II. LES FRAIS DE JUSTICE ET L'AIDE JURIDIQUE
Depuis quelques années, les dépenses afférentes aux frais de justice et à l'aide juridique augmentent de manière préoccupante et gonflent artificiellement le montant des crédits alloués aux services judiciaires, au détriment du fonctionnement des juridictions dont les ressources tendent à s'amenuiser.
Entre 1988 et 1994, le coût moyen d'une affaire en frais de justice est ainsi passé de 688 francs à 1.030 francs. Ainsi que le Garde des Sceaux le déclarait lors de son audition par la commission des Lois, le 14 novembre dernier, « la dynamique de cette dépense -dont l'objet n'est pas contestable- ne laisse pas d'inquiéter ».
La même observation peut être faite à propos de l'aide juridique dont l'évolution est en outre aggravée par les conséquences des difficultés économiques dune part croissante de la population.
A. LES FRAIS DE JUSTICE
1. Le constat
a) Une évolution globale préoccupante
Les dotations inscrites en loi de finances initiale, au titre des frais de justice, sur le chapitre 37-11, sont passées, en francs courants, de 636 millions de francs en 1988 à 1,409 milliard de francs en 1996, soit une progression de 121 % en 8 ans. Cette progression est deux fois supérieure à celle du budget de la justice sur la même période (+ 58 %) et près de six fois supérieure à la hausse des prix (+ 22 %).
La progression la plus forte est concentrée sur la période 1992-1996 et les prévisions initiales ayant été insuffisantes, il a fallu, lors des cinq derniers exercices, procéder à des ajustements pour suivre l'évolution des dépenses en raison, principalement, des retards de paiement à France Telecom en 1995 et de la suppression de la franchise postale en 1996.
A partir de 1994 toutefois, le rythme de progression de la dépense s'infléchit : son taux de croissance passe en effet de 16,3 % en 1993 à 12,3 % en 1994 et 5,7 % en 1995. Pour 1996, la Chancellerie estime que, compte tenu de la charge nouvelle résultant de la suppression de la franchise postale, la dépense devrait progresser de 6,1 %.
ÉVOLUTION DE LA DÉPENSE DES FRAIS DE JUSTICE
entre décembre 1988 et décembre 1995
ÉVOLUTION DES FRAIS DE JUSTICE PÉNALE
entre décembre 1988 et décembre 1995
STRUCTURE DES FRAIS DE JUSTICE PÉNALE (au 31/12/1995)
b) Des évolutions différenciées selon la nature des frais
L'augmentation de la dépense est liée à certaines réformes législatives ainsi qu'au renforcement des exigences en matière de preuves ou d'individualisation des sanctions.
Les frais de justice pénale représentent 68 % de la dépense, les frais de justice civile 19 % et les frais de justice commerciale 11 %.
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Les frais pénaux
Les frais pénaux ont augmenté de 92 % entre 1988 et 1995, et, si une décélération peut être constatée depuis 1994, l'évolution de la dépense varie en fait considérablement selon la nature des frais.
Elle résulte en effet principalement de l'augmentation des dépenses liées aux enquêtes, au contrôle judiciaire et à la médiation, des réquisitions à France Telecom et de la location du matériel d'interception pour les écoutes téléphoniques, enfin du gardiennage des scellés. S'y ajoutent, mais dans une moindre mesure, des dépenses d'expertises, les frais avec ordonnancement et les frais postaux (voir graphique reproduit à la page précédente).
L'augmentation des frais d'enquête, de contrôle judiciaire et de médiation résulte de la loi n° 89-461 du 6 juillet 1989, qui a accru le recours aux enquêtes, des lois du 4 janvier 1993 et du 24 août 1993, qui ont institutionnalisé la médiation pénale, et du décret du 4 novembre 1992, qui a augmenté les tarifs des prestations exécutées par des associations conventionnées.
La hausse des dépenses correspondant aux réquisitions à France Telecom est imputable à trois facteurs :
- la facturation systématique de prestations qui étaient gratuites avant le changement de statut de l'entreprise,
- une très forte majoration des tarifs commerciaux sur lesquels ont été alignés les tarifs de la plupart des prestations assurées en exécution des réquisitions judiciaires,
- une progression continue du volume des prestations, notamment des interceptions téléphoniques.
Il apparaît en effet que le plafonnement à 2.000 du nombre des écoutes administratives, dites interceptions de sécurité, en application de l'article 5 de la loi n° 91-646 relative au secret des correspondances émises par voie de télécommunications, s'est traduit par un développement des écoutes judiciaires. La négociation avec France Telecom d'une nouvelle convention a toutefois permis au ministère de la justice d'obtenir une réduction moyenne des tarifs de l'ordre de 30 %.
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Les frais civils
Les frais civils sont constitués à hauteur de 56 % par des frais postaux. S'y ajoutent, pour 18 %, les frais d'enquête sociale et, pour 17 %, les frais de tutelle.
Pour l'essentiel, la progression des dépenses résulte de l'augmentation des tarifs postaux et des recours aux lettres recommandées avec demandes d'avis de réception imposés par la loi pour le traitement du surendettement et les procédures civiles d'exécution.
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Les frais commerciaux
Après plusieurs années de croissance soutenue (+ 359 % entre 1988 et 1995), les frais commerciaux se sont stabilisés en 1995 mais dès le début de l'année 1996, les ouvertures de procédures collectives recommençant à croître modérément, les frais commerciaux ont repris leur hausse (+ 15 % sur le premier semestre).
c) Des profils de dépenses très différenciés
D'un ressort de cour d'appel à l'autre, le coût moyen des frais de justice par affaire varie dans une proportion de 1 à 4, l'évolution de ces valeurs sur plusieurs années faisant en outre ressortir une très forte continuité.
D'après l'étude menée par la Chancellerie, trois facteurs semblent déterminants :
- l'émergence d'affaires exceptionnelles générant des frais de justice importants en volume et en valeur,
- la structure du contentieux,
- l'organisation et les pratiques propres à chaque cour d'appel.
Il est en outre possible de dresser, sur les sept dernières années, des profils de gestion qui font apparaître que :
- une cour d'appel sur deux maîtrise les frais de justice pénale, soit de manière continue (les trois quarts), soit de manière relative (une ou deux années de dépassement),
- un quart des cours d'appel passe par des phases d'alternance et de dérive,
- le dernier quart est en situation de dérive, continue ou relative, la valeur moyenne en frais de justice d'une affaire poursuivie continuant de s'accroître à un rythme soutenu sur les deux tiers ou la totalité de la période.
2. Les remèdes
Lors de la présentation au Parlement du projet de loi de finances pour 1996, le Garde des sceaux s'est engagé à faire progresser l'administration de la justice sur la voie d'une évolution mieux maîtrisée de ses dépenses. Il a évoqué notamment à cet égard la nécessité de ralentir le rythme d'augmentation des frais de justice, estimant qu' » un effort de gestion n'était pas incompatible avec le respect de l'indépendance des magistrats, ordonnateurs juridiques des frais de justice ».
a) La mobilisation de la Chancellerie
Depuis longtemps déjà, la Chancellerie s'inquiète de l'évolution des frais de justice.
Après le rapport de la mission de l'inspection générale des finances et de l'inspection des services judiciaires, elle a créé, en 1994, des groupes de travail thématiques pour en mettre en oeuvre les recommandations.
Un premier bilan de ces travaux peut être dressé :
- la signature de la convention avec France Telecom déjà citée, en 1995,
- l'établissement d'une convention pour les locations de matériels d'écoutes téléphoniques,
- l'instauration d'un suivi du gardiennage des pièces à conviction,
- la définition des modalités de participation de la Chancellerie au fonctionnement des laboratoires interrégionaux de police scientifique (LIPS).
Par ailleurs, en avril 1996, le Garde des Sceaux a adressé une circulaire aux chefs de cours leur demandant d'instaurer un suivi des frais de justice par juridiction et fixant à 5 % le taux d'évolution de référence pour les frais pénaux.
b) Des réformes législatives annoncées
Lors de son audition par la commission des Lois, le Garde des Sceaux a précisé qu'un projet de loi portant diverses dispositions d'ordre judiciaire serait très prochainement soumis au Parlement afin de permettre la réalisation d'économies structurelles.
C'est ainsi que l'article 41-1 du code de procédure pénale serait modifié pour réduire de 3 ans à 6 mois, à compter de la décision de classement ou de la décision définitive, le délai de conservation des biens saisis non restitués à leurs propriétaires.
Il est en outre prévu d'élargir les possibilités de remise aux domaines des objets saisis par le juge d'instruction, tout en sauvegardant les droits des propriétaires (article 99 du code de procédure pénale).
Le projet de loi modifierait par ailleurs la procédure de sanction des constitutions de partie civile abusives en permettant au juge d'instruction de statuer sur le prononcé de l'amende civile dans le cadre de l'ordonnance de non-lieu avec une possibilité de recours devant la chambre d'accusation statuant en formation collégiale (article 91 du code de procédure pénale).
Enfin, le projet de loi réduirait les obligations d'envois de lettres recommandées avec demande d'avis de réception pour procéder aux convocations des parties et de leurs conseils ainsi qu'à des notifications. Lors de son audition, le Garde des Sceaux a même évoqué à cet égard le recours à la télécopie.
D'après les estimations de la Chancellerie, ces différentes mesures ainsi qu'une gestion plus rigoureuse par les cours, devraient permettre de cantonner l'augmentation des frais de justice en 1997 à 1,5 % pour les frais pénaux, 2,8 % pour les frais civils et 12 % pour les frais commerciaux (en raison de l'accroissement du nombre des procédures collectives).
Au total, la dotation initiale pour 1997 progresserait donc encore de 7,84 % (y compris l'incidence de la suppression de la franchise postale).
c) Les limites de l'exercice
La progression des frais, de justice tient, on l'a vu, à plusieurs facteurs. Elle est en outre d'autant plus difficilement contrôlable que les prescripteurs en la matière sont les juges et qu'il n'est pas concevable que la mise en oeuvre de leurs missions soit affectée par des considérations de gestion. Ainsi que le Garde des Sceaux le rappelait lors de son audition, « il ne faut pas que la gestion empiète sur la justice car celle-ci n'est pas un service public comme un autre ».
C'est d'ailleurs pour ce motif que les crédits du chapitre 37-61 sont évaluatifs et majoritairement sans ordonnancement. Autrement dit, les abondements nécessaires sont apportés en cours d'exercice.
Reste que les magistrats sont incités par les chefs de cours à ne pas multiplier les frais et ce d'autant que leur coût est toujours plus élevé. C'est ainsi que le développement de la téléphonie mobile risque d'alourdir encore la charge des écoutes téléphoniques.
On relèvera, par ailleurs, le risque de grignotage progressif des crédits attribués aux services judiciaires, le ministère de l'économie et des finances ayant fait savoir que dorénavant tout dépassement de la dotation initiale serait gagé pour moitié sur une réduction des frais de fonctionnement des juridictions 9 ( * ) .
* 9 Voir audition du Garde des Sceaux reproduite au bulletin des commissions n°7 du 16-11-1996.