénitentiaire. Le marché stipulait que l'entreprise devait respecter les conventions collectives, et en particulier le salaire minimum en vigueur, sous peine de résiliation du marché. L'entreprise eut recours à un sous-traitant polonais qui détacha des salariés polonais sans respecter cette clause. Le Land résilia le marché.

Dans les deux affaires, la Cour a donné raison aux entreprises prestataires.

Ils précisent le champ et les limites de la protection minimale garantie par la directive de 1996.

L'article 3 paragraphe 7 de la directive, qui dispose que le noyau dur ne fait pas obstacle à l'application de conditions de travail et d'emploi plus favorables pour les travailleurs, « ne saurait être interprété en ce sens qu'il permet à l'État membre d'accueil de subordonner la réalisation d'une prestation de services sur son territoire à l'observation de conditions de travail et d'emploi allant au-delà des règles impératives de protection minimale » (11 ( * )) . Selon la Cour, une telle interprétation reviendrait à priver d'effet utile ladite directive.

Peu importe le niveau auquel un Etat membre fixe ce minimum. Comme le rappelle l'arrêt Laval, la directive 96/71 n'a pas harmonisé le contenu matériel de ces règles impératives de protection minimale. Ce contenu est défini librement par les États membres. Il importe seulement de ne pas exiger plus des entreprises étrangères prestataires de services.

En revanche, il revient à chaque Etat membre de fixer cette protection minimale. A défaut, la conséquence est immédiate : les Etats membres qui ne définissent pas de protections minimales, quand bien même les normes sociales y sont de fait très avantageuses, ne peuvent pas imposer aux salariés détachés sur leur territoire le respect de normes minimales .

Cette interprétation stricte de la directive met en difficulté le modèle nordique, notamment suédois, de négociation collective. L'Etat y est très en retrait et la négociation collective décentralisée si bien qu'il n'existe pas d'équivalent de nos conventions collectives déclarées d'application générale. Les salaires y sont négociés dans chaque entreprise et, s'agissant du secteur de la construction, les négociations se font au cas par cas. Les salaires imposés par les organisations syndicales ne constituent pas des salaires minimaux au sens de la directive. Dans l'affaire Rüffert, la Cour a jugé de la même façon que la convention collective invoquée ne présentait pas les caractéristiques d'une convention collective d'application générale au sens de la directive de 1996 (12 ( * )) .

La Cour conclut ainsi dans l'arrêt Laval « qu'un État membre dans lequel les taux de salaire minimal ne sont pas déterminés par l'une des voies prévues (par la directive) n'est pas en droit d'imposer, en vertu de cette directive, aux entreprises établies dans d'autres États membres, dans le cadre d'une prestation de services transnationale, une négociation au cas par cas, sur le lieu de travail, tenant compte de la qualification et des fonctions des salariés » .

Au surplus, la Cour considère que ce mécanisme de négociation (13 ( * )) « rend, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par une telle entreprise, des obligations qu'elle devrait respecter en termes de salaire minimal ». La Cour n'est pas loin de penser que la faible lisibilité et prévisibilité de ce modèle social constitue un obstacle à la libre prestation de services.

b) Les conditions d'exercice du droit à l'action collective par les travailleurs

La seconde controverse concerne la conciliation de l'exercice du droit à l'action collective avec les libertés fondamentales que sont la liberté d'établissement et la libre prestation de services. Les arrêts concernés sont les arrêts Viking et Laval.

Ils interrogent plus largement sur l'ampleur de la subordination du droit de grève et des autres modes d'action collective au droit communautaire.

Il aurait été concevable que la Cour de justice refuse de prendre position sur l'exercice du blocus dans ces deux affaires. En effet, l'article 137 du traité CE ne permet pas à la politique sociale communautaire de se développer en matière de grève et de lock-out.

La Cour de justice ne va pas suivre ce raisonnement. Que la Communauté soit incompétente pour régir une matière déterminée n'enlève rien à l'obligation des Etats membres de respecter le droit communautaire, et donc au premier chef les libertés fondamentales garanties par le traité.

Elle va aussi dégager l'effet direct horizontal des articles 43 et 49 du traité CE : une personne privée peut ainsi opposer directement à une autre personne privée le respect de la liberté d'établissement ou de la liberté de prestation de services, en l'espèce une entreprise privée à un syndicat ayant déclenché une grève.

Le raisonnement de la Cour est le suivant.

Dans un premier temps, elle reconnaît que le droit de mener une action collective est un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect. Elle anticipe ainsi le Traité de Lisbonne qui confère à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (14 ( * )) la même valeur que les traités. Dans le même mouvement, elle affirme que la Communauté a « non seulement une finalité économique mais également une finalité sociale ».

Dans un second temps, elle va classiquement mettre ces droits en balance.

Elle déclare ainsi que « les droits résultant des dispositions du traité relatives à libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux doivent être mis en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale, parmi lesquels figurent, ainsi qu'il ressort de l'article 136 CE, notamment, l'amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection sociale adéquate et le dialogue social » (15 ( * )).

Elle poursuit selon la formule habituelle : « Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, la libre prestation des services constituant l'un des principes fondamentaux de la Communauté, une restriction à cette liberté ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d'intérêt général , pour autant, en pareil cas, qu'elle soit propre à garantir la réalisation de l'objectif poursuivi et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre » (16 ( * )) .

Le droit de mener une action collective ayant pour but la protection des travailleurs de l'État d'accueil contre une éventuelle pratique de dumping social peut constituer une raison impérieuse d'intérêt général, au sens de la jurisprudence de la Cour, de nature à justifier, en principe, une restriction à l'une des libertés fondamentales garanties par le traité.

Toutefois, la Cour estime qu'elle n'est pas justifiée en l'espèce (arrêt Laval), car l'action des syndicats vise à imposer des normes sociales allant au-delà du noyau dur défini par la directive .

Pour résumé, lorsqu'elle concerne un cas de détachement de travailleurs, une action collective ne peut être justifiée que si elle a pour objectif de faire respecter strictement les règles minimales préexistantes de l'Etat d'accueil. Si les revendications dépassent ce minimum, la libre prestation de services est menacée et l'action collective est illégale. Le respect de cette liberté fondamentale a un effet auto-bloquant sur le contenu des revendications sociales. Les grèves « offensives » ne sont pas compatibles.

Dans l'arrêt Viking, qui met en balance l'action collective et la liberté d'établissement, la Cour soumet de la même manière l'exercice du droit à l'action collective à un contrôle de proportionnalité. Elle vérifie notamment que les syndicats ne disposait pas d'autres moyens, moins restrictifs de la liberté d'établissement pour faire aboutir les négociations.

II. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION : LA CRAINTE D'UNE REMISE EN CAUSE DE LA DIRECTIVE DU 16 DÉCEMBRE 1996 ET D'UNE SUBORDINATION DU DROIT DE GRÈVE AU MARCHÉ

La proposition de résolution est une réponse directe aux arrêts Viking, Laval et Rüffert de la Cour de justice des communautés européennes, dont elle conteste le raisonnement et les conclusions.

Le texte soumis à votre commission témoigne de nombreuses convergences de vue avec les positions adoptées par la Confédération européenne des syndicats (CES). Votre rapporteur a d'ailleurs entendu l'un de ses représentants.

A. UNE CRITIQUE DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE

La proposition de résolution dépasse le strict cadre de la directive « détachement de travailleurs ». Elle condamne l'esquisse par ces arrêts d'une hiérarchie entre les droits et libertés garanties par les traités.

Les grandes libertés économiques passeraient avant les droits sociaux, et plus particulièrement le droit à l'action collective. L'exercice de ces droits ne serait licite qu'à la condition de ne pas faire obstacle au marché intérieur.

Appliquée au détachement de travailleur, cette logique prohibe le recours à la grève en vue d'obtenir des conditions de travail et d'emploi supérieures au minimum légal ou conventionnel. Les syndicats ne peuvent pas demander plus que le simple respect de la loi.

Enfin, l'application du principe de proportionnalité aboutit à l'encadrement de l'action collective et contribue à la détacher de sa dimension politique ou contestataire.

B. UNE DEMANDE DE RÉVISION DE LA DIRECTIVE « DÉTACHEMENT DE TRAVAILLEURS »

La proposition de résolution réclame la révision de la directive du 16 décembre 1996 en consultation avec les partenaires sociaux.

Elle fait ainsi écho aux discussions entamées début 2009 entre la Confédération européenne des syndicats (CES) et BusinessEurope à la demande de la Commission européenne. Mme Séverine Picard, conseillère juridique de la CES, a toutefois précisé que ces discussions n'étaient pas assimilables à des négociations et qu'il n'était pas encore question de réviser la directive.

La Cour de justice aurait vidé de son sens la directive de 1996 en retenant une définition restrictive du noyau dur - de nombreuses conventions collectives n'entrent pas dans son champ - et en en faisant un plafond de droit au lieu d'un plancher. Pour revenir à l'esprit de la directive, une révision s'imposerait.

La proposition de résolution avance quelques pistes.

Les conditions nécessaires pour qu'un accord ou une convention collective produise des effets au regard de la directive devraient être clarifiées.

La notion de « dispositions d'ordre public » devrait être entendue plus largement pour laisser aux Etats membres la latitude d'étendre selon leurs souhaits le champ du noyau dur.

En outre, la proposition demande l'introduction d'une durée maximale dans la définition d'un détachement. La directive en vigueur ne fait mention que d'« une période limitée ». Le but est d'éviter des utilisations abusives du régime du détachement pour échapper à l'application de l'intégralité du droit du travail d'un Etat membre.

Il est aussi proposé de contraindre les Etats membres et les employeurs d'informer les travailleurs détachés de leurs droits. Enfin, les contrôles et les sanctions devraient être renforcés.

C. POUR UNE MEILLEURE PROTECTION DU DROIT À L'ACTION COLLECTIVE

La proposition de résolution conteste la jurisprudence de la Cour de justice sur le contrôle du droit à l'action collective.

La subordination des droits sociaux fondamentaux à la primauté des libertés économiques pourrait être contraire à d'autres systèmes juridiques conventionnels comme celui de l'Organisation internationale du travail ou du Conseil de l'Europe. La Cour de justice s'exposerait à un risque de concurrence des jurisprudences. Cet aspect ne doit pas être négligé au moment où l'Union européenne pourrait s'engager dans un processus d'adhésion à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales comme le traité de Lisbonne le lui permet.

La proposition de résolution rappelle aussi que le droit de grève a valeur constitutionnelle dans de nombreux Etats membres, dont la France.

Afin d'infléchir la jurisprudence de la Cour de justice, ce texte suggère l'introduction dans les traités d'une clause de progrès social qui affirmerait la primauté des droits sociaux sur les libertés fondamentales du marché intérieur.

Cette idée est la reprise d'une proposition de la Confédération européenne des syndicats. Elle s'inspire du précédent de « la clause Monti ». Cette clause a été insérée dans le règlement du Conseil du 7 décembre 1998 relatif au fonctionnement du marché intérieur en ce qui concerne la libre circulation des marchandises entre les Etats membres. Elle stipule que « le présent règlement ne peut être interprété comme affectant d'une quelconque manière l'exercice des droits fondamentaux, tels qu'ils sont reconnus dans les Etats membres, y compris le droit ou la liberté de faire grève. Ces droits peuvent également comporter le droit ou la liberté d'entreprendre d'autres actions relevant des systèmes spécifiques de relations du travail propres à chaque Etat membre ». Une clause similaire figure dans la directive Services de 2006.

La clause de progrès social serait annexée au traité de Lisbonne. Elle s'accrocherait au nouvel article 2 (3) du traité sur l'Union européenne tel que modifié par le traité de Lisbonne. Il dispose que l'Union « oeuvre pour un développement durable fondé sur [...] une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social ».

III. LES OBSERVATIONS DE LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

La Commission des affaires européennes comprend les inquiétudes des auteurs de la proposition de résolution. Il ne serait pas acceptable que le droit communautaire facilite le dumping social ou remette en cause le droit de grève.

Toutefois, elle ne partage pas complètement la lecture pessimiste qui est faite de cette jurisprudence et diverge sur le choix des réponses à ces défis.

A. SUR L'OPPORTUNITÉ D'UNE RÉVISION DE LA DIRECTIVE

Les auditions de votre rapporteur ont montré que la voie d'une révision de la directive était semée d'embûches.

1. Des inquiétudes légitimes

En remettant en question le modèle nordique de dialogue social et, dans une moindre mesure le modèle rhénan, la Cour de justice a indubitablement porté un coup aux syndicats de ces pays et à la force des conventions qui y sont négociées. Comme le relève la proposition de résolution, ces arrêts tombe mal à propos à l'heure où la « flexicurité » est promue au niveau européen.

On peut aussi regretter l'interprétation très stricte faite par la Cour de la notion de règles impératives minimales. Elle donne l'impression d'une directive d'harmonisation maximale ; les salariés détachés ne peuvent obtenir plus que les minimums légaux.

L'arrêt Commission c/Luxembourg du 19 juin 2008 ne fait que confirmer cette inclination de la Cour. Elle y affirme que l'ajout de dispositions d'ordre public au socle des règles impératives minimales devant être respectées par les entreprises prestataire « constitue une dérogation au principe fondamental de la libre prestation des services, devant être entendue strictement et dont la portée ne saurait être déterminée unilatéralement par les États membres ». Elle ajoute que les dispositions d'ordre public sont celles « dont l'observation a été jugée cruciale pour la sauvegarde de l'organisation politique, sociale ou économique de l'État membre concerné, au point d'en imposer le respect à toute personne se trouvant sur le territoire national de cet État membre ou à tout rapport juridique localisé dans celui-ci ».

Enfin, votre rapporteur considère que plusieurs des pistes avancées pour améliorer la directive sont judicieuses. L'information et la coopération administrative entre les Etats membres devraient être tout particulièrement renforcées.

Faut-il pour autant réviser la directive ?

2. Une demande faiblement relayée

Les discussions engagées entre la CES et BusinessEurope semblent être au point mort. BusinessEurope jugerait la révision inutile. Mme Séverine Picard, conseillère juridique de la CES, a d'ailleurs refusé de parler de négociation à ce stade.

Du coté de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso qui a été reconduit à sa tête a certes insisté sur le renforcement de l'Europe sociale. Mais sur la question de la révision de la directive « détachement de travailleurs », ses engagements restent encore flous. Les réflexions en cours tendraient à considérer que les principes de la directive sont sains. Les problèmes relèveraient plutôt de l'interprétation et de la mise en oeuvre. La voie d'un règlement améliorant l'application et l'interprétation de la directive par les États serait privilégiée. Le choix d'un règlement d'application immédiate permettrait d'aller plus vite et d'apporter des réponses sans prendre le risque de rouvrir l'ensemble de la directive.

Par ailleurs, les Etats membres qui ont été directement touchés par les décisions de la Cour de justice, en particulier la Suède et l'Allemagne, n'ont pas appuyé de demandes en faveur de la révision de la directive. Au contraire, ils réfléchissent à l'aménagement de leur modèle de relations sociales pour le rendre compatible avec la jurisprudence de la Cour.

Le gouvernement suédois a ainsi proposé le 8 octobre 2009 une série de mesures qui devraient entrer en vigueur le 1 er avril 2010. Sans bouleverser le système suédois, ces mesures encadrent les possibilités pour un syndicat d'engager une action collective contre une entreprise étrangère pour obtenir l'application d'un accord collectif. Elles précisent notamment que les revendications ne peuvent porter que sur des situations visées dans un accord central de branche et applicables en Suède à des mêmes collaborateurs. Le ministère du travail sera chargé de donner aux entreprises étrangères toute information sur les accords collectifs qui leur seraient applicables.

En Allemagne, conformément à l'accord de coalition CDU-SPD survenu en juin 2007, deux lois adoptées en avril 2009 ont étendu l'obligation de salaire minimum. La première donne un cadre juridique permettant de rendre obligatoire le salaire minimum aux travailleurs détachés quel que soit leur Etat d'origine. La seconde étend le salaire minimum à un certain nombre de branches. Ce débat doit être replacé dans le contexte général d'affaiblissement du modèle allemand de négociation collective de branche. L'arrêt Rüffert qui est postérieur à cet accord de coalition n'en est pas l'initiateur.

Enfin, il convient de rappeler que la directive de 1996 a été négociée dans une Europe composée de quinze Etats membres présentant des niveaux de richesse assez proches. Dans une Europe des 27 aux disparités économiques et sociales beaucoup plus marquées, il n'est pas acquis que la révision de la directive aboutirait au résultat souhaité par les auteurs de la proposition de résolution. Il est même certain que la liste des matières relevant du noyau dur serait raccourcie. A ce jour, le noyau dur recouvre environ la moitié du code du travail sans compter les dispositions dites d'ordre public.

3. Une révision pas si nécessaire

Quelle que soit la vigueur des critiques à leur encontre, il est essentiel de replacer les arrêts Laval et Rüffert dans leur contexte. La directive de 1996 n'a pas été privée d'effet utile.

La Cour devait confronter la directive de 1996 au modèle de relations sociales de certains Etats membres. Elle a dû constater que les modèles reposant sur une négociation collective décentralisée au niveau de chaque entreprise n'étaient pas aisément compatibles avec la notion de règles impératives minimales arrêtées par la loi ou par des conventions collectives d'application générale. La directive de 1996 était dès l'origine une côte mal taillée.

Il est incontestable que ces arrêts ont eu des conséquences importantes pour ces Etats membres. Mais, ils n'emportent pas les mêmes effets pour tous les autres. Le modèle français par exemple reste parfaitement adapté à la directive de 1996. Les travailleurs détachés dans notre pays sont protégés par les taux de salaire minimum définis par la loi ou les conventions collectives étendues par la loi.

En outre, même si la directive était révisée pour soumettre les entreprises prestataires à des normes sociales allant au-delà des règles impératives de protection minimale, il n'est pas sûr que la Cour jugerait ce nouveau texte compatible avec les traités. Modifier la directive ne modifierait pas automatiquement la jurisprudence de la Cour.

Au final, une révision de la directive présenterait en l'état plus d'inconvénients que d'avantages.

L'action devrait porter en priorité sur une meilleure information des entreprises et des travailleurs ainsi que sur l'approfondissement de la coopération administrative. Des marges de progrès existent pour faire respecter la directive en vigueur, quelle que soit ses insuffisances. Les représentants du ministère du travail ont indiqué que l'effort de l'administration française se concentrait sur ces deux aspects. La coopération administrative permet notamment des résultats tangibles pour sanctionner les entreprises qui ne respectent pas le noyau dur. La Bulgarie par exemple infligerait de lourdes amendes aux entreprises en infraction en France.

Lorsque la nouvelle Commission européenne sera investie, il conviendra de l'interpeller sur ses intentions, en particulier par rapport à l'idée d'un règlement d'interprétation et d'application.

B. SUR LES RISQUES D'UNE ALTÉRATION PROFONDE DE L'EXERCICE DU DROIT DE GRÈVE : RESTER VIGILANT

Le raisonnement développé par la Cour pour contrôler la légitimité et la proportionnalité d'une action collective au regard des libertés économiques fondamentales n'est pas étonnant. La Cour use fréquemment de cette construction juridique pour garantir l'application des traités.

Toutefois, force est de reconnaître que cette jurisprudence est porteuse d'incertitudes, voire de conflits avec notre droit national.

1. La compatibilité avec l'exercice du droit de grève en France

Le septième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose que le droit de grève « s'exerce dans le cadre des lois qui le règlementent ».

La Constitution marque que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle mais qu'il a des limites. Le législateur est habilité à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte (17 ( * )) . Ainsi, l'intervention du législateur est non seulement possible en matière de droit de grève mais encore nécessaire à son exercice.

Sur ces fondements, la loi française définit les modalités d'exercice du droit de grève : préavis, service minimum, catégories de personnel privées du droit de grève... Toutefois, elle ne cherche pas à définir les motifs pouvant conduire des travailleurs à engager une action collective.

La Cour de cassation laisse aussi une grande latitude aux syndicats. Une grève ne sera pas déclarée illicite si elle dépasse le périmètre de l'entreprise. De même, elle ne sera pas déclarée abusive même si elle a pour but d'empêcher une entreprise concurrente d'occuper une part du marché concerné. Dans une décision récente (18 ( * )) , la Cour de cassation a censuré l'arrêt qui avait jugé que la grève déclenchée par les employés de la Régie des transports de Marseille (RTM) pour s'opposer à la décision de la Communauté urbaine qui avait voté la délégation de service public pour exploiter la ligne du futur tramway constituait un trouble manifestement illicite puisqu'elle ne constituait pas « une revendication de nature salariale ou touchant à l'emploi et que la RTM ne disposait pas de la capacité de donner satisfaction à une telle revendication ». La Cour de cassation a censuré cette décision estimant que « la défense du mode d'exploitation du réseau des transports urbains constituait pour les employés de la RTM une revendication d'ordre professionnel, et que la capacité de l'employeur à satisfaire les revendications des salariés est sans incidence sur la légitimité de la grève » (19 ( * )) . On est loin du contrôle de proportionnalité de la Cour de justice.

Or, les juridictions nationales étant responsables de l'application et du respect du droit communautaire, elles devraient épouser le raisonnement de la Cour de justice dans l'hypothèse où le droit de grève mettrait en cause la libre prestation de services d'une entreprise étrangère.

Mais pourraient-elles cantonner cette jurisprudence à ces seules hypothèses sans qu'on leur reproche de discriminer les entreprises nationales lorsqu'elles sont exposées à un mouvement de grève ?

2. Des raisons de ne pas sur-interpréter les arrêts de la Cour de justice

La solution avancée pour infléchir la jurisprudence de la Cour de justice est l'adoption d'une clause de progrès social par analogie avec la clause Monti. Votre rapporteur estime que cette solution est désormais dépassée compte tenu de l'entrée en vigueur imminente du traité de Lisbonne.

Outre le fait que l'introduction dans les traités d'une clause de progrès social ne pourrait plus être aujourd'hui annexée au traité de Lisbonne puisque celui-ci est définitivement ratifié par l'ensemble des États membres, elle n'apparaît pas indispensable pour infléchir la jurisprudence de la Cour de justice. Le nouveau traité comporte déjà des dispositions de nature à la faire évoluer dans un sens moins favorable aux impératifs du marché intérieur.

Le dialogue des juges, en particulier avec la Cour européenne des droits de l'homme, pourrait aussi être fécond.

Enfin, il ne faut pas occulter les points positifs des récents arrêts de la Cour de justice. Le droit à l'action collective est consacré comme un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect. Par ailleurs, elle y affirme que la Communauté a « non seulement une finalité économique mais également une finalité sociale ».

Les prémices d'un infléchissement sont peut-être déjà là.

EXAMEN EN COMMISSION

La commission s'est réunie le mercredi 25 novembre 2009. A l'issue de la présentation faite par M. Richard Yung, auteur de la proposition de résolution, et des observations présentées par le rapporteur, M. Denis Badré, le débat suivant s'est engagé :

M. Hubert Haenel :

Pour résumer l'exposé de notre rapporteur, on peut constater qu'il y a une convergence de vue sur les objectifs et des interrogations sur la meilleure stratégie. Ce dernier débat devra être tranché par la commission des affaires sociales.

Mme Catherine Tasca :

L'accord sur les objectifs est un point positif. Il est très important d'affirmer notre refus du dumping social.

A propos du choix de la stratégie, une voie de compromis pourrait consister à interpeller le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, pour lui demander des précisions sur l'idée d'un règlement d'application et d'interprétation. Dans tous les cas, il faut que nous engagions le débat avec un instrument juridique concret.

M. Hubert Haenel :

Cette idée est bonne. Il faut s'appuyer sur les pistes évoquées par M. Barroso. Pour votre information, je vous cite en substance ses déclarations : « les principes de la directive sont sains, mais il y a des problèmes d'interprétation, de mise en oeuvre et de coercition. Les affaires à la Cour ne nous ont donné qu'une interprétation de cas spécifiques, ce qui fait qu'il nous manque une solution générale. L'idée serait donc de proposer un règlement à adopter en codécision. Si des déficiences plus profondes de la directive étaient décelées au cours du processus, nous pourrions envisager de revoir la directive ».

M. Richard Yung :

Il faut évaluer les avantages du règlement ; il serait d'application immédiate et éviterait de rouvrir la directive. Toutefois, si nous envisagions une révision de la directive, je ne suis pas sûr que les États d'Europe centrale et orientale seraient favorables à un abaissement du niveau de protection des travailleurs car certains de ces États peuvent aujourd'hui craindre eux-mêmes un dumping social venant d'autres États.

Mme Catherine Tasca :

Il faut s'adresser directement à la Commission européenne. Le traité de Lisbonne se met en place et va changer les équilibres. Il faut donc profiter de la phase de mise en place de la nouvelle Commission européenne pour la mandater sur ce sujet important.

M. Hubert Haenel :

A l'issue de l'examen de la proposition de résolution en séance publique, je vous propose d'écrire au président de la Commission européenne.

M. Richard Yung :

La Cour de justice des communautés européennes est l'autre destinataire de notre débat.

M. Hubert Haenel :

Nous sommes donc tous d'accord pour interpeller la Commission européenne sur son idée de règlement complémentaire de la directive.

*

* *

A l'issue du débat, au bénéfice de ces observations, la commission des Affaires européennes, conformément à l'accord passé entre les groupes politiques sur l'examen des textes inscrits à l'ordre du jour réservé aux groupes de l'opposition et aux groupes minoritaires, a décidé de ne pas apporter de modifications à la proposition de résolution européenne et de la transmettre telle quelle pour examen à la commission des affaires sociales.

Elle a en outre décidé de se saisir pour avis de la proposition de résolution pour son examen en séance plénière du Sénat.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vus l'article 39 du traité CE sur la liberté de circulation des travailleurs d'une part, et l'article 49 du traité CE sur la liberté de prestation de services d'autre part,

Vu les articles 136, 137, 138, 140 du traité CE,

Vu l'article 152 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui reconnaît le rôle des partenaires sociaux et l'importance du dialogue social et de la négociation collective,

Vu les articles 27, 28 et 34 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne,

Vu la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services, et notamment ses considérants (5), (12), et (22), ci-après nommée « la directive sur le détachement des travailleurs »,

Vu la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, et en particulier ses articles 3 et 16(3),

Vu la « clause Monti » inscrite dans le règlement CE n° 2679/98 du Conseil du 7 décembre 1998 relatif au fonctionnement du marché intérieur en ce qui concerne la libre circulation des marchandises entre les États membres,

Vu la communication de la Commission COM (2008) 304 final du 13 juin 2007 au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur « le détachement de travailleurs dans le cadre de la prestation de services : en tirer les avantages et les potentialités maximum tout en garantissant la protection des travailleurs »,

Vus l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 11 décembre 2007 dans l'affaire C-438/05, International Transport Workers' Federation and Finish Seamen's Union/Viking Line ABP, l'arrêt de la CJCE du 18 décembre 2007 dans l'affaire C-341/05, Laval un Partneri Ltd, l'arrêt de la CJCE du 3 avril 2008 dans l'affaire C-346/06, Rüffert, ci-après nommés «Viking », « Laval », et « Rüffert »,

Vu la résolution du Parlement européen du 26 octobre 2006 sur l'application de la directive 96/71/CE concernant le détachement des travailleurs,

Vu la résolution du Parlement européen du 22 octobre 2008 sur les défis pour les conventions collectives dans l'UE,

Considérant que la liberté de circulation des travailleurs dans l'Union européenne implique l'abolition de toute forme de discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs ressortissants d'un État membre en ce qui concerne les conditions d'emploi, de travail et de rémunération,

Considérant que le principe de l'égalité de traitement entre travailleurs pour un même travail sur un même lieu de travail est remis en cause par les récents arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes dans les affaires « Laval », « Viking » et « Rüffert »,

Considérant que le droit de grève et le droit à l'action collective sont des droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire,

Considérant le dialogue social entre partenaires sociaux comme un élément essentiel du modèle social et économique européen,

Déclare inacceptable que le droit fondamental des partenaires sociaux de recourir à des actions collectives passe après les droits économiques dans un ordre hiérarchisé des libertés fondamentales,

Estime que cette hiérarchisation des normes en droit communautaire pourrait poser des problèmes de cohérence avec d'autres systèmes juridiques, tels celui de l'Organisation Internationale du Travail et celui du Conseil de l'Europe,

Rappelle que le droit de grève est de nature constitutionnelle dans nombre d'États membres, dont la France, et qu'il est à ce titre protégé dans le cadre du marché intérieur par la « clause Monti »,

Estime essentiel dans un contexte de crise économique et sociale extrêmement grave de garantir un niveau élevé de protection aux travailleurs et de lutter contre ce qui pourrait s'apparenter à du « dumping social »,

Estime que la concurrence sur la seule base de conditions salariales et de travail différentes entre travailleurs européens dans le cadre transnational d'une prestation de services sape la confiance des citoyens envers la construction européenne,

Condamne l'instrumentalisation politique à visée nationaliste qui est faite de certains conflits sociaux impliquant des travailleurs européens de nationalité différente,

Condamne l'introduction d'un principe de proportionnalité pour juger des actions menées à l'encontre d'entreprises utilisant la liberté de prestation de services dans le marché intérieur pour remettre en cause les conditions d'emploi et de traitement des travailleurs détachés dans l'État membre d'accueil,

Estime que la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes ne saurait suffire à clarifier l'état du droit en matière de travailleurs détachés,

Estime que la nouvelle Commission européenne devra orienter son mandat en faveur d'une véritable politique de l'emploi centrée sur la qualité du travail et le progrès social,

Estime qu'il en va de la responsabilité du législateur européen de procéder à un éclaircissement juridique des dispositions de la directive par le législateur européen, notamment quant à la valeur juridique des conventions et accords collectifs au regard de l'article 3 de la directive sur le détachement des travailleurs,

Estime urgent de procéder à la révision de la directive sur le détachement des travailleurs en consultation avec les partenaires sociaux européens,

Demande l'introduction d'une clause de progrès social donnant la primauté aux droits sociaux fondamentaux sur les libertés fondamentales du marché intérieur sur la base de l'article 3 (3) sous paragraphe 3 du traité de Lisbonne (sous réserve de sa ratification),

Souhaite un large champ d'application de ce qui peut être considéré comme des « dispositions d'ordre public » que les États membres peuvent appliquer en plus du noyau de normes minimales énoncées par la directive sur le détachement des travailleurs,

Demande que la directive introduise une délimitation temporelle dans la définition d'un travailleur détaché afin d'éviter toute utilisation abusive du détachement,

Souhaite que des dispositions contraignantes soient prises vis-à-vis des États membres comme des employeurs, permettant de garantir une information correcte des travailleurs détachés sur les droits dont ils disposent,

Souhaite le renforcement des contrôles et des moyens de sanction en cas de non-respect des dispositions de la directive,

Demande au Gouvernement de rendre compte à la Représentation nationale de l'application de cette directive en France,

Demande à la Commission européenne sur la base de ces orientations d'insérer dans son prochain programme de travail pour l'année 2010 une proposition de révision de la directive sur le détachement des travailleurs,

Demande au Gouvernement d'agir dans le sens de cette résolution.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

- Mme Nathalie NIKITENKO, conseillère au secrétariat général aux affaires européennes ;

- Mme Laure LAZARD-HOLLY et M. Jean-Claude BRUNET, conseillers au cabinet du ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville ;

- Mme Séverine PICARD, conseillère juridique de la Confédération européenne des syndicats.

* (1) Proposition de résolution européenne n°66 (2009-2010) .

* (2) Voir l'arrêt du 14 octobre 2004, Omega, C-36/02, point 35.

* (3) Voir l'arrêt de la CJCE du 3 février 1982 Seco et Desquenne, affaires 62/81 et 63/81.

* (4) Voir l'arrêt du 27 mars 1990, Rush Portuguesa, C-113/89.

* (5) Arrêt du 3 février 1982 précité.

* (6) COM (2006) 159 final et COM (2007) 304 final.

* (7) La CJCE a jugé de telles mesures contraires à la libre prestation de services.

* (8) Arrêt du 11 décembre 2007, International Transport Workers' Federation and Finish Seamen's Union contre Viking Line ABP, aff. C-438/05.

* (9) Arrêt du 18 décembre 2007, Laval und Partneri Ltd, aff. C-341/05.

* (10) Arrêt du 3 avril 2008, Rüffert, aff. C-346/06.

* (11) Voir arrêt Laval, point 80.

* (12) Ajoutons que ce salaire minimum n'était applicable en vertu de la loi du Land qu'aux entreprises de construction soumissionnant à des marchés publics.

* (13) Point 110 de l'arrêt Laval précité.

* (14) La Charte consacre le droit d'action collective, y compris le droit de grève (article 28).

* (15) Arrêt Laval précité, point 105.

* (16) Arrêt Viking, point 175, et arrêt Laval, point 101/

* (17) Voir la décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007.

* (18) Soc. 23 octobre 2007.

* (19) Voir l'article de M. Bernard Edelman, avocat, in Recueil Dalloz - 2009 - n° 23.

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