C. LA PRIME D'ACTIVITÉ OU LE CHOIX DES EFFETS REDISTRIBUTIFS

Lors de ses auditions, votre rapporteur a pu mesurer l'engouement que suscitait généralement la création de la prime d'activité. Il a toutefois pu noter que cet assentiment tenait davantage à la substitution de la prime d'activité à la PPE et au RSA-activité, deux dispositifs unanimement jugés inopérants et contradictoires 35 ( * ) , qu'aux qualités réelles du nouveau dispositif.

1. Tous les caractères d'un minimum social
a) Le choix de la familialisation

La prime d'activité a souvent été présentée comme la fusion de la PPE et du RSA-activité. À considérer ses modalités de construction, votre rapporteur serait plus enclin à y voir une héritière légèrement réaménagée du RSA-activité (cf. supra ) . Elle lui emprunte en tout cas la plupart de ses caractères, notamment son caractère familialisé, qui la fait rentrer dans la famille des minima sociaux 36 ( * ) .

Si la réglementation de la prime d'activité s'inscrit dans la continuité du RSA-activité, une innovation d'importance mérite d'être relevée : l'introduction de bonifications individuelles attribuées pour chaque membre du foyer exerçant une activité professionnelle. L'éligibilité au bonus individuel n'est pas la même que celle à la prime d'activité proprement dite. Cette dernière est ouverte dès 0,2 Smic, alors que le bonus n'est attribuable qu'à partir de 0,5 Smic et atteint son montant maximal de 67 euros par mois aux environs de 0,8 Smic.

Cette individualisation et cette déconnection des seuils d'attribution paraissent intéressantes à votre rapporteur, dans la mesure où le bonus semble s'émanciper de la stricte logique de lutte contre la pauvreté. Il déplore néanmoins que la faiblesse de son montant (à peine un tiers de la prestation) le dépouille assurément de tout impact réel.

Même si le recul manque encore pour conclure aux réelles modifications entraînées par la prime d'activité, votre rapporteur peut à la lumière de ses auditions apporter quelques constats provisoires. Le premier est que la prime d'activité reproduit l'effet désincitatif au travail du conjoint propre aux prestations familiales : en effet, la prime d'activité s'éteint pour un couple si les deux membres ont un revenu équivalent au Smic, alors qu'elle ne s'éteint pour un individu seul qu'à partir de 1,3 Smic. Ces situations présentent les principaux risques de « fraudes à la prime d'activité » : des couples qui émettent deux déclarations de revenus séparées plutôt qu'une déclaration commune.

Le deuxième concerne la base-ressource prise en compte pour la collation de la prime d'activité. Contrairement à la PPE, elle inclut l'ensemble des prestations familiales (dont les allocations logement) , ce qui tend à exclure de l'éligibilité à la prime certaines familles monoparentales et certains couples biactifs allocataires de ces prestations 37 ( * ) .

Les familles monoparentales sont gagnantes avec un enfant mais celles avec deux enfants sont perdants quand leurs revenus sont supérieurs à 1,2 Smic, de même que les couples biactifs avec deux enfants quand leurs revenus d'activité excèdent 1,3 Smic. Ainsi, en raison de l'intégration des prestations familiales à la base-ressource de la prime d'activité, « un foyer qui aurait été éligible au RSA-activité, ou le serait à la prime d'activité, au vu de ses seuls revenus du travail, ne le sera plus s'il dispose d'autres ressources qui lui font dépasser le revenu garanti 38 ( * ) ».

Votre rapporteur voit dans ces constats la confirmation qu'une incitation à l'emploi manque son objectif - du moins sur une partie de sa cible - quand elle épouse les formes d'un minimum social.

b) Un ciblage particulier sur les travailleurs pauvres

Plus qu'une incitation à la reprise d'activité, la prime d'activité doit plus précisément être vue comme un minimum social à destination des travailleurs pauvres . Votre rapporteur n'entend pas minimiser l'importance de cet objectif, mais il lui apparaît essentiel de le clarifier, dans la mesure où la communication gouvernementale qui a accompagné la naissance du dispositif a pu porter à confusion.

Pourtant, selon l'étude d'impact du projet de loi relatif au dialogue social, la prime d'activité se donnait comme but de cibler la moitié son effort sur les 20 % des ménages les plus modestes . Il est ainsi prévu que le taux de pauvreté monétaire diminue de 0,3 point et que les écarts de revenu entre les 20 % des ménages les plus aisés et les 20 % les plus modestes diminuent de 0,03 point. En effet, les chiffres délivrés à votre rapporteur par la direction générale du Trésor (DGT) indiquent bien que les deux premiers déciles de la population sont les seuls « gagnants » de la réforme , le rapport entre gagnants et perdants s'inversant à partir du 3 e décile.

Ainsi, le nombre de ménages perdants à la réforme est plus élevé que celui des gagnants, mais la baisse moyenne du revenu disponible par ménage perdant est, à l'inverse, nettement plus faible que la hausse dont bénéficient en moyenne les ménages gagnants 39 ( * ) , ce qui fait de la prime d'activité une mesure aux effets redistributifs indéniables.

Enfin, d'après les calculs d'Henri Sterdyniak, la prime d'activité rapporte 275 euros à un individu seul rémunéré à 0,5 Smic et 449 euros à une famille mono-active rémunérée au Smic avec deux enfants. Pour reprendre ses propres mots, « la prime d'activité joue le rôle d'un complément familial pour les familles de salariés pauvres ».

Impact de la prime d'activité sur les familles de travailleurs pauvres

Personne seule

Couple

Couple avec deux enfants

RSA

0,5 Smic

Smic

RSA

Smic

RSA

Smic

Salaire

572

1 144

1 144

1 144

RSA (hors forfait-logement)

461

661

817

Prime d'activité

275

93

293

449

Allocations logement

309

250

57

369

163

486

355

Prestations familiales

129

129

Total

772

1 097

1 294

1 049

1 600

1 459

2 077

% du revenu médian (la pauvreté monétaire est à 60 %)

47

66

77

42

64

43

61

Contribution de la prime d'activité à l'amélioration du revenu (par rapport à l'inactivité)

85 %

18 %

53 %

73 %

Source : Henri Sterdyniak

On observe d'après le tableau ci-dessus que la prime d'activité participe significativement à l'amélioration des revenus des personnes seules lorsqu'elles passent de l'inactivité à des revenus s'élevant à 0,5 Smic, mais voit cette participation drastiquement diminuer lorsqu'il s'agit de les faire passer de l'inactivité à des revenus équivalents à un Smic . Dans les faits, l'incitation à l'emploi agirait davantage à l'égard d'un passage de l'inactivité à un temps partiel que d'un passage de l'inactivité à un temps plein.

Par ailleurs, le mode de calcul de la prime d'activité, intégrant dans la base-ressource les prestations familiales sans pour autant subir une diminution différentielle, permet aux familles de travailleurs pauvres de voir leur revenu substantiellement élevé.

c) Des effets essentiellement issus de l'élévation du recours

Votre rapporteur se réjouirait de l'annonce de ces impacts positifs sur le niveau de pauvreté des travailleurs à bas revenus, s'il ne craignait, comme la plupart des personnes qu'il a auditionnées, que la prime d'activité ne soit qu'une réforme essentiellement paramétrique . C'est en ce sens qu'il juge doublement trompeuse la communication gouvernementale : en plus de ne pas être un instrument de l'incitation au retour à l'emploi, la prime d'activité ne présenterait pas non plus d'élément véritablement nouveau par rapport aux précédents dispositifs de lutte contre la pauvreté.

Il faut d'abord rappeler que les minima sociaux, s'ils servent l'objectif de lutte contre la pauvreté, sont, à partir d'un certain seuil de revenus, moins efficaces dans cette lutte que la redistribution opérée par le système socio-fiscal (impôt progressif et exonération de charges sociales). La direction du Budget rappelle ainsi qu'alors que la redistribution socio-fiscale réduit le taux de pauvreté de 8,5 %, des dispositifs comme la PPE ou le RSA-activité n'ont jamais vu leur impact sur le taux de pauvreté dépasser 1 %. La principale raison de cette inefficacité réside dans le calcul des minima sociaux, qui ne prend pas suffisamment en compte les évolutions du Smic 40 ( * ) .

Or, la prime d'activité ayant pour une très large part repris les caractères du RSA-activité, son effet sur la baisse du taux de pauvreté ne sera probablement pas des plus remarquables .

Le seul levier dont le Gouvernement a entendu se saisir dans la redéfinition de cette prime n'est pas de nature qualitative (puisque la prime d'activité ne révolutionne pas le système des minima sociaux) mais de nature quantitative. Elle entend lutter contre la pauvreté non par une efficacité intrinsèque accrue mais par l'accès à un public plus étendu et un recours plus élevé . On l'a vu plus haut, cet objectif pourra être atteint grâce à l'élargissement de la prime d'activité aux jeunes de 18 à 25 ans .

Impact du recours à la prime d'activité sur la pauvreté

Source : Cnaf

Le tableau ci-dessus montre bien qu'une élévation du recours à la prime d'activité diminue moins que proportionnellement le taux de pauvreté, la diminution maximale se chiffrant à 6,4 % pour le cas (très optimiste) d'un recours à 100 %. Dans l'hypothèse plus plausible d'un recours autour de 66 %, l'impact sur la pauvreté se traduira par une diminution de 3,4 % par rapport au taux de recours du RSA-activité, avec un néanmoins un maintien d'un plus grand nombre de ménages perdants.

d) L'ambiguïté de l'inclusion des jeunes

À propos de l'inclusion des jeunes dans le dispositif, votre rapporteur souhaiterait relever une nouvelle ambiguïté. Selon les termes de l'étude d'impact du projet de loi relatif au dialogue social et à l'emploi, l'éligibilité des jeunes à la prime d'activité ne s'est pas décidée en raison de leur exposition particulière à la pauvreté, mais en raison du chômage élevé qui sévit dans cette tranche de la population . L'ouverture aux jeunes participait donc clairement de l'objectif d'incitation financière à l'emploi, dont on a vu que la prime d'activité ne pouvait que très imparfaitement l'atteindre.

La cible des jeunes est celle où se lit le plus clairement la contradiction entre l'incitation à la reprise d'activité et la lutte contre la pauvreté . Contrairement à la lecture quelque peu paternaliste de la prime d'activité, votre rapporteur est persuadé que la solution au chômage des jeunes ne réside pas dans le versement d'un complément de revenu, qui rendrait le travail plus attractif, mais dans l'abaissement du niveau du Smic, qui permettrait une embauche plus massive de travailleurs jeunes non qualifiés. Or, en versant aux jeunes la prime d'activité (parfois cumulable avec la nouvelle garantie jeunes), on diminue certes leur pauvreté de façon importante, mais on diminue d'autant leur incitation à trouver un emploi, qui paraît moins rémunérateur.

2. L'incitation financière au retour à l'emploi n'aura pas d'effet
a) Les trappes à inactivité n'existent pas

L'incitation financière au retour à l'emploi repose sur la menace des « trappes à inactivité », qui sont les mécanismes selon lesquels un bénéficiaire de minima sociaux arbitrerait pour son maintien dans l'inactivité au vu des pertes monétaires qu'entraînerait pour lui la reprise d'un emploi.

Cette vue de l'esprit, relativement dogmatique, a certes permis de mieux connecter la lutte contre la pauvreté et la lutte contre le chômage, mais repose tout de même sur un postulat contestable. Tous les économistes auditionnés par votre rapporteur s'accordent pour dire que les « trappes à inactivité » sont des phénomènes extrêmement marginaux et que l'offre de travail des bénéficiaires de minima sociaux ne diminue pas en raison des désavantages financiers de la reprise d'activité.

Plutôt qu'une incitation financière versée selon une logique familialisée, votre rapporteur est convaincu que la réponse réside davantage dans un accompagnement individuel . À ce titre, la fédération nationale des associations pour la réinsertion sociale (Fnars) a fait part d'un chantier intéressant pourtant trop négligé : alors qu'il existe déjà plusieurs structures et dispositifs (insertion par l'activité économique et service public de l'emploi) qui visent les demandeurs d'emploi et les salariés en insertion, il manque un acteur spécifique pour les travailleurs précaires qui travaillent dans des entreprises de droit commun .

La prime d'activité prétend apporter à ces publics une incitation au maintien dans l'emploi de nature seulement financière, alors que tout laisse à penser que le soutien doit être de nature plus qualitative et davantage reposer sur un suivi personnalisé.

b) Dans un contexte de chômage massif, l'urgence des politiques actives de l'emploi

On a vu qu'en concentrant l'essentiel de ses effets sur les foyers avec un unique apporteur de ressources aux alentours du Smic (cf. tableau supra ), la prime d'activité conduit mécaniquement à une baisse des incitations à la hausse de la quotité travaillée au-delà d'un temps plein rémunéré au Smic.

La DGT confirme ce constat, en indiquant que l'incitation financière est maximale (en atteignant le niveau maximal du bonus individuel de 67 euros) pour un célibataire sans enfant qui passerait d'un mi-temps à un temps plein rémunéré au Smic. Au-delà de ce seuil de rémunération, l'incitation financière est en diminution par rapport à ses niveaux d'avant l'instauration de la prime. Les chiffres de la DGT montrent par ailleurs que l'incitation financière diminue également dans tous les cas de bi-activité des couples quelle que soit la tranche de revenus.

Votre rapporteur tient à souligner une nouvelle fois que, pour être pleinement efficace, une incitation financière à l'emploi ne doit pas seulement prendre en compte les revenus de l'individu, mais la tranche de revenus où l'offre d'emplois émanant des entreprises est la plus importante et la plus dynamique. C'est ici que réside la principale myopie du dispositif, qui se pointe uniquement du point de vue des demandeurs d'emploi, sans prendre en compte les caractères de l'offre .

Or, il est illusoire de penser que, dans un contexte de chômage massif où les entreprises sont faiblement incitées à la création d'emplois, les incitations financières individuelles participent d'une solution à la diminution du chômage. L'incitation ne peut être efficace que si une offre d'emplois forte lui permet d'avoir des effets. Dans le cas contraire, le Gouvernement se doit de davantage faire porter ses efforts sur les politiques actives de l'emploi en direction des entreprises , dont quelques traits ont déjà été esquissés plus haut (baisse du niveau du Smic, exonérations de charges).


* 35 Selon Henri Sterdyniak, « d'un côté une aide individuelle à l'emploi, de l'autre une prestation familiale, sans qu'aucune des deux n'aille au bout de sa logique ».

* 36 Adélaïde FAVRAT (et alii), « Les effets redistributifs de la prime d'activité et l'impact du non-recours », Revue des politiques sociales et familiales, 2015.

* 37 A. FAVRAT (et alii), op. cit.

* 38 Bernard GOMEL, Dominique MÉDA et Evelyne SERVERIN, « La prime d'activité, rattrapée par la logique du RSA », Connaissance de l'emploi, avril 2016.

* 39 A. FAVRAT (et alii), op. cit.

* 40 Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, Les effets d'une crise économique de longue durée, 2013-2014 : « Le décrochage des minima sociaux par rapport au Smic et la faible évolution de leur pouvoir d'achat s'expliquent par leur mode de revalorisation. Celui-ci est propre à chaque dispositif mais suit globalement l'inflation. Ainsi, entre 1990 et 2012, le montant des minima sociaux évolue relativement peu, une fois corrigé de l'inflation ».

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