IV. LA NÉCESSITÉ DE CONFORTER LA FONCTION DE CONTRÔLE DU PARLEMENT EN PERMETTANT AUX COMMISSIONS PARLEMENTAIRES DE PROVOQUER LA SAISINE DE LA COMMISSION CONSULTATIVE DU SECRET DE LA DÉFENSE NATIONALE

À l'initiative de votre rapporteur pour avis, votre commission des finances a adopté un amendement visant à ouvrir aux commissions parlementaires (permanentes, spéciales ou d'enquête) la procédure qui permet aujourd'hui aux juridictions françaises de demander la déclassification et la communication d'informations, protégées au titre du secret de la défense nationale, à l'autorité administrative en charge de la classification (articles L. 2312-1 et suivants du code de la défense nationale).

Cette procédure prévoit qu'une telle demande entraîne la saisine de la commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), qui rend un avis dont le sens peut être « favorable », « favorable à une déclassification partielle » ou « défavorable ».

Le sens de l'avis ne lie pas l'autorité administrative ayant procédé à la classification, mais est communiqué à l'organe qui a fait la demande de déclassification et est publié au Journal officiel .

L'objectif de la loi n° 98-567 du 8 juillet 1998, qui a créé cette procédure en instituant la CCSDN, était de concilier la protection du secret de la défense nationale et l'exigence de transparence nécessaire à la bonne marche de la justice. La solution retenue protège les prérogatives de l'exécutif tout en donnant un droit de regard à une entité tierce - la CCSDN - sur la nécessité de la classification décidée par une autorité administrative.

Le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011 a rappelé que « tant le principe de la séparation des pouvoirs que l'existence d'autres exigences constitutionnelles » imposent « d'assurer une conciliation qui ne soit pas déséquilibrée entre le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable ainsi que la recherche des auteurs d'infractions et les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ».

Le principe de séparation des pouvoirs ainsi que d'autres exigences constitutionnelles - telles que celles énoncées à l'article 24 de la Constitution, qui prévoit que le Parlement « contrôle l'action du Gouvernement » et « évalue les politiques publiques », ou encore aux articles XIV et XV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui disposent que « tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi (...) » et que « la société a la droit de demander compte à tout agent public de son administration » - imposent de la même manière d'assurer une conciliation entre les exigences liées à la fonction de contrôle du Parlement et celles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.

Aujourd'hui, cet équilibre n'est pas assuré. En effet, l'effectivité des pouvoirs de contrôle du Parlement et de ses organes est subordonnée à une décision administrative, sans possibilité de recours ni de contestation.

De ce fait, le secret de la défense nationale peut être détourné de sa finalité - la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation - afin de faire obstacle à la mission de contrôle du Parlement.

Le risque de détournement n'est pas théorique, comme l'a montré la classification du rapport réalisé l'an dernier par l'Inspection générale des finances (IGF), le Contrôle général des armées (CGA) et la Direction générale de l'armement (DGA) sur les recettes exceptionnelles du ministère de la défense, très défavorable aux sociétés de projet que le Gouvernement voulait mettre en place dans le cadre du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

Votre rapporteur pour avis, qui a finalement reçu transmission de ce document mais n'a pu faire état de son contenu précis du fait de son caractère secret, a demandé au ministère de la défense d'en justifier le classement intégral en « confidentiel-défense » et d'expliquer en quoi les analyses juridiques sur le caractère consolidant ou non des sociétés de projet nécessitaient d'être classifiées.

La réponse a été la suivante : « La décision de classifier « confidentiel défense » le rapport IGF-DGA-CGA sur les ressources exceptionnelles de la loi de programmation militaire 2014-2019 de juillet 2014, dit « rapport Charpin », relève du ministre émetteur du document considéré. En l'espèce, elle a été motivée par le souci d'éviter la divulgation d'informations destinées à éclairer les arbitrages en Conseil de défense du Président de la République, comme c'est au demeurant la règle pour les documents préparatoires aux conseils de défense. »

La procédure dérogatoire que représente la classification « secret défense » est justifiée par l'exigence constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. Une décision de classification fondée sur tout autre motif constitue un détournement de pouvoir. Même lorsque des informations sont destinées à éclairer les arbitrages en Conseil de défense du Président de la République, elles ne peuvent à bon droit faire l'objet d'une décision de classification si cette dernière n'est pas strictement nécessaire à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.

En l'espèce, le rapport « Charpin » a simplement contribué à l'arbitrage que tend à mettre en oeuvre le présent projet de loi, qui fait l'objet d'un débat public.

Ses développements consacrés au besoin de financement du ministère de la défense ne sont pas plus détaillés qu'un projet annuel de performance, document éminemment public.

Quant aux analyses relatives au caractère consolidant de l'opération de cession-location de matériels militaires (consistant essentiellement à rappeler la position constante d'Eurostat) et à son intérêt financier, la nécessité de les classifier pour sauvegarder les intérêts fondamentaux de la Nation peut soulever des doutes légitimes.

À la connaissance de votre rapporteur pour avis, la divulgation de ces analyses par la presse n'a pas porté atteinte à la sécurité nationale et n'a d'ailleurs pas conduit à l'engagement de poursuites pénales.

« Ce rapport secret qui étrille le montage financier de Le Drian »

(extrait de l'article publié le 28 janvier 2015 par l'hebdomadaire Challenges )

« Co-signé en juillet par la Direction générale de l'armement, le Contrôle général des armées et l'inspection des Finances, ce document, que "Challenges" a pu consulter, émet un avis "très défavorable" à tout projet de location de matériel militaire.

« L'idée, qui consiste à créer des sociétés à capitaux majoritairement publics pour racheter aux armées des équipements (avions de transport, frégates, radars, etc.) et leur relouer immédiatement, a été envisagée dès le Conseil de défense du 17 juillet 2013. Elle a été confirmée par François Hollande lors de ses voeux aux armées le 14 janvier et sera discutée dans les prochains jours par les députés via un amendement à la loi Macron.

« Tout de la potion magique

« Sur le papier, la solution a tout de la potion magique. Elle permet au ministère de la Défense d'encaisser les 2,2 milliards d'euros qui lui manquent pour boucler son budget 2015 et de ne plus payer que des loyers étalés sur des années. Dans les faits, elle relève d'un montage "aléatoire, complexe, risqué et coûteux", selon le diagnostic commun des hauts fonctionnaires de Bercy et du ministère de la Défense. Sa réalisation serait "de nature à faire courir de grands risques financiers au ministère de la Défense sans que les objectifs soient nécessairement atteints".

« A lire le rapport, rien ne justifie une telle acrobatie comptable. L'Insee et Eurostat ne seraient pas dupes et rebasculeraient les dépenses des sociétés dans le déficit public. Pis, cela engendrerait des "surcoûts substantiels", via les coûts de gestion des sociétés, l'assurance des matériels, le coût des garanties, la TVA payée sur les loyers ou les charges d'intérêts plus élevés que les emprunts d'État... La participation éventuelle d'actionnaires privés - industries d'armement en tête - nécessiterait de les rémunérer et "risquerait de faire perdre au ministère de la Défense la pleine maîtrise des équipements concernés". »

Au-delà de ce cas d'espèce, la situation actuelle ne semble pas conforme à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».

C'est ce à quoi l'amendement adopté par votre commission des finances tend à remédier.

Il faut relever que lors de l'examen de la loi du 8 juillet 1998, le Sénat avait adopté un amendement en ce sens, à l'initiative de nos anciens collègues Nicolas About, rapporteur pour la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et Jean-Paul Amoudry, rapporteur pour avis de la commission des lois.

Cette modification avait constitué la pierre d'achoppement des commissions mixtes paritaires réunies sur ce texte. Le dernier mot étant revenu à l'Assemblée nationale, elle avait finalement été supprimée.

Extraits des rapports de notre ancien collègue Nicolas About, fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur le projet de loi instituant une commission consultative du secret de la défense nationale

1) Rapport de deuxième lecture (n°422, session 1997-1998)

« Elargir les compétences de la commission consultative du secret de la défense nationale

« Le Sénat n'a pas, dans sa majorité et malgré quelques réserves, contesté l'intérêt d'une instance indépendante nouvelle, à même de concilier la légitime requête d'un juge dans sa recherche de la vérité et la non moins légitime protection dont doivent faire l'objet les documents sensibles pour la défense nationale. Le Sénat a toutefois souhaité élargir les compétences de la commission consultative à d'autres hypothèses où le secret défense pourrait être opposé à une institution, et notamment aux requêtes formulées par une commission parlementaire.

« Deux raisons au moins plaident en faveur d'une telle disposition.

« - La première raison renvoie à l'avis formulé par le Conseil d'État lui-même dans son rapport de 1995 et sur lequel s'appuie l'exposé des motifs du projet de loi. Si le Conseil d'État préconisait la création d'une commission du secret de la défense, c'était, à ses yeux, " pour satisfaire à la règle d'accès indirect aux données couvertes par le secret défense, quelles que soient les circonstances où se trouve posé un problème touchant à celui-ci (...) y compris, en cas de litige devant la juridiction administrative ou judiciaire. "

« Le Conseil d'État n'entendait donc pas limiter a priori les compétences de la future commission aux seules procédures engagées devant les juridictions. Le Sénat partage cette ambition que le projet de loi initial ne retenait pas.

« - La seconde raison se fonde sur l'accroissement -modeste- des pouvoirs de contrôle du Parlement qui pourrait résulter de la possibilité ainsi donnée à une commission parlementaire de bénéficier de la procédure de saisine. Loin de modifier l'équilibre institutionnel actuel, aucun "droit" à déclassification n'étant évidement reconnu, un tel dispositif laisserait à l'autorité en charge de la classification toute latitude, pour décider, in fine, de ce qu'il lui paraît approprié de faire.

« La critique selon laquelle une telle disposition aboutirait à "politiser" toute demande de déclassification par une commission parlementaire ne peut être valablement retenue. Le caractère "politique" de telles affaires ne provient pas de l'auteur de la demande de déclassification, mais bien des caractéristiques inhérentes à l'affaire elle-même. À cet égard, qui pourrait ne pas constater le caractère "politique" de tel ou tel dossier où la justice a eu - ou a encore en ce moment même - l'occasion d'être confrontée au secret de la défense nationale ? »

2) Rapport de nouvelle lecture (n°501, session 1997-1998)

« Dès la première lecture au Sénat, votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et votre commission des lois avaient inscrit dans le texte la possibilité, pour une commission parlementaire, de bénéficier, à l'instar d'une juridiction française, de la procédure de saisine de la commission consultative. Cette faculté était ouverte aux commissions parlementaires dans les conditions fixées aux articles 5 bis, 5 ter ou 6 de l'ordonnance n° 58-1100 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux assemblées parlementaires.

« Pour le Sénat, cette disposition demeure importante car elle est de nature à conférer à la future commission consultative un rôle central dans la détermination des principes généraux qui peuvent guider la démarche de déclassification, par l'autorité administrative, d'informations sensibles lorsque leur communication est demandée par les deux institutions qui peuvent légitimement avoir à en connaître : une juridiction et une commission parlementaire.

« Une telle disposition ne compromet pas l'actuel équilibre entre le pouvoir exécutif d'une part -qui reste discrétionnairement maître de la classification et de la déclassification- et d'autre part le pouvoir judiciaire et le Parlement, dans l'exercice, par ce dernier, de son pouvoir de contrôle. Ce pouvoir n'est certes pas formellement accru et la norme en la matière demeure l'ordonnance du 17 novembre 1958. Toutefois les modalités de ce pouvoir de contrôle peuvent se trouver enrichies par la faculté qui lui serait ainsi reconnue de bénéficier de la procédure de transparence mise en place par le présent texte.

« Nos collègues députés ont notamment objecté à cette proposition que les commissions parlementaires pouvaient déjà obtenir directement, à leur demande, la déclassification de certaines informations sensibles de la part de l'autorité administrative responsable. Toutefois, si cette objection sous-entend que le recours à la Commission consultative au profit d'une commission parlementaire serait dès lors superflu, reconnaissons qu'il en est de même aujourd'hui à l'égard d'une juridiction, comme le démontre la récente décision du Premier ministre de lever directement le secret défense sur les informations demandées par le juge d'instruction dans l'affaire dite des "écoutes téléphoniques". En réalité la mise en place de la Commission consultative permettra de conforter la transparence et de prévenir les abus au profit tant d'une juridiction que d'une commission parlementaire.

« Enfin votre rapporteur considère qu'un tel dispositif ne contribuerait pas, contrairement à une critique fréquemment avancée, à "politiser" la démarche de déclassification ou de maintien de la classification. C'est bien davantage la nature du dossier qui lui confère ou non son caractère politique que l'auteur de la demande de déclassification, juridiction ou commission parlementaire. »

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