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N° 357
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015
Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 mars 2015 |
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
PRÉSENTÉE EN APPLICATION DE L'ARTICLE 34-1 DE LA CONSTITUTION,
relative au maintien d'une administration et de politiques publiques dédiées aux Français rapatriés d' outre-mer pour prendre en compte leurs ultimes et légitimes attentes ,
PRÉSENTÉE
Par Mme Christiane KAMMERMANN,
Sénateur
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le sommet de la francophonie s'est déroulé à Dakar les 29 et 30 novembre 2014. Cette rencontre qui se tient tous les deux ans a réuni les chefs d'État et de gouvernement de l'organisation internationale de la francophonie (OIF) qui dispose de la personnalité juridique.
« Ma patrie c'est la langue française » a dit Albert CAMUS. « Je suis un métis culturel franco-africain » a prononcé Léopold Sédar SENGHOR. Ces déclarations illustrent le sens du projet francophone qui est l'appartenance à un espace commun excédant largement les limites naturelles de la France.
En effet, il n'y a pas les Français et les autres qui seraient les francophones recréant ainsi entre les premiers et les seconds une nouvelle frontière. Il y a une proximité singulière et multiséculaire que confère le partage d'une même langue par actuellement 220 millions de personnes, chiffre qui devrait atteindre 400 millions en 2025 et 700 millions en 2050. La langue française a un statut officiel dans 35 pays sur les cinq continents ce qui le place au 2 e rang après l'anglais (45 pays) et avant l'arabe (25 pays), l'espagnol (20 pays), le portugais (7 pays), l'allemand (5 pays), le chinois (3 pays).
Cette situation confère à la langue française la mission de lutter contre le risque d'une uniformisation linguistique mondiale et, en fin de compte, de la civilisation. Comme le proclame la charte de la francophonie du 23 novembre 2005, la langue française favorise « le dialogue des cultures, des civilisations et la culture du dialogue ».
Cette ambition francophone n'est pas plus irréaliste que le projet européen. Elle n'est en rien ressentie comme un prolongement désuet et hypocrite de la domination coloniale. La dimension institutionnelle francophone a été initiée par les anciens colonisés, avec la réserve initiale de la France et les deux premiers secrétaires généraux de l'organisation internationale de la francophonie ont été un égyptien, M. BOUSTROS-GHALI et un sénégalais, M. Abdou DIOUF, alors que le troisième détenteur de la fonction, désigné lors du sommet de Dakar, est une canadienne d'origine haïtienne, Michaëlle JEAN.
Au moment même où la francophonie prend un nouvel élan, une des composantes humaines de l'ensemble ayant le français en partage s'interroge sur sa place dans la communauté nationale, les politiques et institutions publiques. Il s'agit des Français qui ont dû quitter, il y a une cinquantaine d'années, des territoires antérieurement dans la mouvance française en raison des secousses qui, dans la plupart des cas, ont accompagné l'accession de ces territoires à une inévitable et légitime indépendance. Si environ 250 000 français vivent actuellement en Afrique, 1 500 000 de nos compatriotes provenant d'Afrique du Nord, essentiellement d'Algérie, et aussi d'Indochine, ont été conduits à venir se fixer en France entre 1956 et 1962.
Si la solidarité nationale n'a pas fait défaut en matière d'accueil, de réinstallation, de retraites, de dispositifs spécifiques aux harkis et leurs familles (allocation de reconnaissance et mesures sociales), les rapatriés n'ont pas toujours été accueillis avec aménité, les tensions enregistrées dans l'opinion publique par les guerres d'indépendance, spécialement celle d'Algérie, dressant contre eux une fraction de leur compatriotes métropolitains.
Deux exemples douloureux de cette incompréhension en attestent particulièrement.
Le premier tient au désarroi des harkis et de leurs familles. Il a eu pour origine leur accueil en France expéditif et sans fraternité qui a provoqué leur isolement culturel, économique et social, suscitant chez eux un ressentiment profond et quelque fois violent. S'est ajouté le traumatisme né des massacres d'anciens supplétifs de l'armée française après l'indépendance.
Le second a trait au retard et à l'insuffisance des mesures prises par le législateur français en matière d'indemnisation des biens spoliés, notamment en Algérie. En outre, même si la reconversion professionnelle est acquise, existe encore une centaine de réinstallés dans une profession non salariée qui, en particulier en raison de leur âge, sont en état de détresse sociale.
Se greffe sur ces malaises ressentis par la population concernée, que l'écoulement du temps n'a pas totalement atténués, le souci pour les familles de retrouver les traces d'environ 2000 personnes européennes disparues en Algérie, surtout en 1962, et le devenir de 600 cimetières et 400 000 tombes qui s'y trouvent.
Pourtant, les Français rapatriés adhérent tant à l'approfondissement de la francophonie qu'au renouveau des relations franco-algériennes qui s'est cristallisé dans la Déclaration sur l'amitié et la coopération signée à Alger par les deux présidents de la République, le 19 décembre 2012, à l'occasion d'une visite du chef de l'État français. Dans son préambule, ce texte profond et réconciliateur affirme que « les deux parties partagent une longue histoire et ce passé a longtemps alimenté entre nous des conflits mémoriels auxquels il est nécessaire de mettre un terme [et] pour cela regarder le passé, ensemble, avec lucidité et objectivité... La France et l'Algérie ont noué des liens humains, affectifs et culturels d'une exceptionnelle intensité dans tous les domaines ». Cette symbiose se traduit au niveau de la langue puisque 21 % des algériens sont francophones.
En prolongement de cette déclaration a été mis en place, dans le domaine économique, un comité intergouvernemental franco-algérien de haut niveau dont la deuxième réunion s'est tenue à Paris le 4 décembre 2014 avec la présence du Premier ministre d'Algérie. L'un des contrats conclus à cette occasion concerne la construction d'un site de production de gaz industriel à Annabac dans l'est algérien, trois semaines après l'inauguration d'une usine Renault près d'Oran fabriquant la première voiture algérienne.
L'actualité dans le domaine littéraire et artistique met également en évidence les résultats contrastés de la présence française en Algérie qui a permis de mêler des peuples, des cultures, des langues et par suite de tisser des liens indissociables transcendant les drames multiples nés des violences de la guerre d'indépendance qui a meurtri les deux peuples. L'écrivain algérien Kamel DAOUD dans un superbe roman « Meursault, contre-enquête », symétrique opposé de « l'étranger » d'Albert CAMUS, interpelle avec lucidité la relation algéro-française en renvoyant dos à dos les protagonistes du couple franco-algérien pour dépasser cet horizon qui brime l'avenir. Quand Kamel DAOUD après avoir reçu le 10 octobre 2014 le prix « François Mauriac » a appris la mort de son père il a prononcé cette phrase lumineuse : « Il ne parlait pas beaucoup, mais lorsqu'il voulait s'exprimer, il le faisait en français. Si bien que pour moi, cela n'a jamais été la langue du colon, de la violence, mais celle de la liberté. La seule valeur à défendre . »
Dans le même sens, un personnage du film franco-algérien « l'Oranais », de Lyes SALEM, diffusé depuis le 19 novembre 2014, déclare en 1960 : « La Méditerranée est bien peu de choses entre les peuples français et algérien et ce qui nous lie est bien plus important que ce qui peut nous séparer. Plus vite nous discuterons, mieux cela vaudra ».
Enfin dans la marche républicaine du 11 janvier 2015 rythmée par la ferveur populaire et habitée par l'esprit de fraternité et de refus de l'intolérance figuraient, en particulier, des chefs d'État de l'Afrique francophone et le ministre algérien des affaires étrangères.
La cause est donc entendue. Ceux des français ayant vécu outre-mer qui ont dû se rapatrier et leurs ascendants ne veulent pas être expurgés de la mémoire nationale alors que de l'Amérique du Nord (Québec, Louisiane) à l'Océanie (Polynésie, Wallis-et-Futuna, Nouvelle-Calédonie) en passant par l'Afrique (Maghreb, Afrique sub-saharienne...) et l'Asie (Syrie, Liban, ancienne Indochine) ils sont les co-fondateurs de la francophonie qu'illustrent avec éclat et ouverture d'esprit des personnes comme Kamel DAOUD et Lyes SALEM et tant d'autres sur les cinq continents.
Pourtant, les rapatriés, notamment ceux d'Algérie, ne peuvent que constater la dilution de leur présence dans les politiques et les administrations publiques : les deux structures qui leur étaient dédiées ont été supprimées. La structure de pilotage nationale des actions de l'État en direction de cette population, la mission interministérielle aux rapatriés (MIR), succédant depuis 2002 à d'autres organisations ministérielles ou administratives rattachées au Premier ministre, ne fonctionne plus depuis le milieu de l'année 2014. La mission interministérielle aux rapatriés a fait l'objet d'une abrogation formelle par le décret n° 2014-1696 du 29 décembre 2014. La structure chargée, pour l'essentiel, de l'indemnisation des biens des rapatriés expropriés par les nouveaux États indépendants, l'Agence nationale pour l'indemnisation des Français d'outre-mer (ANIFOM), a été abolie par la loi de finances initiale pour 2014.
Certes, l'office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC-VG) assure dorénavant, par l'intermédiaire de ses offices départementaux, la gestion des affaires relatives aux rapatriés, aux anciens combattants harkis et leurs familles. Mais contrairement aux autres ressortissants de l'office national des anciens combattants et des victimes de guerre, les rapatriés ne sont pas représentés en tant que tels dans le conseil d'administration de l'établissement public. Cette anomalie surprenante et malvenue s'accompagne de l'absence de mention des rapatriés dans la dénomination de l'office national des anciens combattants et des victimes de guerre faisant disparaitre la référence aux intéressés de toute appellation d'un ministère ou d'une administration conduisant une politique nationale en leur direction.
En outre, un rapport gouvernemental remis au Parlement en juin 2013 laisse peser une incertitude sur la nature et l'importance des mesures qui permettraient de clôturer définitivement le dossier des conséquences du rapatriement. Alors que ce rapport fait le bilan des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics depuis la loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l'accueil et des Français d'outre-mer, notamment en matière d'indemnisation des biens spoliés en Afrique du Nord, n'est pas abordé le taux de prise en charge des dépossessions résultant des trois lois d'indemnisation (celles du 15 juillet 1970, 2 janvier 1978 et 16 juillet 1987), quitte à se borner à un simple constat en la matière.
Néanmoins, selon l'Agence nationale pour l'indemnisation des Français d'outre-mer elle-même, établissement public de l'État, l'indemnisation n'a compensé que 58 % des préjudices subis en moyenne, les 42 % complémentaires ne pouvant être obtenus de l'Algérie qui s'estime dispensée d'appliquer les accords d'Évian ratifiés par le référendum d'autodétermination des Algériens du 1 er juillet 1962. Pour cet État les dépossessions initiales de biens sont celles intervenues lors de la conquête de l'Algérie.
Pourtant, la France a légiféré au titre de la solidarité nationale, l'indemnisation étant allouée par elle comme « avance sur les créances détenues à l'encontre des États étrangers ou des bénéficiaires de la dépossession » (loi du 15 juillet 1970).
Dès lors, apparaît la complexité d'un parachèvement éventuel de l'indemnisation, problème dont l'origine est déjà ancienne et qui, se posant aux deux pays concernés, requiert leur concertation.
L'actuel chef de l'État est pleinement conscient de cette situation insatisfaisante. Dans un courrier à deux présidents d'associations de rapatriés, dans le cadre de la campagne pour l'élection présidentielle de 2012, il envisage la création d'une commission composée du premier président de la Cour des comptes et des présidents des commissions des finances de deux assemblées, chargés de faire un bilan de l'indemnisation, même si ses éventuelles conclusions ne déboucheraient que lorsque la conjoncture budgétaire l'autoriserait. Par suite, le dossier de l'indemnisation n'est pas fermé à tout jamais sans pour autant qu'existe une certitude sur les contours d'une solution.
L'approfondissement de la francophonie, et plus particulièrement celui des rapports fraternels avec l'Algérie, est une nécessité impérative pour les femmes et les hommes qui ont le français en partage et une histoire commune. Pour que toutes les composantes de cette communauté de destin s'y associent sans réserve, il est souhaitable que soient prises en considération, les attentes légitimes encore exprimées par les Français rapatriés d'outre-mer et leurs enfants.
Tel est le sens de la présente proposition de résolution que je vous demande d'adopter.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article
Le Sénat,
Vu l'article 34-1 de la Constitution,
Vu les articles 1 à 6 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution,
Vu le chapitre VIII bis du règlement du Sénat,
Considérant que le nouvel élan de la francophonie doit être encouragé et salué,
Considérant que les mesures ultimes en direction des rapatriés nécessitent l'existence d'une administration spécifique,
1. Souhaite que les Français rapatriés d'Outre-Mer soient spécifiquement représentés dans le conseil d'administration de l'Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC-VG), comme le sont les autres ressortissants, et que la dénomination de l'office comporte une référence à la population concernée,
2. Souhaite que cet établissement public maintienne ses interventions sociales en faveur des anciens membres des formations supplétives de l'armée française et de leurs familles et l'étende aux réinstallés dans une profession non salariée en situation de précarité sociale,
3. Émet le voeu que soit mise en place, sous l'égide de l'État, une commission chargée des recherches portant sur les personnes d'origine européenne portées disparues, essentiellement en 1962, et présumées décédées,
4. Souhaite que les pouvoirs publics maintiennent leurs efforts pour favoriser la formation qualifiante et l'accès à l'emploi dans le secteur marchand et le secteur public des enfants des anciens supplétifs,
5. Prend acte de ce que les lois d'indemnisation qui n'avaient pas pour finalité de se substituer aux bénéficiaires des dépossessions ont représenté, en moyenne, 58 % des préjudices subis,
6. Émet le voeu que soient explorées, avec toutes les parties prenantes, les voies permettant le cas échéant, de clôturer le dossier de l'indemnisation.