B. LA PROCURATION ENTIÈREMENT DÉMATÉRIALISÉE : TRANSFORMER L'ESSAI À L'APPROCHE DES ÉLECTIONS MUNICIPALES DE 2026

L'identité numérique trouve une de ses applications majeures dans la dématérialisation complète des procurations de vote.

Le dispositif a été inauguré lors des élections européennes du 9 juin 202414(*), avant d'être reconduit pour les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 202415(*). Il a permis aux électeurs d'établir une procuration sans déplacement physique dans un commissariat de police, une brigade de gendarmerie ou un tribunal, sous réserve :

· de posséder une carte nationale d'identité électronique (CNIe) ;

· d'avoir fait certifier son identité numérique auprès d'une mairie volontaire équipée pour cette démarche.

Lors des élections européennes, 15 159 procurations entièrement dématérialisées ont été établies. Ce chiffre a significativement augmenté pour les élections législatives, atteignant 86 845 procurations, soit 3,31 % de l'ensemble des procurations enregistrées pour ces scrutins. Dès lors, un total de 102 004 procurations a été établi grâce à une identité numérique certifiée sur l'année 2024.

Cette montée en puissance, malgré des conditions d'accès qui tendaient a priori à limiter l'usage à un nombre réduit de concitoyens, met en lumière une forte attente des citoyens à l'égard de ce type de dispositif, alors que la procédure traditionnelle d'établissement d'une procuration est fréquemment perçue comme fastidieuse.

Pour les services de l'État, la suppression d'une vérification de l'identité par une autorité habilitée pourrait permettre 3,8 millions d'euros d'économies entre 2024 et 2028, correspondant à 98 125 heures de travail, soit 61,33 équivalents temps plein16(*). D'autres coûts annexes, tels que les économies liées à l'envoi postal ou au traitement administratif dans les mairies, restent, par ailleurs, à évaluer.

En outre, la dématérialisation totale des procurations contribue, tout comme la dématérialisation partielle introduite par la téléprocédure « Maprocuration », à réduire les dysfonctionnements liés au traitement des procurations papier, qui représentaient encore 25 % des procurations de vote établies en 2024. Actuellement, les procurations sous format papier doivent être transmises par courrier recommandé à la commune, une procédure rendue d'autant plus fragile depuis l'allongement en 2023 des délais de distribution postale. Ces retards peuvent empêcher l'enregistrement des procurations papiers par les mairies dans les temps impartis, compromettant ainsi leur validité et la sécurité juridique du scrutin17(*).

1. Une démarche reposant sur une certification de l'identité numérique, répondant aux exigences de sécurité les plus élevées.

Du fait de la sensibilité de l'opération, l'établissement d'une procuration entièrement dématérialisée nécessite de faire certifier en mairie l'identité numérique établie avec l'application France Identité. Concrètement, cette certification consiste en une comparaison par un agent municipal des empreintes du demandeur avec celles contenues dans le titre.

La mise en oeuvre de cette certification a mobilisé un partenariat étroit entre les préfectures et les communes. En novembre 2023, trois départements pilotes (Hauts-de-Seine, Eure-et-Loir et Rhône) ont pu expérimenter le fonctionnement de la procédure de certification en mairie, avant généralisation en février 2024. À ce jour, plus de 1 700 mairies proposent, sur la base du volontariat, ce service de certification de l'identité numérique. Elles représentent 50 % des communes dotées d'un dispositif de recueil.

Au cours d'une audition de la municipalité de Boulogne-Billancourt et de déplacements dans le Rhône et l'Eure-et-Loir, la rapporteure a pu constater et souhaite saluer l'engagement remarquable des mairies pour la mise à disposition de ce nouveau service à leurs administrés. Cette motivation a permis d'atteindre des résultats largement supérieurs aux objectifs initiaux, qui prévoyaient de couvrir les dix plus grandes villes de France et trois communes par département.

Pour les communes, la procédure de certification présente l'avantage d'être rapide à réaliser, nécessitant deux à cinq minutes, et de s'appuyer sur les équipements existants de prise d'empreintes.

Conformément au décret n° 2024-792 du 12 juillet 2024, le financement de l'acte a été intégré au calcul de la dotation pour les titres sécurisés, composée d'un forfait fixe par dispositif de recueil et d'une part variable liée au nombre de demandes de titres enregistrées par station. Chaque certification numérique compte pour 10 % d'une demande classique de passeport ou de CNI. Pour autant, les trente communes consultées soulignent que ce modèle ne prend pas en compte le temps nécessaire d'explication du dispositif aux usagers. En effet, si la démarche technique ne dépasse généralement pas quelques minutes, une grande partie des usagers se présentent en mairie sans avoir téléchargé l'application ni effectué les démarches préalables, ce qui impose un temps d'assistance supplémentaire de la part des agents municipaux. L'AMF déplore ainsi un financement « déséquilibré » au détriment des mairies volontaires.

Les communes interrogées ont, pour autant, relevé un dialogue fluide avec les services préfectoraux et un bon accompagnement de la part de France Titres. La phase expérimentale, achevée en février 2024, a permis à l'agence de former les agents municipaux sur place. Depuis la généralisation, des webinaires et des kits de déploiement ont été mis à disposition des mairies.

Seuls des incidents mineurs ont été observés par les communes et les préfectures entendues, liées principalement à une mauvaise compréhension du processus par certains usagers qui tentaient d'établir une procuration avant la validation de la certification.

Au 29 octobre 2024, 173 421 certifications d'identité numérique ont été réalisées, avec une augmentation de 59 % sur les quatre derniers mois. Ces chiffres illustrent la montée en puissance du dispositif, bien qu'il reste, à ce stade, limité dans son utilisation concrète en dehors de la gestion des procurations. La rapporteure recommande de renforcer les usages associés à cette certification afin d'en accroître la popularité. Ce dispositif pourrait devenir le socle de nombreuses démarches administratives sensibles, notamment dans le cadre du développement de FranceConnect+, dont la connexion via un compte France Identité certifié est possible depuis juillet 2024.

2. Un recours à la procuration dématérialisée qui ne peut que s'amplifier

Fort de la réussite des expérimentations menées lors des élections européennes et législatives, le Gouvernement prévoit une généralisation de la dématérialisation des procurations de vote à l'ensemble des élections, conformément aux engagements pris lors du huitième comité interministériel de la transformation publique du 23 avril 2024.

Cette annonce justifie d'intensifier dès à présent le recours à la certification de son identité numérique, de manière à mieux répartir la charge de travail pour les mairies en amont des élections municipales de 2026. L'année 2025 sera, en ce sens, une période de lissage.

Les représentants des communes rencontrées ont, en effet, unanimement souligné l'existence d'un important « effet élection » sur les demandes de certification de l'identité numérique. À Boulogne-Billancourt, ces demandes ont été plus de 20 fois supérieures en juin 2024 par rapport aux autres mois. Sur les 434 certifications effectuées par la mairie de Caluire-et-Cuire (Rhône, 44 000 habitants), 68 % ont été réalisées en juin.

Évolution des demandes de CNIe et de certification numérique dans la commune de Boulogne-Billancourt entre septembre 2023 et octobre 2024

Source : commission des lois, selon les données de la commune de Boulogne-Billancourt

Pour faciliter une montée en charge progressive, France Titres annonce d'ici 2025 la mise en oeuvre d'une nouvelle procédure tenant à proposer en mairie la certification de l'identité numérique lors de la remise de la CNIe. Cette initiative s'inscrit dans l'objectif ambitieux d'atteindre une dématérialisation de 60 % des procurations d'ici 2028.

Cette transition devra être accompagnée d'une communication continue de France Titres à destination des usagers. Plusieurs communes entendues ont, en effet, souligné l'inconstance de la communication officielle concernant le dispositif de certification, les laissant fréquemment responsables de l'information locale. Pour combler ce manque, la commune de Tremblay-les-Villages (Eure-et-Loir), comptant 2 300 habitants, a indiqué avoir produit elle-même des brochures à destination des nouveaux titulaires de CNIe.

3. La nécessité d'envisager dès à présent les difficultés que poseraient un usage massif

La popularisation de la procuration de vote entièrement dématérialisée ne saurait être pleinement réussie sans des mesures d'encadrement visant à préserver la solennité du vote, à garantir la sincérité du scrutin et à prévenir toute forme de fracture numérique.

· Les facilités offertes par les démarches numériques, bien que salutaires et largement attendues, comportent le risque d'encourager des comportements de dernière minute. Lors des élections législatives de 2024, 600 000 procurations sur les 3,4 millions ont été établies dans les deux jours précédant le scrutin. Ces chiffres, déjà significatifs, reflètent une tendance de nature à s'amplifier avec la possibilité d'établir une procuration en seulement quelques clics.

Les mairies et les préfectures consultées ont unanimement attiré l'attention de la rapporteure sur les difficultés logistiques liées à cet afflux tardif. La gestion des procurations le jour même du scrutin est décrite comme suscitant « un profond inconfort »18(*), source de tensions et de risques d'erreurs dans leur prise en compte. Ces difficultés sont d'autant plus criantes dans les petites communes, au sein desquelles le temps passé à vérifier les procurations et à contacter la préfecture ou les forces de l'ordre mobilise des ressources humaines pourtant limitées. Le représentant de l'AMF, Jean-François Debat, regrettait à raison lors de son audition le passage « d'une rigidité complète de la procédure électorale, caractérisée par l'établissement d'une liste électorale le 31 décembre de l'année précédente, à une quasi-dérégulation, dans le cadre de laquelle les listes sont validées dix jours avant le scrutin et les procurations sont reçues le jour même ».

Plus fondamentalement, la rapporteure tient à insister sur le caractère éminemment solennel du vote, qui ne saurait en aucun cas être réduit à une formalité administrative. Acte civique par excellence, il engage chaque citoyen et constitue le principal vecteur de participation à la vie politique. Dès lors, permettre un usage impulsif de la procuration de vote reviendrait à banaliser un acte qui doit rester réfléchi et pleinement conscient.

Face à ces constats, l'instauration d'un délai limite pour l'établissement des procurations apparaît comme une mesure de bon sens. Elle serait en accord avec les autres exigences temporelles de la procédure électorale, sachant que l'article L. 47 A du code électoral prévoit que la campagne électorale prend fin la veille du scrutin. Un tel délai, fixé au jeudi ou vendredi précédant le vote, contribuerait à la bonne organisation du scrutin en réduisant les risques de dysfonctionnements. De fait, cet encadrement temporel, loin de remettre en cause l'exercice du droit de vote, tendrait au contraire à en assurer le respect dans des conditions optimales.

· Par ailleurs, si la dématérialisation des procurations repose sur une certification renforcée à renouveler tous les cinq ans, elle n'est pas exempte de risques à long terme. L'absence de vérification directe par une autorité habilitée emporte le risque d'apparition de pratiques abusives dans l'utilisation des procurations, notamment en facilitant l'exposition des personnes vulnérables aux pressions de tiers.

Consciente de ce risque, la rapporteure recommande d'inclure systématiquement, dans le courriel de validation de la procuration, une mention rappelant que le mandant conserve l'entière maîtrise de son droit de vote, lui permettant, à ce titre, de l'exercer avant son mandataire le jour du scrutin. Par ailleurs, une analyse approfondie a posteriori des tendances en matière de procurations, par sexe, âge et territoire, permettrait de détecter d'éventuelles anomalies, telles que des procurations systématiques ou des déséquilibres marqués entre certaines catégories de la population.

· Enfin, le développement de la procuration dématérialisée, qui nécessite par ailleurs un téléphone de dernière génération19(*), ne peut être envisagé sans une réflexion sur la fracture numérique.

Les communes qui ont expérimenté la certification numérique ont unanimement souligné les difficultés rencontrées pour intégrer les populations les plus éloignées des outils numériques, souvent les plus précaires, en dépit des efforts de sensibilisation. Les agents municipaux, aujourd'hui en première ligne pour pallier ces inégalités, ne disposent pas toujours des moyens nécessaires pour répondre aux besoins des usagers.

Un effort particulier doit être consenti pour recruter davantage de conseillers numériques, capables d'accompagner les citoyens dans cette transition. Or, la diminution de plus de 50 % du budget dédié aux conseillers numériques France Services prévue dans le projet de loi de finances pour 2025 menace, par sa brutalité, de fragiliser profondément le dispositif.

À plus long terme, une simple « aide au clic », qui ne s'accompagne pas d'une véritable refonte des conditions d'accueil, demeura insuffisante pour assurer un accès effectif au service public. À cet égard, la rapporteure déplore que la généralisation d'un dispositif d'assistance renforcée, tel que le « point d'accueil numérique augmenté » (PAN +), ne figure pas parmi les priorités du gouvernement.

La rapporteure souhaite rappeler, en définitive, l'outil puissant que constitue la dématérialisation de cette procédure pour revitaliser la participation des citoyens à la vie politique. Ce faisant, son accompagnement doit s'élever à la hauteur des enjeux évoqués.

Réunie le 26 novembre 2024, la commission a émis un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État » du projet de loi de finances pour 2025.


* 14 Décret n° 2023-1389 du 29 décembre 2023 relatif à la dématérialisation complète de l'établissement d'une procuration pour l'élection des représentants au Parlement européen et portant modification de diverses dispositions du droit électoral.

* 15 Décret n° 2024-527 du 9 juin 2024 portant convocation des électeurs pour l'élection des députés à l'Assemblée nationale.

* 16 Données du ministère de l'intérieur fournies à la rapporteure, calculées sur la base d'un taux de dématérialisation progressive, de 2 % pour les élections européennes de 2024 à 60 % pour les élections régionales et départementales de 2028.

* 17 En cas de contentieux électoral, le juge de l'élection peut, pour apprécier l'influence de cette anomalie sur les résultats du scrutin, ajouter les procurations non reçues aux suffrages obtenus par les candidats battus et prononcer, dans ce cadre, l'annulation du scrutin (CE, 21 janvier 2002, n° 236117 ; CE, 24 août 2009, n°326396 et 327060 ; v. également CE, 5 octobre 2021, n° 450786).

* 18 Selon la secrétaire générale de la préfecture d'Eure-et-Loir.

* 19 L'application nécessite un téléphone disposant au minimum du système d'exploitation Android 8 ou iOS 16 (excluant ainsi les versions antérieures à l'iPhone 8) et de la technologie Near Field Communication (NFC).

Partager cette page