III. L'INDUSTRIE MUSICALE, UNE INDUSTRIE
SINISTRÉE
EN ATTENTE D'UN RENOUVEAU QUE L'ACTION PUBLIQUE DOIT MIEUX
FAVORISER
C'est l'industrie musicale qui a le plus souffert du choc du numérique. Depuis, graduellement, des réponses sont apportées à la crise qu'elle a subie.
Mais les besoins de régulation insatisfaits demeurent considérables. On en aborde quelques-uns dans ce chapitre. Mais il va de soi que l'urgence de parvenir à une régulation internationale d'Internet débouchant sur la suppression des rentes du numérique vaut tout particulièrement pour l'industrie musicale.
A. L'EXPLOITATION MUSICALE TRADITIONNELLE AFFECTÉE PAR UNE CRISE...
Si selon les chiffres fournis par le Syndicat national des éditeurs phonographiques (SNEP), l'année 2013 a vu pour la première fois depuis 12 ans le chiffre d'affaires de la musique enregistrée en France progresser, de 0,8 % par rapport à 2012, ce résultat ne vient pas remettre en cause le constat d'un effondrement tendanciel de cette industrie.
Hors droits voisins (copie privée, radio, télévision,..), le chiffre d'affaires de la musique enregistrée qui atteignaient 1,3 milliard d'euros en 2002 ne s'élevait plus qu'à 489 millions d'euros en 2012, soit une chute de 60 % en dix ans et une perte de recettes de 811 millions.
La dégringolade semble inexorable même si pour les seules années comprises entre 2007 et 2012, le marché de la musique enregistrée a légèrement ralenti ses pertes avec un recul de ses recettes de 224 millions d'euros, soit 32 % de sa valeur initiale, mais avec des effets amplifiés sur le nombre des emplois puisqu'au cours de de cette période les maisons de disque ont licencié 50 % de leurs effectifs.
En six ans, le marché français a perdu près du tiers de sa valeur
Source : Syndicat national de l'édition phonographique
Dans ces conditions, les données fournies par le SNEP pour 2013 qui ne sont pas exhaustives et sont influencées par des succès populaires exceptionnels ne sauraient être vues comme le témoignage d'une reprise, ni même d'une inversion de la courbe descendante du chiffre d'affaires de la musique enregistrée. Au demeurant, l'année 2014 semble à nouveau défavorable.
B. ... DONT LES PROGRÈS DE L'EXPLOITATION NUMÉRIQUE SONT LARGEMENT RESPONSABLES
Si la demande adressée aux biens culturels tend à se dévitaliser sous l'effet de variables générales liées aux modes de vie (le temps contraint progresse), à des circonstances économiques (la faible dynamique du pouvoir d'achat oblige à des arbitrages qui pénalisent les « biens supérieurs ») et à une déformation de la structure démographique, la diffusion du numérique ressort comme un phénomène purement « disruptif » qui a bouleversé l'économie musicale.
1. L'offre numérique légale ne compense pas le déclin des supports traditionnels
Un constat s'impose : la baisse des ventes physiques qui constituent encore entre 70 % et 80 % des ventes du secteur n'a pas été compensée par la croissance du chiffre d'affaires engendrée par l'augmentation de l'exploitation numérique des oeuvres musicales.
Malgré le sursaut des ventes physiques en 2013 (+ 1 %), la concurrence des autres accès ne devrait pas cesser d'exercer ses effets, d'autant que le réseau des disquaires a connu des déboires majeurs (fermeture du magasin Virgin en 2013, difficultés d'Harmunia Mundi, la FNAC ayant de son côté annoncé un plan social concernant 180 disquaires) ces dernières années dans un contexte marqué de longue date par la disparition des petits commerces de disques.
Par ailleurs, la logique économique 9 ( * ) veut que les offreurs et les demandeurs s'orientent davantage vers une musique numérisée, moins coûteuse à produire et susceptible d'une modulation des actes d'achats dans le contexte des progrès de « l'économie des usages » en complément à celle des achats de consommation.
L'exploitation numérique revêt quant à elle plusieurs modalités avec des dynamiques différenciées.
Globalement, le chiffre d'affaires de la musique accessible par voie numérique représente désormais 25 % des recettes de l'industrie musicale (125 millions d'euros en 2012). Sa croissance a été longtemps soutenue mais l'année 2013 a été marquée par une quasi-stagnation des produits (+ 0, 6 %).
Ses différentes composantes sont en phase d'évolution avec une montée en puissance du streaming tandis que le téléchargement paraît subir une débâcle.
Structure du marché de gros numérique
Source : Rapport de M. Christian Phéline
En 2013, si le téléchargement a subi un recul de 1 %, le streaming légal a encore progressé de 3,9 %, marquant, il est vrai, un net ralentissement par comparaison avec la progression observée entre 2011 et 2012 (+ 32 %). Le téléchargement demeure encore le premier pourvoyeur de recettes. Mais certains sites où il était particulièrement développé enregistrent à l'étranger des replis considérables qui pourraient bientôt toucher la France.
Le streaming , qui, contrairement au téléchargement, n'implique pas de possession définitive du titre a donc fait une percée notable.
En dépit du niveau relatif élevé du streaming en France par rapport à la situation des autres pays développés, il est généralement jugé vraisemblable que son ascension ne s'arrête pas, cette perspective représentant un souhait, sans doute un peu résigné, des professionnels.
Résigné en ce sens que le modèle économique du streaming , pour apparaître attractif pour les consommateurs, n'offre pas toutes les garanties de « monétisation » de la création musicale attendues par les producteurs et les créateurs.
Les plateformes de streaming se financent soit par achats des consommateurs, soit par des recettes publicitaires. Par ailleurs, il faut tenir compte de l'existence d'offres gratuites en « freemium ».
Or, outre que ces offres confortent le déclin du consentement à payer des consommateurs, leur vulnérabilité aux choix publicitaires est un élément de préoccupation qui aboutit à déstabiliser l'économie du secteur et les relations contractuelles entre acteurs de la filière.
2. Un phénomène massif d'attrition de la valeur économique aux composantes complexes
L'attrition de la valeur du secteur ne provient pas seulement de la concurrence des usages illicites mais également des logiques portées par la numérisation des usages.
À cet égard, le rapport de M. Christian Phéline insiste sur la « captation massive de valeur par l'aval ».
Avant que d'en exposer les termes, sans doute est-il nécessaire d'évoquer la responsabilité de variables économiques plus concrètes que celles, « conventionnelles » 10 ( * ) , qui viennent à l'esprit lorsqu'on se réfère à des processus de répartition.
La numérisation s'inscrit dans une façon de produire et de distribuer qui rompt radicalement avec celle qui prévaut dans le champ du « physique ».
Les fonctions de production diffèrent, et les coûts avec, des modalités de diffusion sont, elles aussi, entièrement différentes et la génération de revenus avec. Les logiques économiques appliquées aux jeunes sont évidemment sans commune mesure.
Il n'est pas certain que l'analyse économique de la production numérique soit arrivée à son terme.
Mais quelques traits distinctifs peuvent être mis en évidence pour construire l'identité économique du numérique : des coûts fixes massifs, une vocation à la diffusion universelle, la patrimonialisation de l'actif, c'est-à-dire l'inscription de la valorisation des firmes dans le temps (et, du coup, l'existence d'erreurs sur les anticipations et de bulles d'actifs).
Ces traits donnent une certaine vraisemblance à l'idée que, même sans se référer à des problèmes de rapports de force dans la négociation des contrats qui structurent le partage de la valeur des « objets » numérisés, l'économie numérique déclenche par là-même et pour un temps encore indéfini, une réduction du prix de ces objets.
Dans ce contexte, les phénomènes de dévalorisation observés ces dernières années sont d'une interprétation difficile.
Deux propositions peuvent en être tirées :
- une marche aurait été descendue une fois pour toutes en lien avec la baisse des coûts de production permise par le numérique, si bien que la désinflation qui a touché la musique serait structurelle ;
- le niveau actuel des prix n'est que transitoire, en lien avec des stratégies de firmes occupées à atteindre des positions d'oligopoles, sinon monopolistiques, et non à maximiser leurs recettes d'exploitation, de sorte que la monétisation de la musique reprendra, à terme, une certaine dynamique.
Quoi qu'il en soit, il existe bien un risque que les barrières à l'entrée dressées par les grandes entreprises de l'Internet ne se traduisent par une réduction de la diversité musicale et par un effondrement du « surplus » revenant aux autres acteurs de la chaîne : consommateurs, producteurs indépendants et artistes.
* 9 La logique esthétique en ressort affectée au vu de la qualité d'écoute douteuse de nombre de supports numériques.
* 10 Il s'agit d'évoquer l'économie des conventions et en particulier les équilibres de négociation sur les marchés.