B. LA MAITRISE D'OUVRAGE : UNE RÉFORME DIFFICILE ET UNE NOUVELLE CHARGE POUR LES COLLECTIVITÉS
Les difficultés liées à la modernisation du régime des monuments historiques, et plus particulièrement au transfert de la maîtrise d'ouvrage, constituent certainement un des points inquiétants dans la mise en oeuvre des politiques publiques patrimoniales. Cette question, abordée par votre commission les années précédentes, était un peu trop récente pour que l'on puisse réellement en apprécier les effets négatifs.
Rappelons que la philosophie de cette réforme s'appuyait sur deux axes :
• la
restitution au propriétaire de la
responsabilité première en matière de
conservation
(article L. 621-29-1 du code du patrimoine)
et de maîtrise d'ouvrage des travaux
(article
L. 621-29-2 du code du patrimoine) sur son monument ;
• le recentrage du rôle de l'État,
s'agissant des monuments qui ne sont pas sa propriété,
sur :
- ses fonctions régaliennes (protection juridique des monuments, contrôle scientifique et technique) ;
- l'aide financière apportée, sous forme de subventions ou de déductions fiscales, aux travaux de conservation.
La réforme visait aussi une clarification des rôles en matière de maîtrise d'oeuvre des travaux sur les monuments historiques, en conformité avec le droit européen.
L'article L. 621-29-2 du code du patrimoine, créé par l'ordonnance n° 2005-1128 du 8 septembre 2005 relative aux monuments historiques et aux espaces protégés, affirme les prérogatives du propriétaire pour assurer la maîtrise d'ouvrage des travaux de restauration des monuments historiques, mettant fin à une interprétation de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques qui autorisait les services de l'État à assurer la maîtrise d'ouvrage des travaux sur les monuments classés quel que soit leur propriétaire. Cette réforme, qui applique aux propriétaires de monuments classés le droit commun de la maîtrise d'ouvrage, a été mise en place par le Gouvernement dans le cadre du Plan national pour le patrimoine.
Une circulaire du 20 décembre 2007, adressée à tous les préfets de région, a rappelé aux services déconcentrés le principe selon lequel l'État n'assure plus la maîtrise d'ouvrage sur les monuments qui ne lui appartiennent pas et a indiqué les modalités juridiques du transfert aux propriétaires des marchés en cours.
En juin 2008, le rapport Godderidge-Salins sur la maîtrise d'ouvrage des monuments historiques a formulé un certain nombre de préconisations, notamment sur la répartition de cette charge entre l'État et le CMN. En outre, ce long processus de réforme a débouché sur la publication d'une série de décrets, notamment quatre décrets de juin 2009 très attendus pour mettre en oeuvre la réforme de la maîtrise d'ouvrage (la liste, qu'il est utile de rappeler, figure dans l'encadré ci-après).
LES DÉCRETS RELATIFS À LA RÉFORME
- décret n° 2007-487 du 30 mars 2007 relatif aux monuments historiques et aux zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (remplaçant le décret du 18 mars 1924 modifié, pris pour l'application de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques) ; - décret n° 2007-612 du 25 avril 2007 relatif à la Commission nationale des monuments historiques ; - décret n° 2007-1405 du 28 septembre 2007 portant statut particulier du corps des architectes en chef des monuments historiques et adaptation au droit communautaire des règles applicables à la restauration des immeubles classés ; - décret n° 2009-748 du 22 juin 2009 relatif à l'assistance à maîtrise d'ouvrage des services de l'État chargés des monuments historiques ; - décret n° 2009-749 du 22 juin 2009 relatif à la maîtrise d'oeuvre sur les immeubles classés au titre des monuments historiques ; - décret n° 2009-750 du 22 juin 2009 relatif au contrôle scientifique et technique des services de l'État sur la conservation des monuments historiques classés ou inscrits ; - décret n° 2009-751 du 22 juin 2009 relatif aux missions et aux rémunérations des techniciens-conseils agréés pour les orgues protégées au titre des monuments historiques. |
Il convient de noter que trois circulaires 5 ( * ) datées du 1 er décembre 2009 sont venues préciser les conditions de mise en oeuvre de ces textes.
Le rapport précité a préconisé la fusion de l'Établissement public de maîtrise d'ouvrage des travaux culturels (EMOC) et du SNT (service national des travaux), correspondant à la recommandation reprise par le Conseil de modernisation des politiques publiques du 11 juin 2008. Le ministre de la culture et de la communication a donc décidé en juillet 2009 le rapprochement du SNT et de l'EMOC. Christophe Vallet, inspecteur général des affaires culturelles, a été nommé président de l'Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture (OPPIC), établissement public à caractère administratif créé par le décret n° 2010-818 du 14 juillet 2010. Cet Établissement public administratif (EPA), dont la liste des opérations est fixée par des conventions annuelles de programmation, a dû dès août 2010 traiter les retards de paiement du SNT auxquels le CMN notamment devait faire face, des chantiers ne pouvant plus continuer faute de paiements. Mais les difficultés demeuraient. Comme l'indique le ministère de la culture : « L'envoi à l'OPPIC des AE pour l'engagement de nouvelles opérations a toutefois été retardé par l'impossibilité technique de transférer à l'OPPIC les AE déjà affectées ou engagées par le SNT. Il a fallu mobiliser temporairement des AE nouvelles pour permettre l'envoi à l'OPPIC des CP nécessaires pour le paiement des opérations en cours. La disponibilité de ces AE nouvelles n'a été retrouvée qu'en fin d'exercice, par l'inscription en LFR d'un volant d'AE « techniques » réouvrant sur le budget du ministère de la culture, les AE déjà engagées par le SNT pour les opérations reprises par l'OPPIC.
Le conseil d'administration du 15 décembre 2010 a approuvé une nouvelle convention de programmation annuelle pour l'année 2011, confiant à l'OPPIC la réalisation d'un programme d'opérations d'un montant de 11,75 M€ en AE et de 35,32 M€ en CP sur le programme 175 ».
Votre rapporteur souhaite ici relever plusieurs difficultés qui mettent en évidence l'insuffisant accompagnement de la réforme de la maîtrise d'ouvrage qui illustre, selon notre collègue Yann Gaillard 6 ( * ) , l'un des « errements de la politique du patrimoine ».
1. Une charge difficilement soutenable pour les plus petites collectivités
Votre commission avait souligné dès l'année dernière la situation particulièrement inquiétante pour les collectivités territoriales de taille modeste, non dotées de personnels spécialisés. En outre, d'autres collectivités, plus importantes, se trouvent confrontées à des restructurations, qui ne leur permettent pas de se consacrer pleinement à cette nouvelle responsabilité.
De ce point de vue, la réforme s'est malheureusement inscrite dans une conjoncture qui ne lui était pas favorable, notamment dans un contexte de crise des finances locales qui étrangle les collectivités devant aujourd'hui porter à bout de bras une politique patrimoniale pourtant indispensable.
Pour compenser, au moins partiellement, ces difficultés, les textes (article L. 21-29-2 du code du patrimoine) ont certes prévu que, dans certains cas, les services de l'État chargés des monuments historiques (DRAC) peuvent apporter une assistance à maîtrise d'ouvrage, gratuite ou payante, aux propriétaires de monuments historiques. Une telle mesure est également prévue pour les travaux de restauration des objets et orgues classés (article L. 622-27 du code du patrimoine).
Comme l'a indiqué le ministère de la culture dans ses réponses au questionnaire budgétaire, « l'assistance à maîtrise d'ouvrage n'a pas vocation à être la règle » et la montée en charge progressive de l'exercice direct de la maîtrise d'ouvrage par les collectivités territoriales, ou du recours à des prestataires privés, devrait limiter la charge de travail des services de l'État dans le cadre de cette assistance. Par ailleurs, cette assistance n'est pas de droit, mais elle est accordée par le préfet au vu notamment du plan de charge des services. Si elle rencontre un certain succès dans certaines régions (Bretagne, Nord-Pas-de-Calais), cette possibilité d'assistance à maîtrise d'ouvrage reste encore peu développée dans la plupart des autres. Or le témoignage des collectivités montre que les moyens des DRAC sont extrêmement limités et que l'accompagnement reste exceptionnel et très insuffisant au regard des besoins.
Le sort des petites communes est pourtant très important car le patrimoine bâti est souvent le seul accès à la culture en milieu rural. Désormais maîtres d'ouvrage, elles doivent assurer études, consultations, choix d'architectes, engagement des travaux et avances pour pouvoir toucher des subventions : elles en sont pour une immense majorité complètement incapables, faute de services et de moyens . Or, les diminutions d'effectifs dans les DRAC et la difficulté pour leurs ingénieurs de se projeter aux confins des régions pour aider ces communes font apparaître les limites des textes qui prévoient une assistance par l'État à la maîtrise d'ouvrage des communes.
On assiste par ailleurs à une multiplication des entités de substitution au régime de maîtrise d'ouvrage centralisée : associations issues d'une collectivité pour aider les maires (comme l'ADAC, agence départementale d'aide aux collectivités d'Indre et Loire), établissements publics à caractère commercial et industriel (EPIC), sociétés d'économie mixte (SEM), etc. Chaque territoire s'organise donc en fonction de ses moyens, mais ceux-ci étant inégaux, il existe un fort risque de « balkanisation » de la politique en faveur des patrimoines . Une réflexion sur la généralisation des agences régionales du patrimoine sur le modèle de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur devient nécessaire pour envisager un accompagnement efficace sur l'ensemble du territoire.
Enfin, il faut noter que la mise en concurrence pour le choix de la maîtrise d'oeuvre pour les monuments historiques appartenant à des propriétaires privés et publics autres que l'État, a induit des effets pervers préjudiciables aux collectivités. En effet, répondant aux exigences du droit communautaire de la concurrence, cette réforme a profondément changé le rôle des architectes en chef des monuments historiques (ACMH). Alors que dans un cadre de monopole territorial ils aidaient en amont à définir les exigences propres à la maîtrise d'oeuvre, ils sont aujourd'hui en situation de mise en concurrence et ne peuvent plus apporter leur expertise technique aux collectivités qui se trouvent aujourd'hui prises au dépourvu.
2. Des difficultés passées pour le Centre des monuments nationaux qui doivent aujourd'hui laisser place à la garantie de la péréquation
Le rapport Godderidge-Salins précité indiquait que le CMN devait assurer la maîtrise d'ouvrage des travaux sur les monuments qui lui sont confiés par l'État. Pour cela le rapport préconisait le transfert de 58 emplois de l'État vers le CMN et une organisation centralisée du service de maîtrise d'ouvrage. Il incitait le CMN à une réflexion sur les gains de productivité nécessaires et recommandait de faire appel à des prestataires privés tant pour assurer l'assistance à maîtrise d'ouvrage que la maîtrise d'oeuvre des travaux de réparation, en ayant recours à des architectes du patrimoine.
Finalement les arbitrages ont débouché sur un transfert de 33 équivalents temps plein travaillé (ETPT), transférés des DRAC, des SDAP et du SNT vers cet établissement public. Le recrutement du nouveau directeur de la maîtrise d'ouvrage est intervenu en mai 2009 et les équipes ont été constituées, mais pas en totalité, à la fin de l'année 2010. L'équipe de maîtrise d'ouvrage est principalement située à Paris et seuls quelques emplois sont situés dans les régions où la densité de monuments nationaux est importante (PACA, Rhône-Alpes...). Cette équipe n'étant pas encore entièrement constituée en 2009, il a été décidé de reconduire de façon partielle les conventions de mandat entre le CMN et l'État, afin de ne pas interrompre des travaux en cours. Ce système transitoire a pris fin au 1er janvier 2010, et une décision de débloquer 11 emplois supplémentaires a permis les recrutements qui tardaient faute de candidatures suffisantes, les personnels du SNT ayant pu exercer leur droit d'option.
Une analyse de la Cour des comptes, présentée dans le rapport 7 ( * ) de notre collègue Yann Gaillard a mis en évidence deux points que votre rapporteur souhaite ici souligner. Tout d'abord, la mise en oeuvre de la nouvelle compétence doit être suivie au regard de la nouvelle organisation du CMN. Comme le rappelle le rapport de la Cour : « le retard pris dans la conclusion des schémas directeur de sites souligne à nos yeux les limites d'un processus fondé sur l'articulation entre neuf directions du siège et une quarantaine d'administrateurs. Quant au dispositif de référents locaux, il doit encore prouver son efficacité, notamment pour la conduite de chantier. La pertinence de cette organisation devra être réexaminée une fois la phase d'intégration de la compétence nouvelle passée. Nous pensons donc que cette organisation appelle la vigilance ».
En outre, le fonds de roulement particulièrement élevé en raison des retards pris dans la mise en oeuvre de la nouvelle compétence de maîtrise d'ouvrage place l'établissement public dans une situation particulière. En effet, les montants accumulés pour l'exercice de cette mission ont accru le fonds de roulement qui à la fin de l'année 2009 atteignait plus de 60 millions d'euros et 88 millions d'euros à la fin de l'année 2011. Les crédits alors sous-consommés serviront en 2012, d'après les informations présentées à votre rapporteur, à des projets de restauration du Panthéon (27,4 millions d'euros), du château de Champs-sur-Marne (8,14 millions d'euros), des remparts du Mont-Saint-Michel (5,2 millions d'euros), des châteaux de Jossigny (2,9 millions d'euros) et d'Azay-le-Rideau (2,5 millions d'euros).
Mais votre rapporteur s'interroge sur l'avenir du financement des projets qui devront être menés au-delà de 2012 . Une fois le fonds de roulement apuré, il faudra donner les moyens au CMN d'assurer la péréquation dont le principe devrait être introduit dans le code du patrimoine par la proposition de loi relative au patrimoine monumental de l'État de Mme Françoise Férat et M. Jacques Legendre, adoptée en deuxième lecture au Sénat, le 3 novembre dernier.
Si l'État maintient sa subvention de 15 millions d'euros (et de 15,5 millions d'euros en AE), le produit de la fraction du prélèvement sur les jeux en ligne a été ramené par l'Assemblée nationale à 8 millions d'euros (au lieu de 10) par le dispositif d'écrêtement des taxes affectées institué par l'article 16 ter du projet de loi de finances pour 2012. Le contexte de crise et la remise en cause de la fiscalité affectée au financement de politiques culturelles par divers travaux parlementaires 8 ( * ) font naître des inquiétudes sur le maintien d'un niveau suffisant des crédits, au-delà de 2012, pour entretenir le parc monumental dont le CMN est responsable.
* 5 Circulaire du 1 er décembre 2009 relative à la maîtrise d'oeuvre des travaux sur les monuments historiques classés ; circulaire du 1 er décembre 2009 relative à l'assistance à maîtrise d'ouvrage des services de l'État chargés des monuments historiques ; circulaire du 1 er décembre 2009 relative au contrôle scientifique et technique des services de l'État sur la conservation des monuments historiques classés ou inscrits.
* 6 Rapport d'information n°48 du 19 octobre 2010 « Centre des monuments nationaux : un colosse aux pieds d'argile » (2010-2011).
* 7 Rapport d'information n° 48 du 19 octobre 2010 « Centre des monuments nationaux : un colosse aux pieds d'argile » (2010-2011).
* 8 Rapport d'information n° 708 de M. Philippe Marini préparatoire aux débats d'orientation des finances publiques pour 2012 (2010-2011). Rapport d'information de MM. Richard Dell'Agnola, Nicals Perruchot et Marcel Rogemont n°3798 (XIII législature).