II. ... ALORS QUE LA TRANSITION ENVIRONNEMENTALE DE L'INDUSTRIE EXIGE UN ACCOMPAGNEMENT AMBITIEUX PAR LES POUVOIRS PUBLICS
A. L'INDUSTRIE DOIT POURSUIVRE SA TRANSITION ÉCOLOGIQUE ET ÉNERGÉTIQUE
L'industrie française fait face à un défi colossal de transformation de son outil productif face à l'impératif de la transition environnementale. Dans le pays, un tiers de l'électricité consommée est utilisée par les sites industriels, qui émettent près de 17,6 % des gaz à effet de serre français en 2018.
La transition est amorcée. Entre 1990 et 2016, le secteur industriel français a collectivement réduit ses émissions de gaz à effet de serre de 46 %. De nombreuses entreprises industrielles prennent des engagements volontaires en matière de qualité environnementale des produits, avec la montée des enjeux de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE). La législation française et européenne a aussi renforcé les obligations des producteurs en matière de gestion des déchets dans le cadre des filières à responsabilité élargie (REP).
Cependant, l'urgence climatique et les choix stratégiques des pouvoirs publics imposent l'accélération du verdissement de l'industrie. Ainsi, la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat a fixé un nouvel objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, ce qui correspondra à une réduction des émissions industrielles de 81 % . Le projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire prévoit d'élargir le champ des filières REP, d'imposer l'intégration de matière recyclée dans certains produits, et d'étendre les interdictions relatives aux produits plastiques.
B. MAIS LES ENTREPRISES INDUSTRIELLES FONT FACE À UN « MUR D'INVESTISSEMENT » À COURT TERME QUI FAIT PESER UN RISQUE SUR LA COMPÉTITIVITÉ ET L'EMPLOI
Ces objectifs ambitieux impliquent une réorientation et une modernisation massive de l'appareil industriel. Il est estimé que l'investissement nécessaire à l'atteinte des objectifs de la transition environnementale s'élèverait en France à 80 milliards d'euros par an, dont près d'un tiers serait supporté par les entreprises 30 ( * ) .
1. Une modernisation de l'équipement et des sites industriels
L'ancienneté moyenne de l'outil industriel français est de 19 ans , alors qu'elle est deux fois inférieure en Allemagne 31 ( * ) . Au moment de l'achat de ces équipements, le défi de la transition environnementale n'était pas encore perçu dans toute son ampleur : ce constat reflète bien la temporalité longue des cycles d'investissement industriel.
À titre d'exemple, les progrès considérables réalisés en matière d'efficacité énergétique font de la rénovation thermique, de l'utilisation de la chaleur, de la numérisation et de la motorisation des équipements des leviers considérables. 40 % de l'énergie consommée par l'industrie est le fait d'équipements de plus de 30 ans d'ancienneté. L'Ademe a par exemple indiqué à votre rapporteur que le remplacement des moteurs à vitesse fixe par des moteurs à vitesse variable, rentabilisé en trois ans, permet de réaliser des gains d'énergie de l'ordre de 25 %.
Ce gisement d'amélioration de la performance environnementale est désormais bien identifié, et en cours de résorption. Les utilités, par exemple, ne représentent qu'un quart de la consommation énergétique industrielle, tandis que les procédés de production eux-mêmes comptent pour près de trois quarts de la consommation. Dans de nombreux cas, c'est donc tout l'outil industriel qui doit être modernisé ou remplacé, ce que France Industrie a décrit à votre rapporteur comme un « mur d'investissement » . Selon l'UNIDEN, ce défi impliquerait un doublement de l'investissement annuel des entreprises industrielles.
2. Des filières entières sont impactées à court terme
Les récentes réglementations environnementales et la réorientation de la demande des consommateurs vers des produits plus vertueux ont un impact fort et très rapide sur plusieurs secteurs industriels. Par exemple, la production de plastiques à usage unique, de produits phytosanitaires, ou encore la fabrication de moteurs thermiques, sont exposés à une forte baisse d'activité à court terme. Il y a donc urgence : comme l'a déclaré la Fédération des Industries mécaniques à votre rapporteur : « Pour les industriels, 2040, c'est demain » .
a) Les producteurs de moteurs thermiques
Les producteurs de moteurs thermiques ont exprimé leurs inquiétudes consécutives à l'introduction successive de nouvelles normes relatives aux émissions de CO 2 et de particules, du « bonus-malus » automobile, et à la mesure prévue dans le cadre du projet de loi d'orientation des mobilités, interdisant la vente des véhicules à énergies fossiles en 2040. Déjà, la part des véhicules diesel immatriculés en France est passée de 67 % à 25 % entre 2013 et 2019.
Le Gouvernement a promis, d'ici la fin de l'année 2019, une étude sur les émissions des véhicules essence et diesel de dernière génération, ainsi qu'une cartographie des sites menacés et un plan concerté en leur faveur -bien que les résultats du précédent « Plan diesel » de 2017 se fassent toujours attendre. Selon les estimations de la Direction Générale des Entreprises, 54 sites industriels français représentant 13 400 emplois seraient directement menacés par la baisse des ventes de moteurs diesel , comme le site de Bosch d'Onet-le-Château, qui compte environ 1500 salariés dédiés entièrement à la fabrication d'injecteurs pour moteurs diesel. Les secteurs de la forge, de la fonderie et du décolletage sont particulièrement touchés, la FIM ayant par exemple rappelé que près de 71 % de l'activité automobile des entreprises du secteur forge est liée à la motorisation thermique.
Si les grands groupes ont réalisé des efforts conséquents pour flexibiliser ou réorienter leur production, le Gouvernement doit accompagner la transformation des PME et des ETI industrielles dont les débouchés s'assècheront à très court terme. Par exemple, la FIM a évoqué la piste du « retrofit » des moteurs, c'est-à-dire de leur adaptation a posteriori à de nouvelles sources d'énergie. Un fonds de garantie de « dé-diesélisation », à destination des équipementiers en transition, serait aussi à l'étude avec Bpifrance.
Plus généralement, l'État se doit de respecter le principe de neutralité technologique. Désinvestir dans des secteurs où la France reste leader , comme les moteurs diesel, alors même que leur performance environnementale s'est beaucoup améliorée au cours des dernières années, revient à négliger des pistes d'avenir et à condamner toute une filière. Il faut privilégier les obligations de résultat à l'interdiction sèche de certaines technologies. Passer du « tout diesel » au « tout électrique » serait une erreur, exposant le secteur automobile français à une spécialisation à l'excès et condamnant les autres solutions technologiques , comme l'hydrogène ou le diesel propre.
b) Les producteurs de plastiques à usage unique
Dans le secteur des plastiques, les récentes réglementations européennes et françaises ont introduit de nouvelles interdictions . Ainsi, la loi dite « Egalim » n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous a interdit dès 2020 la mise à disposition, la mise sur le marché ou l'usage de certains produits plastiques tels que les cotons-tiges, les couverts en plastique ou les bouteilles d'eau en plastique utilisés dans le cadre de la restauration collective 32 ( * ) . Le projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire entend également interdire dès 2021 la production, distribution et utilisation d'emballages contenant des plastiques oxodégradables . Au niveau européen, le Parlement a entériné en mars dernier l'interdiction à compter de 2021 d'une liste similaire de produits en plastique à usage unique, ainsi que les plastiques oxodégradables et le polystyrène expansé . Enfin, les directives européennes fixent déjà des objectifs de collecte des bouteilles en plastiques et d'introduction de matière plastique recyclée.
Si l'utilisation plus responsable du plastique et le recyclage des produits sont sans nul doute des enjeux fondamentaux, ces nouvelles interdictions auront un impact conséquent sur de nombreux sites industriels français. On estime que près de 30 % des emballages plastiques produits en France seraient concernés. La filière française de la plasturgie comprend 3 500 entreprises, 72 % de ces établissements comptant moins de 20 salariés, et 80 % d'entre elles sous-traitantes d'autres entreprises industrielles. Elle totalise environ 230 000 emplois.
Pourtant, bien que l'usage de certains plastiques semble en effet se réduire rapidement, d'autres plastiques resteront indispensables à la transition environnementale , notamment dans le cadre de l'allègement des véhicules électriques ou pour le développement des énergies renouvelables ou dans des solutions d'efficacité énergétique.
Si le Gouvernement a accepté de mener de nouvelles études sur la filière diesel, aucune étude de ce type n'a été prévue au sujet de la filière de la plasturgie. La Direction Générale des Entreprises semble exclusivement renvoyer la responsabilité de l'anticipation aux comités stratégiques de filière, placés sous l'égide du CNI, à rebours des propos du ministre de l'économie et des finances Bruno Le Maire devant la commission des affaires économiques, qui a déclaré : « Si nous n'accompagnons pas la transition écologique avec un soin méticuleux, elle pourrait se traduire par des crises politiques et sociales » .
En conséquence, il est impératif de conduire une véritable analyse préalable de la situation de la filière des plastiques, dans un objectif de maintien de l'emploi et de sécurisation des chaînes de valeur industrielles. Elle devra identifier les produits d'avenir et, à l'inverse, les sites devant amorcer une diversification, voire une reconversion. Une cartographie doit être établie, en lien avec la demande sur le territoire français. Surtout, un bilan des outils budgétaires, fiscaux, et d'accompagnement non financier pouvant être mobilisés doit être réalisé, afin de soutenir les entreprises dans cette profonde transformation. Le passage à une société et à une industrie plus vertes ne doit pas se faire au détriment de l'emploi industriel en France.
Sur proposition de son rapporteur, la commission des Affaires économiques a donc adopté un amendement AFFECO.4 visant à demander au Gouvernement la remise d'un rapport sur les dispositifs budgétaires et fiscaux pouvant être mobilisés pour accompagner la transition environnementale de la filière française des plastiques.
Il convient d'ailleurs de noter que la mobilisation du Gouvernement sur les filières d'avenir semble insuffisante. Les efforts en faveur de l'hydrogène, piste incontournable pour la transition énergétique de l'industrie, sont sous-dimensionnés au regard des engagements pris par d'autres pays tels que le Japon ou l'Allemagne. Si les crédits débloqués en loi de finances rectificative pour 2019 à destination du « Plan batteries » franco-allemand sont un pas dans le bon sens, ils sont pourtant tardifs, et sont prélevés sur des montants du PIA 3 déjà engagés sur d'autres actions, tels que les démonstrateurs innovants ou l'action en faveur des autres filières industrielles.
3. Sans prise en compte de cet impact, verdissement rimera avec désindustrialisation
Les contraintes et les coûts supplémentaires liés à l'impérative transition environnementale ont donc un impact non négligeable sur la compétitivité de l'industrie française. Ainsi, les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale, comme la filière sidérurgique par exemple, font face à la montée des producteurs chinois, indiens ou encore russes, non soumis aux mêmes exigences environnementales et capables de fabriquer leurs produits à moindre coûts . Même au sein de l'Union européenne, des différences persistent, en fonction de la manière dont les différents États membres se saisissent des possibilités offertes en matière de compensation (comme la « compensation carbone ») ou en matière d'aides d'État.
Sans conditions de concurrence équitable, ou « level-playing field », le verdissement de l'industrie française se fera au prix d'une désindustrialisation accélérée liée à la délocalisation des activités de production. Pis, le bilan carbone mondial s'aggravera, les usines se déplaçant vers des pays aux procédés de production bien plus polluants. Ainsi, alors que l'industrie française a réduit ses émissions de gaz à effet de serre de près de 20 % entre 1995 et 2015, l'empreinte carbone du pays a augmenté dans le même temps de 11 %, en raison de la substitution des produits français par des importations bien plus carbonées. 33 ( * )
Mal maîtrisée et non accompagnée, la transition énergétique et écologique pourrait s'avérer destructrice de richesse et de savoir-faire, et source de détresse sociale pour les territoires. Lors de son audition par la commission des affaires économiques, le ministre de l'économie et des finances Bruno Le Maire a décrit ce modèle comme « stupide et dangereux pour notre pays » , s'étant soldé par « une saignée radicale de l'industrie française et par un mouvement de délocalisation qui fut l'un des plus importants de tous les pays de l'OCDE » . Pourtant, le budget de la mission « Économie » , présenté dans le présent projet de loi de finances, semble largement déficient sur ce volet.
* 30 Source : France Industrie.
* 31 Source : Conseil National de l'Industrie.
* 32 La liste prévue par l'article 28 de la loi Egalim inclut : les pailles, les couverts, les piques à steak, les couvercles à verre jetables, les plateaux-repas, les pots à glace, les saladiers, les boîtes et bâtonnets mélangeurs pour boisson. L'article prévoit aussi la fin de l'utilisation de contenants alimentaires en plastique dans la restauration collective des établissements scolaires, et la fin de l'utilisation de bouteilles d'eau en plastique dans la restauration collective scolaire.
* 33 Source : France Industrie. L'aluminium chinois, par exemple, est sept fois plus carboné que l'aluminium français.