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N° 241
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012
Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 janvier 2012 |
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d'une commission d'enquête sur l' évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales ,
PRÉSENTÉE
Par Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, M. Éric BOCQUET, Mme Marie-France BEAUFILS, M. Thierry FOUCAUD, Mme Éliane ASSASSI, M. Michel BILLOUT, Mmes Laurence COHEN, Cécile CUKIERMAN, Annie DAVID, Michelle DEMESSINE, Évelyne DIDIER, MM. Christian FAVIER, Guy FISCHER, Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN, MM. Robert HUE, Gérard LE CAM, Michel LE SCOUARNEC, Mmes Isabelle PASQUET, Mireille SCHURCH, MM. Paul VERGÈS et Dominique WATRIN,
Sénateurs
(Envoyée à la commission des finances et, pour avis, à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale)
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
L'intégration de la France dans un ensemble européen de libre circulation des capitaux, l'interaction des économies nationales dans un ensemble plus large, la mobilité croissante des hommes, des capitaux, des technologies, tout concourt, depuis plusieurs décennies, à réduire l'efficacité de notre fiscalité.
Dans de nombreuses entreprises, pour de riches particuliers, l'optimisation fiscale est devenue une sorte de « principe vital », dans le cadre d'opérations procédant parfois de l'évasion fiscale légale et parfois de la dissimulation pure et simple et de la fraude.
Des sommes tout à fait considérables, relevant notamment de l'impôt sur le revenu, de l'imposition des patrimoines sous toutes ses formes, de l'impôt sur les sociétés, sont aujourd'hui largement soustraites à l'application de notre droit fiscal et participent, par voie de conséquence, à la création des déficits budgétaires que nous pouvons constater.
Des estimations évaluent en effet à quelques 50 à 80 milliards d'euros par an le montant des pertes de recettes fiscales et sociales dues à la fraude, somme à rapprocher des 80 milliards d'euros de déficit pour 2012.
Cette fraude provient à la fois d'opérations menées sur le territoire national, mais aussi de démarches conduites au niveau international, notamment en sollicitant les législations bancaires et fiscales de certains pays et territoires.
Et l'évasion fiscale peut aussi prendre l'apparence d'une opération menée avec des territoires sous administration française mais non compris dans le champ géographique du droit fiscal ordinaire, et notamment nos collectivités d'Outre Mer.
Il apparaît que les moyens aujourd'hui mobilisés pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscales ne sont pas à la hauteur des attentes et des enjeux.
Plutôt que de lutter contre la fraude fiscale, véritable manquement à l'obligation citoyenne de s'acquitter de sa juste contribution à la charge publique, Nicolas SARKOZY et son Gouvernement se sont accommodés de dispositifs de légalisation de ce qui procédait jusque là du non respect des lois et règlements, avec une taxation minimale adaptée.
L'exemple en fut donné, il y a peu encore, avec la mise en place de la fameuse « cellule de dégrisement » créée au ministère des Finances pour résoudre les situations fiscales d'un certain nombre de contribuables ayant déposé sur les comptes d'établissements bancaires suisses une partie de leurs revenus.
Le Gouvernement eut d'ailleurs beau jeu, alors, de présenter comme un élément de la lutte contre la fraude fiscale le fait de récupérer un milliard d'euros auprès de ces contribuables, alors même que ces sommes, malgré leur importance, n'étaient que le produit de transactions entre les intéressés et notre administration fiscale.
De toute évidence, seule une infime partie émergée de l'iceberg fut ainsi entraperçue.
En 2003, dans le cadre de la directive épargne, le principe de l'échange automatique d'informations a été acté entre la France et ses partenaires de l'Union, à l'exception notable du Luxembourg et de l'Autriche, dont une bonne partie de l'économie dépend de l'activité de prestataires de services financiers.
Le bilan de l'application de la directive est plutôt maigre, se situant, pour 2010, à 500 000 euros pour l'Autriche et 11,3 millions d'euros pour le Luxembourg, et les deux pays freinent toute révision avec énergie, prétextant notamment des accords « Rubik » que la Suisse a passé avec l'Allemagne ou le Royaume Uni, pour gager l'extinction de toute procédure de recouvrement contentieux par versement d'une contribution quasi forfaitaire aux autorités helvétiques.
Le cadre de la directive épargne doit être interrogé, de même que la multiplication des montages les plus divers permettant à la fois de dissimuler des biens d'une certaine valeur, comme des actifs immatériels ou des résultats financiers et comptables d'entreprises.
Il suffit de créer un trust matérialisé dans le port franc de Genève pour cacher des toiles de maître et il suffit de créer une filiale sans autre activité particulière que celle de rendre des « services » en matière de gestion de groupe dans l'île d'Aruba ou celle de Sint Maarten pour que des bénéfices puissent échapper à une imposition trop lourde (technique dite du « sandwich hollandais » qui tire parti du faible taux d'imposition en vigueur dans les Antilles néerlandaises.
Les faits et les chiffres en jeu, notamment au moment où l'on met en oeuvre des politiques destinées à réduire les déficits publics, nécessitent pleinement examen.
Dans un autre ordre d'idées, et singulièrement depuis l'été 2008 et le début de la grave crise des marchés financiers, dans le droit fil de la crise des subprimes et de la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, nous avons été amenés à débattre de conventions fiscales internationales, portant notamment sur les échanges d'informations entre administrations, pour afficher une volonté de lutte contre les paradis fiscaux.
Notre groupe a d'ailleurs eu l'occasion, à plusieurs reprises, de mettre en question cette subite poussée de signatures de conventions fiscales internationales dont on peut surtout regretter qu'elles ne soient pas encore soumises à une juste évaluation.
Ce processus de conventionnement fiscal généralisé a surtout permis de rendre « présentables » un certain nombre des pratiques pourtant parfaitement discutables des entreprises et des particuliers de notre pays, tendant à tirer parti de toute possibilité d'optimisation fiscale.
Trois ans après l'été 2008, rien ne semble devoir prouver l'absolue pertinence ni l'efficacité des accords internationaux qui ont été ainsi négociés et passés, si ce n'est que le vernis de la légalité s'est posé sur toutes les opérations menées vers ou en provenance de ces paradis fiscaux ou pays à fiscalité « souple ».
La révélation, par l'étude de la Cour des Comptes, du faible taux d'imposition des plus grandes entreprises de notre pays, semble devoir beaucoup aux procédés couramment utilisés pour ce faire et notamment les entreprises de dimension internationale.
Celles-ci recourent massivement aux techniques des prix de transfert (relativement mesurables quand il s'agit de biens matériels, ceux-ci sont plus difficiles à évaluer, quand il s'agit de services de caractère immatériel), aux « carrousels » de TVA intracommunautaire, comme aux méthodes visant à restructurer les groupes en fonction des opportunités de traitement juridique et fiscal propres à dégager des économies d'impôt.
Ce n'est sans doute pas pour rien que le groupe Arcelor Mittal, pourtant largement présent dans le cadre d'usines implantées en Belgique, au Luxembourg, en France ou en Espagne, a établi son siège social aux Pays Bas...
De même, quand une grande marque du luxe comme LVMH commercialise sa production matérielle à partir d'un pays comme la Suisse, elle peut largement échapper à l'imposition.
Et si ces conventions tous azimuts ont limité sur le papier la liste noire des « territoires non coopératifs », elles n'ont pas permis de modifier les pratiques, ou de revenir sur la dérégulation des marchés financiers, véritable plaie de l'économie moderne, largement encouragée depuis le début des années 70, amplifiée dans les années 80 et 90, et perfectionnée avec la mise en place de la monnaie unique européenne.
Paradoxe, en effet : l'euro, cette monnaie unique qui devait nous protéger des effets pervers de l'inflation, des dévaluations compétitives, du non respect des règles commerciales et d'échange les plus équitables, se trouve aujourd'hui l'un des principaux instruments de la spéculation financière, les acteurs des marchés usant et abusant des profondes inégalités de développement et de situation économique et budgétaire des États embarqués dans l'aventure de la monnaie unique.
L'ensemble de ces observations appelle donc, de notre point de vue, la constitution d'une commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France, et ses incidences fiscales .
Cette action de contrôle du Sénat s'avère d'autant plus urgente et nécessaire que la situation des comptes publics s'est nettement et rapidement dégradée, et que, pour seule réponse, le Président de la République et son Premier ministre soumettent le pays à une rigueur renforcée.
Lutter contre la fraude fiscale, notamment quand elle vise la mobilité exclusive des capitaux et des actifs vers des cieux fiscalement cléments, est donc un objectif prioritaire.
Entre 2006 et 2010, les procédures d'examen de situation fiscale personnelle, destinées aux contribuables les plus importants, ont vu leur nombre baisser de 15 %.
Sans épuiser le sujet, plusieurs priorités et orientations peuvent être données à cette commission d'enquête
Tout d'abord, inventorier, autant que possible, et évaluer les dispositions législatives et réglementaires qui, à partir du territoire national, continuent de favoriser l'évasion fiscale.
La disparition du régime du bénéfice mondial consolidé ne règle pas, par exemple, le problème du régime spécifique d'imposition des groupes, des prix de transfert, des opérations sur TVA intracommunautaire ou celui des restructurations « juridiques » (trusts, filialisation...) tendant à optimiser les activités d'un groupe au plan fiscal.
Ensuite, procéder à l'évaluation de la coopération fiscale internationale mise en oeuvre par la France, qu'il s'agisse de nos plus proches voisins, partenaires de la zone euro ou de l'Espace Economique Européen, comme d'autres pays, singulièrement ceux qui ont pu être placés sur les listes « noire » ou « grise » de l'Organisation de la Coopération et du Développement Economiques.
De fait, dans les deux cas, procéder à une évaluation des contenus et des moyens (notamment matériels et humains) de notre stratégie fiscale nationale et internationale pour convenir de la définition de nouvelles propositions, dans le champ de l'évasion des capitaux et des biens, pour l'équilibre et l'efficacité de notre système de prélèvements obligatoires, comme pour la définition de la coopération fiscale internationale.
C'est donc sous le bénéfice de ces observations que les auteurs vous proposent d'adopter la présente proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et à ses incidences sur la fiscalité .
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article unique
En application de l'article 51-2 de la Constitution, de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et des articles 6 bis et 11 du Règlement du Sénat, il est créé une commission d'enquête composée de 21 membres sur l'évasion des capitaux et actifs hors de France et à son incidence sur la fiscalité.