DEUXIÈME PARTIE : FRANCE BREVETS, UN DISPOSITIF ORIGINAL AMENÉ À DEVOIR FAIRE SES PREUVES
Depuis les années 1990, le brevet a fait l'objet d'une attention croissante de la part des acteurs économiques, au point d'être considéré comme un actif stratégique. Prenant acte de cette évolution, le premier programme d'investissements d'avenir 47 ( * ) a entendu renforcer la valorisation de la recherche, publique comme privée, dans notre pays. Il a, pour ce faire, engagé des financements importants dans la création de nouvelles structures, telles que les sociétés d'accélération du transfert de technologie (SATT), les consortia de valorisation thématique (CVT), mais également France Brevets. En contribuant à valoriser la recherche, il s'agissait d' accroître les incitations à l'innovation et donc, in fine , la croissance potentielle de notre économie.
La convention du 2 septembre 2010 entre l'État, l'Agence nationale de la recherche et la Caisse des dépôts et consignations 48 ( * ) définit France Brevets comme « une structure d'investissement qui a vocation à acquérir des droits sur les brevets issus de la recherche publique et privée, à les regrouper en grappes technologiques et à les licencier , à des conditions de marché, auprès des entreprises et notamment des PME-PMI, tant pour augmenter les revenus issus de la propriété intellectuelle que pour apporter aux entreprises les moyens de sécuriser leur liberté d'exploitation ».
Dans le cadre des deux premiers programmes d'investissements d'avenir, 200 millions d'euros ont été fléchés vers France Brevets , dont 150 millions d'euros apportés par l'État et 50 millions d'euros apportés par la Caisse des dépôts. À ce jour, le capital de France Brevets n'est cependant que de 100 millions d'euros, à parité entre l'État et la Caisse des dépôts.
Six ans après sa création, votre rapporteur a souhaité esquisser des éléments de bilan sur cette structure. Il convient de noter que, dans la mesure où les brevets constituent un actif à cycle long, et du fait de la nature expérimentale de France Brevets, il est encore trop tôt pour effectuer une évaluation exhaustive .
Néanmoins, il est possible de souligner que, s'il s'agit indéniablement d'un dispositif ambitieux et unique en Europe, France Brevets dispose encore d'une certaine marge de progression . Les nouvelles orientations en cours devront faire l'objet d'une très exigeante attention de la part de ses actionnaires , afin de s'assurer que les fonds publics engagés dans ce dispositif aient des retombées substantielles sur notre économie.
I. UNE STRUCTURE PUBLIQUE D'INVESTISSEMENT DANS LES BREVETS UNIQUE EN EUROPE
A. LA CRÉATION DE FRANCE BREVETS S'INSCRIT DANS LE CONTEXTE D'UN SOUS-INVESTISSEMENT DE NOTRE PAYS EN MATIÈRE DE BREVETS
1. L'importance croissante accordée à la propriété industrielle depuis les années 1990...
Depuis le début des années 1990 , la propriété industrielle a cessé d'être conçue exclusivement comme un coût, pour être considérée comme un actif stratégique capable de générer un flux de revenus additionnels ou une opportunité d'investissement . Comme le remarquait le rapport d'Alain Juppé et de Michel Rocard ayant servi de préfiguration aux investissements d'avenir 49 ( * ) , « le paysage de la propriété intellectuelle connaît une mutation considérable au plan mondial, avec un accroissement substantiel des brevets et de leur reconnaissance par le marché en tant qu'actifs valorisables financièrement ». Cette mutation a été étudiée par le Conseil d'analyse économique dans son rapport relatif aux marchés de brevets 50 ( * ) .
Ce phénomène trouve des explications diverses, comme l'émergence des technologies de l'information et de la communication, l'accroissement de la concurrence au niveau international, et les avancées de la théorie économique identifiant l'innovation comme un des facteurs essentiels de la croissance économique des pays développés.
C'est ainsi que le nombre de demandes de brevets dans le monde en 2008 représentait deux fois le nombre de demandes en 1990 . En 2003, IBM gagnait un milliard de dollars grâce à ses licences sur brevets. On perçoit encore aujourd'hui l'écho de cette mutation à travers les contentieux à répétition et aux enjeux financiers très importants dans le domaine des communications électroniques. C'est par exemple le cas du récent litige entre Apple et Qualcomm, le premier demandant, devant les tribunaux américains, un milliard de dollars de dommages et intérêts, l'accusant d'exiger des utilisateurs de ses brevets des redevances exorbitantes. Un autre exemple connu oppose Apple à Samsung depuis 2011, qui avait conduit, aux États-Unis, à la condamnation de Samsung à verser plus d'un milliard de dollars à Apple. Plus près de nous, Technicolor a assigné Samsung en contrefaçon en Allemagne et en France.
Qu'est-ce qu'un brevet et de quelles transactions peut-il faire l'objet ? Un brevet constitue, avec les secrets de fabrication, les marques et les dessins et modèles industriels, une forme de protection de la propriété industrielle. Le brevet est un titre délivré par l'État conférant à son titulaire, sur un territoire donné et pour un temps limité (vingt ans en général), un droit exclusif d'exploitation d'une invention . Le titulaire du brevet peut soit l'exploiter seul - l'intérêt est alors d'interdire son utilisation par des tiers, soit octroyer des licences sur son brevet afin d'en retirer des revenus, à travers des redevances. Le brevet est donc un outil d' incitation à l'innovation , en ce qu'il permet à la recherche et développement initialement mobilisée de trouver un retour sur investissement. Il constitue, en revanche, une atteinte à la concurrence . C'est pourquoi on lui confère une durée limitée, afin que l'invention puisse, à terme, être utilisée par tous et exploitée gratuitement. On peut recenser trois types de transactions sur un brevet. La cession de brevet, lorsqu'il est vendu par son titulaire initial à un nouvel acquéreur. Le contrat de licence ou concession, conférant le droit d'utiliser une invention brevetée sous certaines conditions (paiement de redevances, restriction des conditions d'utilisation à certains produits, à certains marchés, pour une quantité limitée d'exemplaires...). La licence peut être exclusive (un seul licencié) ou non. Le premier cas permet au licencié d'avoir un monopole d'utilisation de l'invention, tandis que le second rend celle-ci accessible à un plus grand nombre d'utilisateurs, qui se feront éventuellement concurrence sur le marché en aval. Enfin, les brevets peuvent faire l'objet de transactions de type financier (par exemple, une titrisation), qui permettent au titulaire de monétiser son invention sans en perdre le contrôle. Le Conseil d'analyse économique remarquait, en 2010, que ces transactions s'effectuent sur des marchés de gré à gré, qui connaissent d'importantes défaillances de marché : l'incertitude sur la valeur des brevets, une asymétrie d'information entre vendeur et acheteur, une friction informationnelle résultant de la difficulté d'identifier les domaines potentiels d'application d'un brevet, des coûts de transaction importants. Il en résulte une « structuration minimale du marché des brevets et un appariement très imparfait de l'offre et de la demande, en ce sens que nombre de transactions potentiellement bénéfiques pour les parties concernées ne sont pas réalisées ; ainsi, selon une enquête de l'OCDE, 25 % des entreprises européennes et 27 % des entreprises japonaises qui possèdent des brevets estiment ne pas parvenir à licencier tous les brevets qu'elles souhaiteraient mettre sur le marché ». Ces éléments soulignent le degré de sophistication des opérations portant sur les brevets. |
2. ...s'est accompagnée de l'apparition de nouveaux intermédiaires et de nouvelles pratiques sur le marché des brevets
a) Des nouvelles structures intermédiaires de valorisation
L'importance croissante accordée à la propriété industrielle a donné naissance à de nouveaux intermédiaires sur le marché des brevets. C'est notamment le cas de ce qu'il est convenu d'appeler des « non practising entities » (NPE), structures intervenant sur le marché des brevets comme intermédiaires de valorisation, sans mener en amont des activités de recherche ou, en aval, des activités de production.
On peut distinguer différents types de NPE, en fonction de leur objectif. Certains acquièrent des brevets en vue de recueillir les fruits de leur concession à titre onéreux : ils sont généralement appelés « patent assertion entities ». Ceux-ci se sont surtout développés aux États-Unis sur fonds privés dans les années 1990-2000. C'est, par exemple, le cas du fonds Intellectual Ventures, fondé en 2000 par Nathan Myrhvold, ancien Chief technology officer de Microsoft, qui a levé 7,3 milliards de dollars et dont les revenus cumulés issus de la concession de licences excèdent 4,3 milliards de dollars 51 ( * ) . Un autre exemple connu est le fonds Acacia Research Corporation, créé en 1993 et dont la capitalisation boursière est aujourd'hui de plus de 200 millions de dollars, pour un résultat net de près de 100 millions de dollars en 2015.
D'autres NPE rassemblent plusieurs acteurs en vue d'agréger les brevets essentiels à la création de nouvelles normes , qui in fine pourront produire un flux important de redevances. C'est, par exemple, le cas de ce qu'on appelle les « pools de brevets », dans lesquels des entreprises propriétaires de brevets complémentaires s'associent.
Enfin, un dernier type de NPE est celui qui rassemble les brevets de ses membres afin d' éviter un rachat ou une utilisation à leurs dépens par des « chasseurs » de brevets . C'est notamment la vocation initiale des fonds souverains de brevets coréens, taïwanais ou japonais, apparus au début des années 2010 dans le contexte d'un appétit certain des « chasseurs » de brevets (voir ci-dessous) américains pour les brevets de leurs entreprises nationales 52 ( * ) .
Les NPE existant dans les faits peuvent répondre à plusieurs de ces objectifs, qui ne sont pas exclusifs les uns des autres.
b) Des pratiques discutables sont apparues sur le marché des brevets
Comme le remarquait le Conseil d'analyse économique en 2010, deux types de pratiques particulièrement discutables sont apparus. Ces pratiques peuvent être le fait de NPE comme de grands industriels.
La première consiste à acquérir l'ensemble des brevets couvrant des inventions ayant la même fonction, et qui sont donc concurrentes, en vue de monopoliser ce segment du marché et d'extraire une rente de la part des licenciés potentiels.
La seconde relève des pratiques de ce qu'il est convenu d'appeler les « chasseurs de brevets » (ou « trolls »), actifs notamment aux États-Unis 53 ( * ) . Ceux-ci constituent des portefeuilles de brevets à vil prix (titres non exploités, procédure de liquidation...) et d'une qualité discutable (surtout dans les années 2000, où les critères de l'office de brevets américain étaient relativement lâches) afin d'en tirer un maximum de revenus. Le recours systématique à la voie contentieuse est privilégié, en vue d'exploiter certaines dérives du système judiciaire américain (présence de jury populaires peu formés en matière de propriété intellectuelle, existence de dommages et intérêts punitifs) 54 ( * ) amenant la cible à préférer payer une redevance plutôt que d'engager les importants frais de contentieux.
3. Les retards de la France analysés à l'époque semblent toujours d'actualité
France Brevets considère que la France est en situation de sous-investissement en matière de brevets, aujourd'hui comme hier.
S'agissant du nombre de demandes de brevets , si le tableau de bord de l'innovation publié par la Commission européenne note une progression de la France entre 2010 et 2016, notre pays est passé de 102,6 à 106, alors que, l'Allemagne atteint un niveau de 130,8 points. Dans le classement des dépôts à l'Office européen des brevets, un groupe de quatre sociétés allemandes (Siemens, BASF, Bosch et Bayer) arrive en bonne position (respectivement en 6 e , 9 e , 10 e et 16 e position) devant les premiers français que sont Airbus, Valeo, le CEA et Technicolor (respectivement en 23 e , 29 e , 31 e et 37 e position). La France est donc derrière l'Allemagne en termes de volume de brevets en Europe, avec un différentiel se situant entre deux et trois.
Néanmoins, une étude de la Direction générale du trésor montre que les organismes publics de recherche français sont bien positionnés en termes de dépôt de brevets : la part de leurs demandes de brevets par rapport à l'ensemble de ces demandes est, en France, de 15,6 % en 2011, contre une moyenne de 8,6 % dans l'Union européenne à 28 et 8,7 % dans l'OCDE 55 ( * ) .
Le rapport du Conseil d'analyse économique pointait également « une certaine inhibition des petites et moyennes entreprises (PME) à déposer des brevets ». Ce constat est toujours valable, et France Brevets insiste sur le fait que les demandes de brevets déposées par les très petites entreprises (TPE) et les PME sont souvent d'une qualité sous optimale.
France Brevets fait également remarquer un élément particulier : celui de la trop faible prise en compte, par les investisseurs français, de la propriété industrielle , notamment au moment de l'amorçage.
Enfin, le Conseil d'analyse économique pointait, en 2010, que la France était « à l'écart d'un mouvement mondial » d'apparition et de structuration de nouveaux intermédiaires de propriété intellectuelle . Il remarquait qu'un bon fonctionnement des marchés passe par la disponibilité d'experts aptes à comprendre les stratégies de brevet, de licence... et que le nombre de ces experts de haut niveau était, en France, de l'ordre de la moitié des besoins du marché. C'est pour doter la France d'un intermédiaire capable de valoriser l'innovation française et de contrer les pratiques discutables apparues sur le marché des brevets que France Brevets a été créée.
* 47 Créé en application de la loi n° 2010-237 de finances rectificative pour 2010 du 9 mars 2010.
* 48 Convention du 2 septembre 2010 entre l'État, l'Agence nationale de la recherche et la Caisse des dépôts et consignations relative au programme d'investissements d'avenir (action « France Brevets »), modifiée par l'avenant n° 1 du 22 mars 2016.
* 49 Investir pour l'avenir, priorités stratégiques d'investissement et emprunt national, 2009.
* 50 Conseil d'analyse économique, Les marchés de brevets dans l'économie de la connaissance, 2010.
* 51 Source : http://www.intellectualventures.com/about/investor-relations/
* 52 Inside Asia's patent fund, Intellectual asset management, juin-août 2012.
* 53 Le rapport du Conseil d'analyse économique mentionne également l'apparition de ce type de structures en Allemagne.
* 54 Le Gouvernement américain a néanmoins adopté, à partir de 2013, diverses mesures en vue de résorber les poursuites judiciaires initiées par des « chasseurs » de brevets, notamment le Patent Fee Integrity Act ou l'Innovation Protection Act.
* 55 Marie-Anne Lavergne, Direction générale du trésor, Quelle intervention publique pour favoriser le transfert des résultats de la recherche publique vers les entreprises ?, mai 2017.