B. UN DIALOGUE SOCIAL POURTANT FRAGILISÉ
Malgré ce dynamisme de la pratique contractuelle, M. François Fillon, lors de la présentation du présent projet de loi à l'Assemblée nationale, a dressé un « constat inquiétant » de l'état du dialogue social dans notre pays : « celui d'un système de relations sociales proche de l'essoufflement » .
Le paradoxe n'est pourtant qu'apparent. Quand bien même le rôle et la place de la négociation collective se sont incontestablement renforcés, celle-ci n'a encore joué jusqu'ici que les « seconds rôles » 5 ( * ) dans l'élaboration de la norme en droit du travail, l'importance de la loi et du règlement restant déterminante.
Or, cette situation ne répond ni à nos principes constitutionnels - l'article 34 de la Constitution n'attribue au législateur que la fonction de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et le préambule de la Constitution de 1946 affirme que tout salarié « participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail » -, ni aux exigences nouvelles de la vie économique et sociale de la Nation.
De fait, le développement de la négociation collective demeure aujourd'hui entravé par une série de facteurs qui conduisent à affaiblir progressivement le dialogue social et qui justifient désormais la mise en oeuvre d'une profonde réforme du droit de la négociation collective.
1. Le bouleversement de l'environnement du dialogue social
Le système français de négociation collective repose sur une architecture complexe et fragile, largement issue des lois de 1950, 1971 et 1982, qui s'est progressivement trouvée de plus en plus inadaptée tant aux évolutions économiques et sociales réalisées depuis lors qu'à celles de l'intervention de l'État.
a) Les conséquences des mutations économiques et sociales
Notre système de négociation collective, dont la construction s'est finalisée durant les « trente glorieuses », se fonde encore très largement sur le contexte économique et social qui prévalait lors de son élaboration.
Il repose sur une imbrication des normes conventionnelles qui organise tout à la fois leur indépendance et leur hiérarchie. Indépendance dès lors que la négociation peut être menée à l'un ou l'autre niveau, les autres niveaux pouvant ensuite reprendre, adapter ou approfondir les thèmes traités au niveau initial 6 ( * ) . Hiérachie dans la mesure où l'accord conclu dans le champ géographique ou professionnel le plus étroit ne peut comporter, sauf exceptions prévues par la loi, de dispositions moins favorables à celles prévues par l'accord dont le champ géographique ou professionnel est plus large.
Ce système est cependant devenu inadapté aux évolutions de l'environnement économique et social depuis la fin des années 1970, même si la « loi Auroux » de 1982 avait, dans une certaine mesure, déjà cherché à renforcer son adéquation à la nouvelle donne économique et sociale. De la sorte, il a rendu plus difficile la possibilité pour les partenaires sociaux d'engager et de conclure des négociations.
Ce constat d'inadaptation croissante a sans doute été formulé avec le plus d'acuité par les partenaires sociaux eux-mêmes dans l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 relatif aux négociations collectives :
« Jusqu'à la fin des années 1970, notre système de négociation collective fonctionne de façon globalement satisfaisante et productive dans un contexte de croissance économique et de plein emploi.
« La branche professionnelle constitue le lieu principal de la négociation collective. La négociation de branche consiste essentiellement à développer un système de droits et de garanties collectives qui se stratifient progressivement. Elle est un facteur de progrès social et d'égalité entre les salariés et évite des distorsions anormales de concurrence entre les entreprises.
« Parallèlement, la négociation d'entreprise est peu développée même si elle produit quelques accords innovants qui précèdent, pour certains d'entre eux, la négociation de branche, voire la loi.
« Dans ce contexte, la loi fait souvent figure de « voiture-balai » de la négociation.
« A partir des années 1980, des facteurs nouveaux apparaissent :
« - une mondialisation progressive et aujourd'hui généralisée des échanges économiques qui, suivant la nature de leur activité, différencie fortement les entreprises en fonction de leur degré d'exposition à la concurrence internationale ;
- une crise internationale durable qui s'accompagne d'une montée importante du chômage en Europe, notamment dans notre pays, et qui laisse peu de place, compte tenu des niveaux déjà atteints et du coût collectif du chômage, à la création d'avantages supplémentaires, les avantages nouveaux trouvant fréquemment leur origine dans des processus de substitution ;
« - une évolution de plus en plus rapide et permanente des produits et des services ainsi que des technologies nécessaires à leur mise en oeuvre ;
« - la nécessité pour les entreprises dans ce contexte de se restructurer pour faire face à la situation, de rechercher de nouveaux modes d'organisation du travail et de disposer d'une capacité de réactivité leur permettant de s'adapter et de répondre en temps réel aux évolutions auxquelles elles sont confrontées ;
« - l'institution d'un droit spécifique de la négociation collective d'entreprise et d'une obligation annuelle de négocier dans l'entreprise ;
« - le développement de la négociation collective d'entreprise résultant à la fois de cette obligation et du souci des entreprises de mener des politiques sociales mieux adaptées à leurs caractéristiques et aux contraintes propres à chacune d'elles compte tenu des éléments rappelés ci-dessus ;
« - une intervention croissante du législateur dans le domaine social réduisant la part d'initiative des partenaires sociaux, conjuguée avec la nécessité de permettre aux entreprises de tenir compte, par la voie de la négociation d'entreprise, de leur spécificité dans la mise en oeuvre de certains dispositifs légaux ;
« - la difficulté, voire l'impossibilité, dans ce contexte, d'aboutir à une amélioration des avantages négociés à un niveau de négociation à l'occasion d'une négociation sur le même thème à un autre niveau.
« La combinaison de l'ensemble de ces facteurs, dont l'importance relative dépend des caractéristiques propres à chaque branche professionnelle et aux entreprises qui la composent, explique les difficultés rencontrées par les partenaires sociaux de nombreuses branches pour s'engager dans des négociations à leur niveau ou pour les mener à bien. »
b) Un dialogue social mis à mal par l'emprise croissante du législateur
A ces mutations économiques et sociales s'ajoute une attitude nouvelle du législateur.
Jusqu'à la fin des années 1970, le partage effectif des responsabilités entre le législateur et les partenaires sociaux témoignait d'une certaine harmonie laissant une large place à la négociation collective principalement au niveau interprofessionnel ou au niveau de la branche.
D'une part, la négociation précédait le plus souvent la loi, celle-ci se contentant alors de reprendre et de transposer les accords collectifs et notamment les accords interprofessionnels ou d'intervenir en l'absence d'accord.
Le rapport de la « commission Virville » esquisse à cet égard un bilan de cette pratique :
« Les accords de Grenelle, conclus à la suite des événements de mai 68, ont débouché sur l'adoption, dans la loi du [27] décembre 1968, des dispositions relatives à la section syndicale dans l'entreprise. De même, la loi du 19 janvier 1978 sur la mensualisation a repris et généralisé l'accord national interprofessionnel du 10 décembre 1977. L'abaissement à 39 heures de la durée légale hebdomadaire du travail par l'ordonnance du 16 janvier 1982 est directement issu du protocole d'accord du 17 juillet 1981.
« Les dispositions législatives relatives à la formation professionnelle sont, pour la plupart, issues des accords interprofessionnels de 1971, 1991 et 2003. De même, le régime de la procédure de licenciement pour motif économique constitue la transcription de l'accord du 20 octobre 1986 et de son avenant du 22 juin 1989 modifiant l'accord interprofessionnel du 10 février 1969. On peut encore citer le régime des CDD et de l'intérim, issu de l'accord du 24 mars 1990, ou les règles régissant la négociation dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, définies par l'accord du 31 octobre 1995 puis reprises par la loi du 12 novembre 1996. »
D'autre part, la loi sociale, et cela en stricte conformité avec les dispositions de l'article 34 de la Constitution, se limitait le plus souvent à fixer les principes généraux du droit du travail, sans entrer par trop dans le détail, laissant alors une place significative à la négociation collective pour fixer les modalités d'application de ces principes généraux aux spécificités de chaque branche, de chaque territoire ou de chaque entreprise.
Ce partage harmonieux des rôles entre le législatif et le contractuel a vécu.
D'une part, la loi sociale est progressivement intervenue dans des domaines sans cesse plus larges et est parallèlement devenue plus précise, plus pointilleuse, réglant jusque dans le détail les relations du travail et réduisant alors souvent à la portion congrue la place de la négociation collective.
Face à l'emprise croissante du législateur, et bridée par le principe dit « de faveur », la négociation collective n'a désormais plus d'espace pour se développer, hormis les cas où la loi renvoie expressément à l'accord le soin de préciser ses modalités de mise en oeuvre, dans un cadre toutefois le plus souvent très strict.
D'autre part, la pratique traditionnelle liant toute réforme substantielle du droit du travail à la conduite d'une négociation préalable n'a plus été respectée.
A cet égard, le précédent gouvernement porte une lourde responsabilité en ayant réformé en profondeur deux des domaines les plus importants du droit du travail sans avoir permis l'engagement préalable d'une négociation, ni même avoir mené une réelle consultation des partenaires sociaux. Votre rapporteur fait ici bien évidemment référence au droit du temps de travail - au travers des lois du 13 juin 1998 et du 19 janvier 2000 - et au droit du licenciement économique - par la loi dite de « modernisation sociale » du 17 janvier 2002.
* 5 Pour reprendre l'expression employée par la commission présidée par M. Michel de Virville dans son récent rapport « Pour un code du travail plus efficace », janvier 2004.
* 6 C'est ainsi par exemple que les accords d'entreprise ont pu jouer un rôle innovant, les accords de branche ou interprofessionnels reprenant alors le fruit de ces accords.