EXPOSÉ GÉNÉRAL
« Je vous prie et vous supplie, Sénateurs : ouvrez les oreilles, ne permettez pas au crime de se répandre comme une contagion, comme une rage qui touche aussi les sains ».
Salluste 1 ( * )
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à examiner le projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Au premier abord, l'examen par le Parlement d'une réforme de la procédure pénale ne peut - à juste titre - que susciter l'inquiétude, sinon la lassitude. Les réformes succèdent en effet aux réformes à un rythme de plus en plus rapide.
Ce premier constat mérite pourtant d'être dépassé, afin de mesurer le caractère profondément novateur du présent projet de loi.
Il n'était que temps de définir un cadre spécifique pour lutter contre la criminalité et la délinquance organisées. Jusqu'à présent en effet, la France ne s'est dotée en cette matière que de règles parcellaires, souvent pour répondre à une actualité immédiate. Ainsi, en 2001, le législateur a prévu, en réaction aux attentats du 11 septembre survenus aux Etats-Unis, l'introduction dans notre droit de quelques mesures destinées à renforcer la lutte contre le terrorisme.
Or, la criminalité organisée présente avec les formes traditionnelles de criminalité une différence qui n'est pas seulement de degré mais surtout de nature. Complexe et transnationale, elle ne peut être combattue avec les instruments procéduraux issus du code d'instruction criminelle.
Le mérite du présent projet de loi est de proposer un cadre global pour lutter contre une forme de criminalité particulièrement difficile à appréhender, mais qui porte gravement atteinte au fonctionnement des sociétés démocratiques.
Les moyens d'enquête créés ou étendus par le projet de loi existent déjà depuis bien longtemps chez nos partenaires européens ou dans d'autres démocraties.
Ce projet de loi marque également une prise de conscience de la nécessité du renforcement de la coopération judiciaire européenne et internationale pour faire face à une criminalité de plus en plus souvent transnationale. L'insertion dans notre droit de dispositions nécessaires au fonctionnement d'Eurojust et à la mise en oeuvre des équipes communes d'enquête est particulièrement bienvenue.
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Votre commission ne peut que se féliciter de voir un grand nombre de propositions formulées par le Sénat au cours des dernières années enfin mises en oeuvre. Dès l'adoption de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes, notre ancien collègue, M. Charles Jolibois, rapporteur de ce texte, avait souhaité que le renforcement des droits de la défense soit accompagné d'un renforcement des moyens d'investigation.
Le présent projet de loi ne remet en cause aucune des dispositions de la loi sur la présomption d'innocence issues des travaux du Sénat, qu'il s'agisse de l'appel en matière criminelle, de la juridictionnalisation des libérations conditionnelles, ou de l'extension du statut du témoin assisté.
Il convient en outre de noter qu'après l'adoption du projet de loi, l'ensemble des propositions formulées par notre excellent collègue, M. Hubert Haenel, dans sa proposition de loi visant à adapter les dispositions de la loi sur la présomption d'innocence, aura été mis en oeuvre.
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Votre commission a souhaité préparer de manière particulièrement approfondie l'examen du présent projet de loi par le Sénat, compte tenu de l'importance des évolutions qu'il tend à mettre en oeuvre. Votre rapporteur a donc entendu un grand nombre de personnalités. Accompagné de plusieurs de ses collègues, il s'est rendu dans quatre juridictions de tailles très différentes pour recueillir les réactions des acteurs de la procédure pénale ainsi qu'à Rome et à Washington, afin d'étudier les dispositifs relatifs aux « repentis » et les procédures de plaider coupable mis en oeuvre par l'Italie et les Etats-Unis.
La commission des Finances du Sénat s'est également saisie pour avis du présent projet de loi.
Après avoir évoqué successivement les dispositions du projet de loi relatives aux nouvelles formes de criminalité et à la modernisation de la procédure pénale, votre rapporteur présentera les améliorations proposées par votre commission des Lois.
I. LA MISE EN oeUVRE DE RÉPONSES SPÉCIFIQUES AUX NOUVELLES FORMES DE DÉLINQUANCE ET DE CRIMINALITÉ
Le projet de loi tend à apporter des réponses novatrices aux nouvelles formes de criminalité et de délinquance.
A. LA CRIMINALITÉ ET LA DÉLINQUANCE ORGANISÉES
Face à la criminalité organisée, notre législation est à la fois incomplète et peu cohérente . Pour la première fois, un projet de loi tend à appréhender la criminalité organisée en tant que telle sans se focaliser sur l'une ou l'autre de ses manifestations.
Ainsi, le texte, dans son article premier , vise à cerner le champ de la criminalité organisée, en distinguant deux catégories d'infractions (article 706-73 du nouveau code de procédure pénale) :
- les formes les plus graves de criminalité et de délinquance organisées, qui sont pour l'essentiel des atteintes à la personne, telles que l'assassinat en bande organisée, les tortures et actes de barbarie en bande organisée, les trafics de stupéfiants, les enlèvements et séquestrations, le proxénétisme ou la traite des êtres humains, les actes de terrorisme, enfin les associations de malfaiteurs en vue de commettre ces infractions (article 706-73 nouveau du code de procédure pénale) ; l'Assemblée nationale a complété cette liste pour mentionner également le blanchiment et le recel ainsi que l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers d'un étranger commise en bande organisée ;
- les infractions aggravées par la circonstance de bande organisée ainsi que les formes classiques d'associations de malfaiteurs (article 706-74 nouveau du code de procédure pénale).
La circonstance aggravante de bande organisée serait corrélativement étendue à de nouvelles infractions pour lesquelles elle n'est pas prévue aujourd'hui : assassinat, actes de torture et de barbarie, corruption de mineurs, diffusion d'images pornographiques de mineurs, évasion, délits en matière de trafic d'armes.
Pour répondre à la criminalité organisée ainsi définie, le projet de loi tend à mettre en oeuvre de nouveaux moyens d'investigation . Tandis que certains de ces instruments seraient réservés aux formes les plus graves de criminalité organisée, les autres seraient applicables à l'ensemble des infractions qui viennent d'être énumérées. Parmi ces instruments figurent en particulier :
- l'infiltration (articles 706-81 à 706-87 nouveaux du code de procédure pénale) : cantonnée aujourd'hui au trafic de stupéfiants, l'infiltration de réseaux criminels par des officiers ou agents de police judiciaire -dans des conditions strictement encadrées- serait désormais possible pour les formes les plus graves de criminalité organisée. Alors que le projet de loi initial prévoyait qu'aucune condamnation ne pouvait être prononcée sur le seul fondement de déclarations d'agents infiltrés conservant leur anonymat, l'Assemblée nationale a supprimé cette disposition ;
- un régime spécifique de garde à vue (article 706-88 nouveau du code de procédure pénale) : des prolongations de garde à vue, au delà des quarante-huit heures prévues par le droit commun, seraient désormais possibles en matière de criminalité organisée, la durée de la garde à vue pouvant alors atteindre quatre-vingt seize heures comme le prévoit déjà le droit en vigueur en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants. Dans un tel cas, la personne concernée pourrait en principe s'entretenir avec un avocat toutes les vingt-quatre heures. L'Assemblée nationale a cependant proposé de repousser à la soixante-douzième heure de garde à vue - comme en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants - la première intervention de l'avocat dans certaines matières où cette intervention est aujourd'hui prévue à la trente-sixième heure ;
- un régime spécifique de perquisitions (articles 706-89 à 706-95 nouveaux du code de procédure pénale), afin de faciliter les perquisitions de nuit et les perquisitions en enquête préliminaire pour les formes les plus graves de criminalité organisée ;
- la possibilité pour le juge des libertés et de la détention d'autoriser, pour des durées très courtes, des interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications au cours de l'enquête de flagrance ou de l'enquête préliminaire (article 706-96 nouveau du code de procédure pénale) ;
- l'installation de micros et de caméras dans certains véhicules ou locaux d'habitation , qui ne figurait pas dans le projet de loi initial mais y a été insérée par l'Assemblée nationale (articles 706-97 à 706-97-2 nouveaux du code de procédure pénale) ;
- l'extension à de nouvelles infractions des dispositions relatives aux « repentis » qui permettent à des personnes ayant commis ou tenté de commettre des infractions de bénéficier de réductions ou d'exemptions de peine si elles apportent leur concours à la justice ( article 3 ). Déjà prévu en matière de trafic de stupéfiants, d'actes de terrorisme, d'association de malfaiteurs et de fausse monnaie, ce dispositif s'appliquerait désormais également aux infractions d'empoisonnement, d'assassinat, de torture et acte de barbarie, de séquestration et enlèvement, de détournement d'avion, de traite des êtres humains, de proxénétisme, de vol en bande organisée, d'extorsion en bande organisée et de trafic d'armes.
L'Assemblée nationale a complété ces dispositions pour prévoir dans la loi, par affectation d'une partie des recettes tirées du produit des amendes et des confiscations prononcées par les juridictions pénales, la possibilité de rémunérer les indicateurs .
Le projet de loi prévoit enfin la création de juridictions interrégionales spécialisées en matière de criminalité et de délinquance organisées, devant bénéficier d'une compétence concurrente de celle des juridictions de droit commun (articles 706-75 à 706-79 nouveaux du code de procédure pénale).
* 1 (86-35 Av J.C).