B. UNE INCERTITUDE NOUVELLE SUR LES GRANDS PRINCIPES QUI ORIENTENT LES CHOIX DE L'ÉTAT ACTIONNAIRE

L'embarras traditionnel du Parlement face à la présentation des crédits du Compte d'affectation spéciale est encore plus marqué cette année dans la mesure où le Gouvernement a fait deux annonces qui vont fortement impacter le fonctionnement de ce compte, à savoir :

- l'annonce de sa volonté de redéfinir en 2018 les contours de la doctrine de l'État actionnaire ;

- l'annonce de la création d'un fonds de financement de l'innovation de rupture doté grâce à des cessions du portefeuille géré par l'APE.

1. Vers une redéfinition profonde de la doctrine de l'État actionnaire

L'actuelle doctrine a formalisé en 2014 la pratique qui s'était mise en place dans les années précédentes. Lors du conseil des ministres du 15 janvier 2014, quatre objectifs principaux avaient été identifiés pour l'intervention actionnariale de l'État :


• S'assurer d'un niveau de contrôle suffisant dans des entreprises à capitaux publics stratégiques intervenant dans des secteurs particulièrement sensibles en matière de souveraineté ;


• S'assurer de l'existence d'opérateurs résilients pour pourvoir aux besoins fondamentaux du pays ;


• Accompagner le développement et la consolidation d'entreprises, en particulier dans des secteurs et des filières déterminantes pour la croissance économique nationale et européenne ;


• Intervenir ponctuellement, dans le respect des règles européennes, dans des opérations de sauvetage d'entreprises dont la défaillance présenterait des conséquences systémiques.

Or, le ministre de l'économie a vivement critiqué cette doctrine lorsqu'il a été auditionné par votre commission le 14 novembre 2017 : « Le rôle qu'on a fait jouer à l'État jusqu'à présent n'est pas le bon. L'État n'a pas vocation à diriger des entreprises à la place des entrepreneurs, il n'en a ni la capacité ni la légitimité. En revanche, il doit garantir la protection de certains intérêts de souveraineté de notre pays et la préservation d'un certain nombre de services publics auxquels tous les Français sont attachés. (...) Redéfinir le rôle de l'État dans l'économie est l'un des enjeux fondamentaux des dix prochaines années : c'est ce que nous faisons en cédant des participations de l'État dans certaines activités du secteur concurrentiel (...) »

On peut certes légitimement discuter de la redéfinition de la doctrine de l'État actionnaire. Ce n'est pas un sujet tabou. Toutefois, votre rapporteur pour avis souligne simplement que voter un budget en sachant que le montant des enveloppes est purement conventionnel, que les décisions opérationnelles de cessions et d'achat sont couvertes par un principe de confidentialité et que les grands principes qui guident ces décisions vont être redéfinis en cours d'année, c'est une situation assez peu respectueuse des compétences du Parlement.

2. L'impact incertain sur le Compte de la mise en place d'un fonds de l'innovation de rupture
a) Un fonds financé par des cessions d'actifs massives

Concernant la création prochaine d'un nouveau fonds pour l'innovation de rupture doté de 10 Md€, les cessions d'actifs de l'État pour le financer ont déjà commencé. Le Gouvernement a ainsi indiqué que la vente des actions Renault visait à l'alimenter.

Pourtant, on ne connaît encore bien ni les objectifs de ce fonds ni ses moyens et ses modalités de fonctionnement. Quand le gouvernement a annoncé sa création, on a d'abord cru comprendre qu'il s'agissait de céder 10 Md€ de titres et d'investir cette somme considérable dans l'innovation. Puis, le gouvernement a expliqué que ces 10 Md€ ne seraient pas investis dans l'innovation mais placés. Ce sont seulement les revenus générés par ce placement qui seraient effectivement investis dans l'innovation, soit 2 à 300 M€ par an. Enfin, le 20 novembre 2017, le Premier ministre a indiqué que, si le nouveau fond sera bien doté de 10 Mds€, seulement 1,6 Md€ proviendra des récentes cessions d'actions Engie et Renault. Le reste, soit 8,4 Md€, viendra de titres d'entreprises destinées à rester publiques (comme EDF, La Poste ou Thales).

C'est donc une dotation mixte qui est envisagée pour le fonds d'innovation de rupture, au moins dans un premier temps : une partie sera versée en numéraire et le reste sous forme de titres possédés par l'État. Reste à savoir s'il s'agit là seulement d'une solution provisoire pour tenir compte du fait qu'il n'est pas possible de céder pour 10 Md€ de titres d'ici au 1er janvier 2018.

b) Un projet encore flou, dont la réalisation risque d'obérer fortement les capacités d'intervention économique de l'État

Votre rapporteur est extrêmement dubitatif face au montage proposé .


• Il ne comprend pas l'intérêt financier de céder des titres dont le rendement est de 3,5 % l'an, voire même 4,1 % (si l'on considère le portefeuille hors énergie) pour les placer au taux de 2 à 3 %. Il serait plus judicieux financièrement, et plus simple en pratique, d'affecter directement une partie des dividendes générés par le portefeuille de l'État au financement de l'innovation .


• Il ne comprend pas non plus ce que va apporter ce nouveau fonds dans le paysage institutionnel morcelé du soutien public à l'innovation. Deux acteurs publics majeurs interviennent déjà dans ce domaine, à savoir : le Commissariat général à l'investissement, qui gère le programme des investissements d'avenir (PIA) selon une logique d'appel à projets fondé sur un critère d'excellence, et BpiFrance, qui finance plutôt l'innovation courante en utilisant des dotations budgétaires fournies par l'État. La Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation 2 ( * ) estime par ailleurs que 62 dispositifs de soutien à l'innovation existent en France. Par rapport à ces deux acteurs et ces plus de soixante dispositifs, comment se situera le nouveau fonds ? Qu'est-ce qu'il apportera de plus ou de différent ? Cela n'est pas clair. En tout état de cause, s'il s'agit effectivement de financer l'innovation de rupture, ce n'est pas 2 ou 300 M€ qui vont changer la donne lorsqu'on sait que l'État dépense déjà 8,5 Md€ pour financer l'innovation, dont 2,2 Md€ hors dépenses fiscales.

Source : Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation, Quinze ans de politiques d'innovation en France, janvier 2016


• Enfin, votre rapporteur s'inquiète pour les capacités futures d'intervention de l'État . Qui se doutait au début des années 2010 qu'il faudrait trouver 12 milliards d'euros pour restructurer la filière nucléaire ? La France a pourtant pu conduire cette action considérable sans peser sur le budget de l'État, parce que le portefeuille de l'État le permettait. Ce sont des cessions qui ont permis les recapitalisations. De même, le pays a pu intervenir à des moments-clé dans l'actionnariat de Peugeot, de Renault ou plus récemment de STX, parce que l'État disposait d'actifs cessibles et donc de marges financières. On peut donc craindre que les cessions massives annoncées par le Gouvernement et le resserrement du portefeuille de l'État sur un nombre réduit de valeurs n'obèrent fortement les capacités d'intervention de l'État dans le capital de sociétés stratégiques. Si ce risque était pris pour soutenir un projet clairement défini et ambitieux, on pourrait le comprendre. Mais céder une fraction importante du patrimoine de l'État pour accroître les fonds du soutien public à l'innovation de 2 %, on peut se demander si c'est très avisé.


* 2 Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation, Quinze ans de politiques d'innovation en France, janvier 2016

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