IV. L'ISLAM RADICAL EN PRISON : UNE APPROCHE NÉCESSAIREMENT NUANCÉE
A. L'EXERCICE DU CULTE MUSULMAN EN DÉTENTION
1. La liberté religieuse en prison
a) L'exercice de la liberté de culte
L'article 2 de la loi de 1905 constitue le fondement légal des services d'aumônerie et de leur prise en charge par la personne publique 53 ( * ) . Celle-ci se justifie par l'obligation de rendre effective la liberté de culte, qui est un principe à valeur constitutionnelle. L'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 prévoit en en effet que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. ».
L'article 26 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a réaffirmé la liberté de culte des personnes détenues en précisant que celles-ci « peuvent exercer le culte de leur choix, selon les conditions adaptées à l'organisation des lieux, sans autres limites que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l'établissement ». L'article R. 57-9-3 prévoit que « chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de la vie religieuse, morale ou spirituelle ».
Il en découle pour l'administration pénitentiaire l'obligation d'organiser l'accès aux cultes des personnes détenues mais aussi de lutter contre le prosélytisme et contre les dérives religieuses radicales et sectaires et en garantissant la neutralité du service public pénitentiaire. La désignation de référents chargés de la laïcité et de la pratique du culte au sein de l'administration pénitentiaire et l'agrément d'intervenants d'aumônerie répondent à cette exigence.
Les principaux cultes représentés sont les suivants : le culte catholique, le culte israélite, le culte musulman, le culte orthodoxe, le culte protestant et, depuis peu, le culte des Témoins de Jéhovah et le culte bouddhiste 54 ( * ) .
b) L'organisation et le rôle des aumôneries nationales
La plupart des cultes présents en détention sont structurés en aumôneries nationales, dont le cadre a été rappelé par la circulaire du 20 septembre 2012 relative à l'agrément des aumôniers rémunérés ou bénévoles 55 ( * ) .
Pour se constituer en aumônerie de prison, une organisation cultuelle propose à l'administration pénitentiaire l'agrément d'un aumônier national. Cet agrément est délivré par le directeur interrégional compétent, après enquête préfectorale et avis du directeur de l'administration pénitentiaire et du ministère de l'Intérieur (bureau central des cultes). L'aumônier national constitue l'autorité religieuse compétente pour émettre un avis sur les candidatures présentées ainsi que pour désigner, parmi les aumôniers, ceux qui disposent d'une compétence régionale.
Parmi les intervenants d'aumônerie, on distingue les aumôniers qu'ils soient indemnisés ou bénévoles 56 ( * ) , des auxiliaires bénévoles d'aumônerie. Selon les articles D. 439 et suivants du code de procédure pénale, ces deux catégories sont agréées par le directeur interrégional, après avis du préfet du département et sur proposition et approbation de l'aumônier national du culte concerné, néanmoins l'agrément pour les auxiliaires est délivré pour une période déterminée de deux ans renouvelable.
Les aumôniers se consacrent aux fonctions définies à l'article R. 57-9-4 du code de procédure pénale, à savoir l'assistance spirituelle des personnes détenues, la célébration d'offices religieux et l'organisation de réunions cultuelles et l'organisation des fêtes religieuses, en accord avec le chef d'établissement. L'article R. 57-9-6 permet ainsi aux personnes détenues de « s'entretenir, à leur demande, aussi souvent que nécessaire, avec les aumôniers de leur confession ». Aussi, chaque établissement pénitentiaire dispose d'une salle polycultuelle affectée à la pratique du culte dont les heures de célébration des offices ; des activités d'aumônerie sont fixées par les aumôniers en accord avec le chef d'établissement.
2. Les conditions d'exercice du culte musulman
a) Les difficultés de la pratique du culte musulman en détention
Lors de son audition par votre rapporteur, M. Moulay el Hassan el Alaoui Talibi, aumônier national musulman des prisons, a souligné plusieurs difficultés rencontrées par les détenus musulmans, notamment celle d'acquérir des produits confessionnels par le biais des cantines, aux prix souvent prohibitifs.
Le récent contentieux relatif à la distribution des repas halal au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier illustre les difficultés liées à l'alimentation confessionnelle en prison .
Par un jugement du 7 novembre 2013, le tribunal administratif de Grenoble avait enjoint au directeur du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier de proposer régulièrement aux personnes détenues de confession musulmane des menus composés de viande halal . Par une décision du Conseil d'État du 16 juillet 2014, il a été sursis à l'exécution du jugement du tribunal administratif. Jugeant « sérieux » les arguments de la garde des sceaux tirés de l'atteinte au principe de laïcité, le Conseil d'État relevait également que la mise en place d'une telle organisation, qui représente par ailleurs un coût élevé, serait difficilement réversible.
La cour administrative d'appel de Lyon a annulé le premier jugement du tribunal administratif de Grenoble par un arrêt du 22 juillet 2014. La cour considère qu'avec le choix entre trois types de menus (classiques, végétariens ou sans porc), la possibilité d'acheter des produits confessionnels par le biais des cantines 57 ( * ) et les dispositions particulières prises à l'occasion des fêtes religieuses (distribution aménagée, remise de colis alimentaire), l'administration pénitentiaire « ménage ainsi un juste équilibre entre les nécessités du service public et les droits des personnes détenues en matière religieuse ».
Lors de son audition, M. el Alaoui Talibi regrettait également des incidents entre le personnel de l'administration pénitentiaire et certains détenus musulmans, pouvant se produire lors d'interventions en cellule pendant les temps de prières des détenus.
Afin d'encadrer les réponses du personnel et de prévenir ces tensions, une note du 16 juillet 2014 relative à la pratique du culte en détention est venue rappeler les droits cultuels des personnes détenues. Celles-ci sont notamment autorisées à détenir des publications religieuses si elles ne contiennent pas « des menaces graves contre la sécurité des personnes et des établissements ou des propos ou signes injurieux ou diffamatoires à l'encontre des agents et collaborateurs du service public pénitentiaire ainsi que des personnes détenues », selon l'article 43 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
Aux termes de l'article R. 57-9-7 du code de procédure pénale, les objets de pratique religieuse nécessaires à la vie spirituelle des détenus peuvent être conservés en leur possession . À cet égard, le personnel du service public pénitentiaire doit adopter « un comportement appliquant les principes de respect absolu, de non-discrimination et d'exemplarité (...) dans une stricte impartialité vis-à-vis de ces personnes 58 ( * ) » et faire preuve « en toutes circonstances, (...) d'une neutralité respectueuse 59 ( * ) .»
Le personnel de surveillance est incité à attendre la fin des temps de prière avant d'intervenir en cellule ou dans la salle polycultuelle, sauf si une urgence manifeste ne le permet pas ou lorsque la personne détenue cherche à faire obstruction à une mesure de contrôle. De même, la note du 16 juillet 2014 rappelle que les objets cultuels sont « chargés d'une valeur symbolique forte » et invite le personnel pénitentiaire à « manipuler ces objets avec soin ».
Enfin, M. el Alaoui Talibi souligne que les incompréhensions entre personnes, qui mènent parfois à des incidents, pourraient être évitées par le développement au sein de la société française d'une meilleure connaissance des religions de chacun. Votre rapporteur partage cette conviction qu'il existe un déficit d'information et de connaissance des différentes histoires et pratiques religieuses dans la « culture générale » de la société française. Ainsi, à cette même fin, votre rapporteur a-t-il proposé, dans un récent rapport d'information de la commission des lois concernant la lutte contre les discriminations, le renforcement de l'enseignement du fait religieux à l'école 60 ( * ) .
b) L'absence de statistiques scientifiques sur les pratiquants
L'attention médiatique se porte régulièrement sur la question du nombre de musulmans dans nos établissements pénitentiaires.
Il n'existe à ce jour aucune statistique sur cette question, conformément à l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés qui prévoit qu'il est interdit « de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines (...) religieuses (...) des personnes ». Dès lors, l'ensemble des chiffres parfois avancés ne peut résulter que de spéculations ou d'indices indirects.
Ainsi, en 2012, 18 000 détenus ont demandé à bénéficier d'une collation supplémentaire lors de la fête religieuse du Ramadan. Il serait pourtant difficile d'en déduire que le nombre de détenus musulmans est de 18 000. En effet, il faut tenir compte de plusieurs phénomènes : d'une part, tous les musulmans ayant observé le Ramadan n'ont pas nécessairement demandé le bénéfice de cette collation, d'autre part, il est possible que cette possibilité ait bénéficié à des détenus qui n'observaient pas le Ramadan ou à des détenus non musulmans désireux d'observer le rite de leur codétenu.
De nombreux travaux universitaires, notamment en sociologie, ont étudié la pratique de l'islam en prison 61 ( * ) . Ces derniers suivent un cadre méthodologique et fondent en majorité leur analyse sur des entretiens et des données recueillies dans un échantillonnage d'établissements 62 ( * ) . Ainsi, les statistiques issues de leurs travaux ne permettent pas de procéder à une extrapolation au niveau national.
Dans sa dernière étude sur la radicalisation en prison, remise à la direction de l'administration pénitentiaire en juin 2014, le sociologue Farhad Khosrokhavar a étudié quatre établissements : Fleury-Mérogis, Fresnes, Lille-Séquedin et Saint-Maur. Sous cette réserve méthodologique, il estime que « la proportion [de musulmans], dans les grands établissements de l'Ile-de- France ou des villes comme Lyon, Strasbourg, Lilles ou Marseille pourrait largement dépasser le taux de 50% des détenus .»
Enfin, il convient de s'interroger sur la nécessité de produire des statistiques religieuses alors même qu'il serait difficile de déterminer des critères d'appartenance. En effet, si le catholicisme peut se comprendre à travers des notions de « pratiquant » ou de « non pratiquant », ces concepts ne s'adaptent que très partiellement au culte musulman.
Votre rapporteur reconnaît qu'il est utile et nécessaire de déterminer les besoins de la population incarcérée pour une organisation optimale du droit des personnes détenues à l'exercice de leur religion . Selon l'article R. 57-9-3 du code de procédure pénale, la personne détenue est informée à son arrivée dans un établissement de son droit de recevoir la visite d'un ministre du culte et d'assister aux offices religieux. Lors de cet entretien ou ultérieurement, une personne détenue peut déclarer son intention de pratiquer une religion afin que l'aumônier de son culte en soit informé. Aussi, à partir de ces déclarations, l'administration pénitentiaire a la possibilité d'évaluer les besoins et d'organiser éventuellement le recrutement de nouveaux aumôniers locaux.
De même, il est demandé aux nouveaux détenus, lors des « entretiens arrivants », de choisir un type de menu, classique, sans viande ou sans porc. À partir de cette information, l'administration pénitentiaire permet aux détenus de bénéficier d'une alimentation compatible avec leurs prescriptions religieuses.
Néanmoins, ces données ne peuvent présumer de la religion des personnes détenues. Un détenu peut pratiquer plusieurs cultes ou déclarer vouloir rencontrer un aumônier sans pratiquer la religion. Une personne peut également observer la pratique de certains rituels religieux sans se considérer d'une appartenance à un culte.
Lors de son audition par votre rapporteur, l'aumônier national musulman en prison, M. el Alaoui Talibi, a rappelé que la détention provoque un choc important. Dès lors, nombre de personnes cherche dans la religion une forme de soutien. Le bureau du renseignement pénitentiaire partage cette analyse. M. el Alaoui Talibi a également parfois constaté que des détenus condamnés pour des faits graves de viols ou d'agressions sexuelles , notamment sur des enfants, susceptibles d'être la cible de violences de la part de leurs codétenus, adoptent parfois les rituels du culte musulman pour se mettre sous la protection de la communauté . Cette pratique, parfois rigoriste, voire fondamentaliste, peut être superficielle et abandonnée à la sortie de détention, autant qu'elle peut être le signe d'une conversion.
* 53 Article 2, alinéa 2 de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l'État : «pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. »
* 54 A été agréée en mai 2014 une aumônière nationale des prisons pour le culte bouddhiste en France.
* 55 Circulaire du 20 septembre 2012 relative à l'agrément des aumôniers rémunérés ou bénévoles, des auxiliaires bénévoles d'aumônerie des établissements pénitentiaires et des accompagnants occasionnels d'aumônerie ; NOR : JUSK1240021C.
* 56 Dans la limite du montant de l'enveloppe allouée par l'administration à un culte, ce sont les aumôniers nationaux qui répartissent les indemnisations entre les différents aumôniers.
* 57 La cantine désigne le service permettant aux détenus d'acquérir des biens et des services avec les sommes figurant sur la part disponible de leurs comptes nominatifs.
* 58 Décret du 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire
* 59 Cette analyse juridique se fonde sur une étude adoptée par l'assemblée générale du Conseil d'État le 19 décembre 2013 suite à la saisine du Défenseur des droits : la direction de l'administration pénitentiaire est fondée à « restreindre le droit à la liberté d'expression religieuse » des personnels eu égard aux caractéristiques du service public pénitentiaire.
* 60 Rapport d'information n°94 du 12 novembre 2014, « Lutte contre les discriminations », par Mme Esther Benbassa et M. Jean-René Lecerf.
Le rapport est disponible à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/r14-094/r14-0941.pdf
* 61 Farhad Khosrokhavar, L'islam en prison, Balland Publishers, Paris, 2004.
* 62 L'ouvrage « L'islam en prison » précédemment cité appuie son étude sur un travail réalisé pendant deux ans dans trois prisons situées en Ile-de-France et au Nord de la France.