III. UN NOUVEAU DROIT DE L'HOMME EFFECTIVEMENT GARANTI DANS LA CONSTITUTION
L'article premier de la Charte reconnaît un « droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » et a pour pendant l'article 2 qui fixe à toute personne le « devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement ». Ces deux articles posent ainsi un droit et un devoir à caractère très général dont procèdent les autres dispositions de la Charte : les articles 3, 4, 5 et 7 définissent ainsi des principes d'action destinés à garantir le caractère effectif du droit à l'environnement -devoir de prévention, devoir de réparation, principe de précaution, principe de participation- tandis que les articles 6 et 8 à 10 rappellent, autour de l'objectif central de promotion du développement durable, trois domaines particuliers pour lesquels l'environnement doit constituer une priorité : l'éducation, la recherche et l'action extérieure de la France.
A. LA CONSÉCRATION DES GRANDS PRINCIPES DE L'ENVIRONNEMENT AU PREMIER RANG DE LA HIÉRARCHIE DES NORMES
1. Un droit pour l'homme
La Charte de l'environnement est inspirée par une « écologie humaniste ». Si la Charte cherche à donner des garanties plus solides à la protection de l'environnement, elle le fait avant tout afin de protéger l'homme .
Cette conception a pour conséquence juridique que seules les personnes peuvent être sujets de droit .
Il ne peut être question, comme le soutiennent les tenants de l'« Ecologie profonde » -« deep ecology » en anglais car ce courant s'est surtout développé dans les pays anglo-saxons- de reconnaître des droits au profit de la faune, de la flore ou des paysages. Une telle position se heurterait d'ailleurs à une impossibilité pratique : « Comment (...) interpréter , -interrogeait ainsi le professeur Laurent Fonbaustier 17 ( * ) - les plaintes et les demandes de la nature souffrant des préjudices ou plus exactement subissant des nuisances, sinon par la voie de la représentation humaine ? Les idéologies écocentriques (...) ne sauraient évincer l'Homme, taraudant médiateur, intermédiaire central et obligé entre la nature elle-même et la nôtre ».
Si le constituant n'a pas entendu faire de la nature un sujet de droit, il ne s'est pas cependant inspiré d'une vision anthropocentrique étroite. Les principes affirmés par le constituant reposent sur la conviction d'une forte interdépendance entre l'homme et la nature comme en témoignent d'ailleurs les deux premiers considérants de la Charte : « les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l'émergence de l'humanité » et « l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel ».
Une atteinte à l'environnement peut affecter dans la durée les conditions de la vie humaine, même si, par ailleurs, elle n'a pas entraîné à court terme un dommage direct à une personne ou une collectivité. A ce titre, la révision constitutionnelle pourrait ouvrir la voie à l'obligation de réparer des dommages à la nature elle-même, tels que les atteintes à la biodiversité -indépendamment des dommages aux personnes ou aux biens.
2. La portée juridique de la Charte
Il convient de distinguer deux questions : la première sur la valeur juridique de la Charte, la seconde sur la portée des dispositions qu'elle comporte.
La valeur juridique de la Charte ne soulève pas d'équivoque : par son mode d'adoption sous la forme d'une loi constitutionnelle et par la référence introduite dans le préambule de la Constitution aux « droits et devoirs » de la Charte (article 1 er du projet de loi constitutionnelle), la Charte dans son ensemble (le préambule et les articles) aura valeur constitutionnelle.
Par la mention de la Charte de l'environnement à la suite de la Déclaration de 1789 et du préambule de la Constitution de 1946, le pouvoir constituant confirmera à son tour directement dans le droit positif la valeur constitutionnelle du préambule de notre Constitution que le Conseil constitutionnel a explicitement reconnue depuis la décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 sur la liberté d'association).
La portée de la Charte détermine quant à elle les conditions dans lesquelles les principes constitutionnels pourraient être directement invocables par les particuliers devant les juridictions administratives et judiciaires à l'égard de l'administration et entre ces particuliers eux-mêmes.
L'évaluation de la portée d'une disposition constitutionnelle dépend, comme en témoigne la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la prise en compte combinée de plusieurs critères : le caractère normatif de la disposition en cause, son degré de précision et, enfin, la référence éventuelle à l'intervention du législateur.
Le croisement de ces critères permet, aux côtés de dispositions à caractère purement déclaratoire, de distinguer, d'une part, des principes directement applicables et invocables devant le juge et, d'autre part, des principes (« droits-créance » selon l'expression employée par le doyen Louis Favoreu lors de son audition devant votre commission) dont la mise en oeuvre incombe au législateur.
Dans ces conditions, quelle pourrait être la portée des dispositions de la Charte ?
- Le préambule comporte sept considérants et énonce principalement des constats ; il présente ainsi un caractère déclaratoire. Cependant, comme l'a rappelé M. Michel Prieur lors de son audition par votre rapporteur, le Conseil constitutionnel pourrait tirer un principe de valeur constitutionnelle de certaines des dispositions du préambule -comme il a, par exemple, dégagé le principe de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine du prologue du préambule de 1946 18 ( * ) .
- Les articles 3 ( devoir de prévention ), 4 ( devoir de réparation ), 7 ( droit de participation ) renvoient explicitement à la loi et ne sont pas directement applicables.
- Les articles 6 ( promotion du développement durable ), 8 ( contribution de l'éducation à l'exercice des droits et devoirs en matière d'environnement ) et 9 ( concours de la recherche à la sauvegarde de l'environnement ) fixent une orientation et non un impératif 19 ( * ) . Il en est de même de l'article 10 ( la Charte inspire l'action européenne et internationale de la France ) en raison du choix du verbe « inspirer ».
Il s'agit en l'espèce d'obligations à caractère politique et non d'obligations juridiques.
- L'article 1 er ( droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ) doit être interprété avec l'article 2 ( devoir de prendre part à l'amélioration de l'environnement ) comme le socle fondateur de la Charte de l'environnement dont le respect dépend des principes d'action posés aux articles suivants.
Ils n'ont donc pas en eux-mêmes d'effets directs.
S'ils sont invocables devant le Conseil constitutionnel, ils ne pourraient l'être en revanche devant les juridictions en l'absence de lois qui en préciseraient les modalités d'application.
- L'article 5 ( principe de précaution ), défini de manière précise sans que son application soit renvoyée au législateur, peut être considéré comme d'application directe.
L'effet principal de la Charte et son apport le plus novateur se traduiraient -selon la formule employée par le professeur Guillaume Drago- par le « rehaussement » des exigences imposées au législateur lorsqu'il interviendra dans le domaine de l'environnement : la loi devra en effet repecter les principes posés par la Constitution. Sans doute ces principes inspirent déjà pour une large part notre droit de l'environnement. Sur certains points cependant, comme l'a confirmé M. Serge Lepeltier, ministre de l'écologie et du développement durable, lors de son audition devant votre commission, une mise en conformité avec la norme constitutionnelle pourrait s'imposer.
Le Parlement sera donc appelé, progressivement, à corriger d'éventuelles incompatibilités. Le cas échéant, il y serait invité par le Conseil constitutionnel qui, selon la jurisprudence liée à sa décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985 sur la loi relative à la Nouvelle Calédonie, exerce son contrôle sur une loi déjà promulguée « à l'occasion de l'examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ».
Par ailleurs le législateur devra naturellement prendre en compte les exigences constitutionnelles chaque fois qu'il adoptera de nouvelles dispositions concernant directement ou indirectement l'environnement.
Sans doute sera-t-il conduit à concilier la protection de l'environnement avec les autres principes de valeur constitutionnelle (en particulier l'égalité devant les charges publiques, la liberté d'entreprendre, la liberté d'aller et de venir -mais aussi les deux autres objectifs du développement durable auxquels la Charte confère aussi valeur constitutionnelle : le développement économique et le progrès social). D'une part, cependant, la « pondération » des principes liés à l'environnement sera, du fait de leur constitutionnalisation, plus forte que dans l'ordre juridique actuel. D'autre part, la conciliation s'opèrera sous le contrôle du juge constitutionnel et, selon une formule consacrée par la jurisprudence, le Parlement ne pourra priver de garanties légales « une exigence de caractère constitutionnel » 20 ( * ) .
* 17 Laurent Fonbaustier, Environnement et pacte écologique - Remarques sur la philosophie d'un nouveau « droit à », in Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 15/2003.
* 18 Conseil constitutionnel, décision n°94-343 et 344 DC du 27 juillet 1994.
* 19 Une obligation se formulerait, comme il est d'usage en droit français, non par le verbe devoir associé à l'action exigée, mais directement par le verbe correspondant à cette action, conjugué au présent de l'indicatif avec valeur d'impératif.
* 20 Voir par exemple le considérant 56 de la décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers et à la nationalité.