B. AUDITION DU PROFESSEUR MARC BRODIN, PRÉSIDENT DE LA CONFÉRENCE NATIONALE DE SANTÉ
M. Nicolas ABOUT, président - Professeur Brodin, vous présidez la Conférence nationale de santé, et c'est à ce titre que nous souhaitions vous entendre aujourd'hui. Je vous laisse donc la parole.
Professeur Marc BRODIN - La Conférence nationale de santé a travaillé cette année sur deux espaces. L'un concerne le système de soins proprement dit, alors que le second porte sur les préoccupations prioritaires des régions.
Nous avons fait, à la fin de l'année 2000, le tour des 26 régions françaises pour leur demander quels ont été, au cours des cinq dernières années, leurs thèmes prioritaires et quel serait celui qu'elles retiendraient en premier. Il en ressort plusieurs groupes de réponses :
• un tiers des régions françaises sont préoccupées par des questions de suicides, de dépression et de santé mentale ;
• 3 à 4 régions sont préoccupées par la question de la dépendance des personnes âgées ;
• 3 régions sont préoccupées avant tout par des problèmes de périnatalité.
Les autres thèmes récurrents sont :
• la démographie des problèmes de santé ;
• l'habitat et l'environnement ;
• les accidents et les risques de l'alcoolisme ;
• l'échec scolaire et sa prévention ;
• le thème des maladies transmissibles (particulièrement dans les régions d'outre-mer).
Le rappel de ces thèmes permet de comprendre la distinction entre la prévention s'exerçant dans le système de soins et celle qui doit se développer avant l'entrée dans le système de soins. Ainsi, évoquer la prévention des accidents de la circulation renvoie à des axes de préoccupation tels que l'alcool distribué dans les maisons de jeunes, les toxicomanies, la prise de tranquillisants, etc., alors qu'au contraire la vaccination et le dépistage sont des éléments qui impliquent directement le système de soins.
La France est en retard en matière de prévention en amont du système de soins. Quand un Français ou une Française a atteint l'âge de 65 ans, son espérance de vie est la plus longue d'Europe, alors qu'en deçà elle est une des moins bonnes. Ce fait s'explique par l'inégalité selon les âges ou le sexe, selon les espaces géographiques, selon les situations sociales et professionnelles des familles. L'ensemble de ces facteurs conduit à ce qu'un jeune de moins de 25 ans ait deux fois plus de chance de mourir en France qu'en Suède ou en Angleterre.
Lorsque l'on sollicite les associations familiales et les réseaux d'usagers et de consommateurs, comme cela a été le cas lors des états généraux de la santé, il s'avère que la prévention les préoccupe davantage que la qualité du système de soins.
C'est la Conférence nationale de santé qui a introduit, en collaboration avec le Haut comité de la santé publique, le débat sur le panier de biens et services (le panier de soins) et la question de l'harmonisation européenne. Parmi les préoccupations du système de soins qui concernent aussi les régions, on trouve la démographie de l'ensemble des professionnels de santé, les questions d'aménagement du territoire ainsi que la problématique de l'aléa thérapeutique et les sujets qui tournent autour des systèmes d'information, de la communication et de la confidentialité. N'oublions pas que les professionnels français ont une propension à mettre l'accent sur les questions de sécurité des soins, plutôt que sur la prévention en dehors du système de soins.
M. Francis GIRAUD, rapporteur - Le projet de loi qui nous est soumis apporte quelques bouleversements, à mon avis trop timides, à l'organisation de la santé en France. La Conférence nationale de santé que vous présidez avait une place à côté du Haut comité de la santé publique, de la Direction générale de la santé et de multiples agences, mais il semble que les articles du projet de loi introduisent des modifications substantielles dans les missions de ces différentes structures. Comment percevez-vous, dans le futur, une fois adopté ce projet de loi, la place de la Conférence nationale de santé ? En effet, depuis 1996, votre organisme devait rendre un rapport afin d'éclairer les choix retenus par le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Or, selon l'article 24 du présent projet de loi, le Gouvernement rédigerait désormais chaque année un rapport sur lequel se prononcerait la Conférence par la voie d'un avis. Entre la fonction d'expertise, désormais du ressort du Gouvernement, et la fonction de débat du Parlement, que reste-t-il à la Conférence nationale de santé ?
Professeur Marc BRODIN - Le Haut comité de santé publique, ou l'institution qui prendrait la relève, est chargé de mobiliser l'expertise, ce qui constitue un réel progrès. Le rôle de la Conférence nationale de santé, tel qu'il se dessine au terme de ses six premières réunions, consiste à mener le débat professionnel. En effet, les 78 membres sont pour un quart des professionnels hospitaliers, pour un quart des libéraux, pour un tiers des représentants des régions, et pour 20 % des personnes dites qualifiées qui représentent plutôt le monde de la santé publique et le monde des associations familiales. L'apport de la Conférence nationale de santé a donc consisté à relire les travaux d'experts pour essayer d'en voir les adaptations dans le système de soins proprement dit et d'adopter un point de vue consensuel à leur propos. Cette année par exemple, des travaux ont concerné la démographie médicale et l'aménagement du territoire et nous avons dégagé des consensus autour de la question des rémunérations, des évolutions de carrière et des passerelles entre professionnels.
Il est proposé dans le projet de loi d'ajouter des groupes professionnels jusque-là absents du débat, à l'instar des industriels, des financeurs et des représentants explicites de la société civile.
M. Francis GIRAUD, rapporteur - Vous étiez venu devant la commission des Affaires sociales le 16 octobre. Vous aviez déclaré à cette occasion que les textes réglementaires devaient préciser les moyens humains et financiers mis en oeuvre, la place réservée aux usagers au sein de la Conférence nationale de santé, ainsi que l'implication éventuelle d'autres ministères que celui de la santé. Pouvez-vous nous en dire davantage aujourd'hui ?
Professeur Marc BRODIN - Nous sommes, dans ce pays, très doués pour créer des institutions dépourvues de moyens. Il est évident que si une institution fait appel à des usagers en imposant « de fait » des prélèvements sur le budget familial, leur participation sera extrêmement gênée. Le texte stipule que la future Conférence nationale de santé devra donner un avis sur le programme annuel du Gouvernement, sans pour autant remettre en question les missions qui lui étaient précédemment confiées. Il en résulte un problème de moyens, puisque le budget dont dispose notre institution se limite à une ligne budgétaire de 300.000 francs, c'est-à-dire juste ce qu'il faut pour organiser une conférence annuelle de trois jours. Si cette faiblesse financière devait persister, l'autonomie de projet et de saisine de la Conférence nationale de santé n'existerait pas dans les faits.
La question de l'implication des autres ministères se pose parce que les préoccupations nationales exprimées cette année concernent à la fois le ministère des transports, le ministère de l'éducation et le ministère du logement. Il convient donc d'impliquer ces derniers, comme cela se pratique dans d'autres pays européens. Dans la mesure où toute politique publique envisagée à l'échelle européenne doit désormais être appréhendée à la lumière de ses conséquences sur la santé, il est dommage que la Conférence nationale de santé ne soit pas organisée dans cette optique.
M. Francis GIRAUD, rapporteur - Il est prévu, dans la future organisation de la politique de la santé, de donner un horizon pluriannuel aux priorités de santé publique. Qui déciderait ? Le ministre, le Parlement ou des comités d'expertises ? De quelle manière pensez-vous qu'il serait approprié de définir cette politique pluriannuelle ? Quel serait le rôle de votre organisme dans ce processus ?
Professeur Marc BRODIN - La Conférence nationale de santé peut intervenir dans la définition d'un horizon pluriannuel en donnant le point de vue des professionnels sur la mise en oeuvre des politiques publiques. Si l'on se place à l'échelle européenne, ce sont les pays beveridgiens qui ont des politiques publiques, dans le domaine de la prévention, relativement efficaces, plutôt que les pays bismarkiens qui, eux, sont globalement plus performants dans l'offre de soins. La synthèse des deux cultures s'observe par exemple dans des pays tels que les Pays-Bas, dans la mesure où leurs ressortissants acceptent la notion de programmation par objectifs et de rigueur normative, alors que le système d'offre de soins est entièrement privatisé, dans un cadre de réglementation toutefois assez fort.
Les responsables de soins des services cliniques ou universitaires se donnent des objectifs, par exemple en évaluant l'efficacité des traitements contre le cancer grâce à la mesure de la demi-vie. En revanche, on ne se fixe pas d'objectif dans le domaine de la santé publique, en dehors de quelques disciplines comme la périnatalité. Il y a peu de chances de réaliser des programmes pluriannuels si l'on ne se fixe pas d'intentions explicites. Nous avons démontré sur certains sujets que nous étions capables d'ambitions de longues durée, reste à savoir si nous le voulons vraiment. La vie des régions et les programmes régionaux de santé montrent déjà que des plans d'une durée de quatre années en moyenne sont concevables.
M. Gérard DERIOT, rapporteur - Le titre II du projet de loi est consacré à la qualité du système de santé. Or vous avez regretté, lors de votre venue dans notre commission en octobre dernier, l'absence d'une véritable réflexion sur les liens qui devraient unir les problématiques de santé et l'organisation du système de santé. Considérez-vous que ce projet de loi apporte une première réponse à votre préoccupation?
Professeur Marc BRODIN - Cela dépend des domaines considérés. Je répondrai par l'affirmative au sujet de l'aléa thérapeutique, des compétences professionnelles ou du fonctionnement en réseau, c'est-à-dire la capacité à allier des libéraux et des institutions dans un projet commun. Je suis en revanche moins satisfait de constater l'absence de solutions cohérentes apportées aux problèmes soulevés au sein du système de soins proprement dit au cours de ces derniers mois. Les Français excellent lorsqu'il s'agit d'établir des constats ou d'affiner des diagnostics, à l'aide d'outils abondants de connaissances clinique et épidémiologique (les agences). Nous n'avons toujours pas d'espace crédible de réflexion sur les liens entre ces connaissances et l'organisation du système de soins, alors que des institutions et des organismes de recherche de cette nature existent à l'étranger.
Par exemple, j'ajoute qu'il est démontré en Europe, depuis quinze ou vingt ans, que, dans les pays qui régulent la prescription d'antibiotiques en pratique libérale le taux de résistance aux antibiotiques est de 4 à 5 %, alors que dans les pays où cette régulation n'existe pas, comme en France, ce taux atteint entre 35 et 40 %. On le constate, nous disposons déjà des connaissances et des diagnostics qui pourraient nous permettre d'avancer. Nous n'en tenons pas compte.
M. Gérard DERIOT, rapporteur - Il s'agit là encore une fois d'une question de volonté politique. Que vous inspire la création de l'Institut national de prévention et de promotion de la santé ? Personnellement, le terme de « promotion de la santé » ne me paraît pas tout à fait adapté, puisque l'on ignore l'objet précis de celle-ci.
Professeur Marc BRODIN - Mon prédécesseur, le professeur François de Paillerets vous a expliqué qu'il était confronté au fait anormal, qu'une association selon la loi de 1901 gère 250 millions de francs de subvention publiques. La création d'une agence vise à corriger cette situation juridique. Dans la mesure où la question de la prévention en France se joue d'abord en dehors du système de soins, il serait dommage de créer une structure dont le champ d'expertise commence seulement par le dépistage. Par exemple, nous sommes trop peu attentifs à la relation existant entre les milliers handicapés de la route chaque année et les conséquences en termes de vie hospitalière, d'orthopédie ou de chirurgie. La création d'une agence de prévention ne fera donc qu'entériner cette dichotomie entre la prévention et le système de soins.
Les agences françaises n'ont pas vraiment leur équivalent à l'étranger. Certaines se consacrent plutôt à de la production d'informations et à du conseil, à l'image de l'Institut de veille sanitaire, alors que d'autres sont opérationnelles, à l'instar de l'Agence des produits de santé. Voulons-nous une agence qui puisse conduire des politiques publiques déterminées au nom du besoin de la population et de la rentabilité collective ou voulons-nous une agence qui introduise des politiques de prévention axées uniquement sur les notions de gain de chances ou de perte de chances des individus ? Dans ce dernier cas, il n'y aura pas de politique publique de prévention votre, conduite par l'Etat. Le vrai débat consiste donc à savoir si nous voulons. ou non une agence qui s'intéresse réellement à la prévention au-delà de la forme. Pour ce faire, il nous faut définir les valeurs au nom desquelles nous allons pouvoir promouvoir des politiques publiques de prévention. Je rappelle à cet égard qu'il n'existe plus de politique publique de prévention imposée depuis l'affaire de l'hépatite, et je ne pense pas qu'il en existera de nouvelle dans le climat éthique et philosophique européen actuel, puisque celui-ci privilégie le marché sur l'Etat, la logique individuelle sur la logique collective et plutôt la notion juridique de chance ou de malchance sur la rentabilité globale.
Je souligne enfin qu'il y a une forme de concurrence entre le rôle du ministère de la santé et celui de la future Agence de prévention, cette dernière présentant l'avantage de pouvoir aborder les problèmes en associant l'action de plusieurs ministères.
M. Gérard DERIOT, rapporteur - Le projet de loi tient-il compte, à votre avis, des propositions de la Conférence nationale de santé au sujet des réseaux de santé et de leur financement ?
Professeur Marc BRODIN - Je répondrai plutôt par l'affirmative à cette question. Bien que la Conférence nationale de santé ne se soit pas prononcée formellement sur les outils juridiques prévus, nous souhaitions notamment qu'existe une interface entre les professions libérales et les institutions publiques ou privées. Dans cette optique, la création d'institutions encourageant ces différentes entités juridiques à coopérer ensemble, en essayant d'organiser les libéraux entre eux et de prévoir la mise en commun des plateaux techniques, ne peut qu'être bien accueillie. Il reste toutefois un point à préciser, c'est celui de la gestion du capital et de l'investissement, car le mouvement coopératif maîtrise souvent mal ce domaine.
M. Jean-Louis LORRAIN, rapporteur - Dans votre propos liminaire, vous avez posé le problème de la sécurité des soins et évoqué un débat au sein de votre organisme sur les aléas thérapeutiques. Ne craignez-vous pas une absence d'implication dans ce domaine des universitaires, des hospitaliers ou des médecins libéraux ?
Professeur Marc BRODIN - A mon sens, la loi vise à faire converger le secteur privé vers le secteur public en matière de sécurité des soins. Dans le secteur public en effet, en dehors des situations où serait démontrée une faute professionnelle explicite, c'est la responsabilité morale de l'institution qui est mise en oeuvre, en puisant dans le budget de l'assurance maladie, alors que dans le secteur privé ce sont des assurances privées qui interviennent, que ce soit à titre professionnel ou institutionnel, à titre individuel ou collectif ; c'est cela qui suscite les débats actuels.
S'agissant de l'implication des professionnels salariés des institutions dans cette démarche, elle porte plutôt sur la qualité des processus de soins dans les établissements publics : le secteur privé se focalise sur la question des assurances et de la gestion des risques.
M. Gilbert BARBIER - Vous avez écrit, dans le rapport que vous avez publié au printemps, qu'il y avait trop de médecins dans notre pays, en particulier dans un secteur comme la psychiatrie. Comment entendez-vous proposer une régulation dans ce domaine ? Faut-il réduire le numerus clausus ? Faut-il arrêter de valider les médecins étrangers ?
Pensez-vous par ailleurs que l'échelon régional est pertinent pour élaborer des programmes de prévention ? Ne faut-il pas envisager des actions interrégionales ?
Professeur Marc BRODIN - Il ne me semblait pas avoir écrit qu'il y avait trop de médecins en France. En fait, La Conférence nationale de santé ne s'est pas prononcée sur l'effectif global des médecins en France. Cela dit, si nous voulons rester au seuil actuel observé dans les départements les moins bien dotés, il nous faut former 5.000 médecins par an dès aujourd'hui. Si nous voulons en revanche garder l'effectif actuel, soit en moyenne 300 médecins pour 100.000 habitants, voire 330 médecins pour 100.000 habitants si l'on tient compte de l'Ile-de-France et de la Picardie, il faut faire rentrer dès cette année 7.500 médecins dans les écoles de médecine.
Outre ce constat sur les effectifs, la Conférence nationale de santé s'est penchée sur l'aspect qualitatif, en rappelant tout d'abord que ce ne sont pas les 53 spécialités enregistrées au Conseil national de l'Ordre des médecins qui posent problème, mais seulement 6 ou 7 d'entre elles. Ainsi, la France dispose-t-elle, à l'échelle européenne, de l'effectif le plus élevé de psychiatres. De même, c'est nous qui avons une des plus importantes prescriptions de tranquillisants d'Europe. La Conférence rappelle, qu'au-delà des exemples de la pédiatrie, de la gynéco-obstétrique ou de l'ophtalmologie, c'est d'abord la chirurgie qui, à terme, pose le plus de problèmes. Nous regrettons qu'on ne précise pas les différents types de prestations et de plateaux techniques que l'on estime devoir proposer à terme, dans ce domaine, à la population des villes de 100.000 habitants environ. Une chose est sûre, on ne forme plus dans les CHU les chirurgiens généralistes d'autrefois.
Chacune des cinq ou six spécialités connaît des difficultés spécifiques. En matière d'anesthésie, nous avons des politiques de prévention, consistant par exemple à imposer une rencontre avec un anesthésiste une semaine avant tout acte chirurgical, ce qui représente plusieurs millions d'actes d'une durée minimum de 10 minutes, ce qui suppose la mobilisation d'un nombre considérable d'anesthésistes. Or, malgré l'ampleur de ce programme, il n'est prévu aucune évaluation de cette politique publique. On comprend dans ces conditions que nous manquions d'anesthésistes.
Concernant la régionalisation, vous savez comme moi que l'harmonisation européenne ne se fait pas au niveau des Etats, mais des régions et parfois même des régions transfrontalières. Face à cela nos régions françaises, qui comptent entre 400.000 et 12 millions d'habitants, paraissent en net surnombre. Il reste que l'on peut tout à fait mener des politiques de prévention à l'échelon régional ou interrégional. A cet égard, un des effets bénéfiques des conférences régionales de la santé réside dans la mobilisation des énergies autour de projets spécifiques permettant de déboucher sur des programmes avec une gestion par objectif.