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N° 265
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009
Annexe au procès-verbal de la séance du 12 mars 2009 |
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
PRÉSENTÉE AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES
EUROPÉENNES
(1)
EN APPLICATION DE L'ARTICLE 73
BIS
DU RÈGLEMENT,
sur le projet de règlement tendant à fixer les « profils nutritionnels » pour les denrées alimentaires ,
PRÉSENTÉE
Par M. Jean BIZET,
Sénateur
(Renvoyée à la commission des Affaires économiques, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)
(1) Cette commission est composée de : M. Hubert Haenel , président ; MM. Denis Badré, Michel Billout, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour, vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange, secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Pierre Bernard-Reymond, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Pierre-Yves Collombat, Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del Picchia, Pierre Fauchon, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Jean-Claude Peyronnet, Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca et M. Richard Yung. |
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le texte qui fait l'objet de la présente proposition de résolution est un document de travail présenté par la Commission européenne, disponible en langue anglaise sur Internet et sur les sites d'agences sanitaires de quelques États membres. La règlementation proposée par ce working paper pourrait pénaliser tout un secteur d'activité particulièrement important en France puisqu'il s'agit des fabrications fromagères.
L'objet de ce texte est de préparer un règlement fixant des « profils nutritionnels » pour les denrées alimentaires. Le profil nutritionnel consiste à déterminer par famille de produits une composition limite en certains nutriments et à fixer des seuils pour trois éléments : le sucre, les acides gras saturés et le sodium. Lorsque ces seuils sont respectés, les fabricants des produits peuvent communiquer par voie d'étiquetage et de publicité. Lorsque ces seuils sont dépassés, les produits sont en quelque sorte disqualifiés et ne sont plus autorisés à faire valoir leurs autres caractéristiques nutritionnelles, même si celles-ci sont avérées. Ainsi, par exemple, un fromage trop riche en acides gras ne pourrait plus mettre en avant le fait qu'il est aussi riche en calcium.
Les auteurs du projet font valoir qu'il s'agit d'améliorer l'alimentation et l'information du consommateur et d'éviter des communications abusives du type « 0% de matière grasse » pour vendre des confiseries, pour reprendre un exemple récent de communication.
Ce projet concerne la plupart des produits alimentaires - viande, produits laitiers, charcuterie... - avec des seuils distincts appliqués à chaque famille de produit, à l'exception des fruits et du miel.
L'objectif est louable mais les modalités sont, elles, très contestables. Cette réglementation serait en particulier très pénalisante pour la charcuterie, la biscuiterie et, surtout, les fromages.
A/ OBSERVATIONS DE COMPÉTENCES ET DE PROCÉDURES
1. Première question : quelle est la compétence du Sénat à adopter une résolution à son propos ?
Le texte disponible est seulement un document de travail, un « working paper » disponible en anglais sur Internet. Ce « preliminary draft » , pour reprendre son titre, n'a donc pas suivi la voie de transmission habituelle et le Sénat n'en a été actuellement saisi ni par le Gouvernement ni par la Commission européenne.
Le projet de décision de la Commission européenne doit être adopté selon la procédure dite « de comitologie », fixée par la décision du Conseil du 17 juillet 2006 ( 1 ( * ) ). La procédure est en quatre temps : la Commission prépare un projet de règlement ; celui-ci est soumis à l'avis d'un comité d'experts des différents États membres ; si ce comité approuve le texte, celui-ci n'est alors pas soumis au Conseil et au Parlement européen pour approbation, mais seulement pour contrôle.
Ce contrôle peut se traduire par une opposition du Conseil ou du Parlement européen. Mais la compétence formelle du Conseil ne doit pas faire illusion. Il est peu vraisemblable que le Conseil s'écarte de l'avis des experts qui sont représentants des États membres et par ailleurs, le seul pouvoir du Conseil est de s'opposer au texte à la majorité qualifiée, qui est particulièrement difficile à réunir. De plus, l'opposition du Conseil doit seulement découler de son sentiment que le projet excède les compétences d'exécution confiées à la Commission par l'acte de base ou que le projet n'est pas compatible avec le but ou le contenu de l'acte de base ou encore qu'il ne respecte pas les principes de subsidiarité ou de proportionnalité.
En l'espèce, le comité d'experts compétent est le CPCASA - comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale - C'est ce même comité qui avait été saisi, par exemple, de la mise sur le marché de certains OGM, dont le maïs MON 810.
Bien qu'il ne s'agisse que d'un document de travail, deux observations complémentaires doivent être formulées.
D'une part, cette appellation peut tromper sur la portée du texte. Plusieurs versions de ce working paper ont été proposées par la Commission. La plus ancienne version connue remonte à juin 2008. Le texte rappelait alors les enjeux des profils nutritionnels et justifiait le projet. En revanche, le dernier document du 13 février 2009 est un preliminary draft , c'est-à-dire un projet de règlement à part entière. Comme on vient de le voir, l'approbation de ce texte par le CPCASA créerait une situation difficilement réversible.
D'autre part, depuis la révision constitutionnelle de juillet dernier, l'Assemblée nationale et le Sénat ont la possibilité d'adopter une résolution européenne sur « tout document émanant d'une institution de l'Union européenne » . La compétence du Sénat ne dépend donc pas de la transmission formelle d'un texte. Il suffit que ce texte existe et suscite un débat pour que le Sénat puisse adopter une résolution.
On pourra noter que c'est la première fois que le Sénat examine une proposition de résolution portant sur un « document de travail », premier stade du processus législatif communautaire.
2. Deuxième question : la compétence de la Commission européenne examinée sous l'angle de la subsidiarité
La Commission européenne est-elle compétente pour s'engager dans une réglementation de ce type ? Il semble que la réponse soit affirmative.
Il y a un premier argument qui n'est pas tout à fait convaincant, mais qu'il faut rappeler. Ce projet de profil nutritionnel découle en réalité d'un règlement de 2006 ( 2 ( * ) ) qui visait à ce que les produits alimentaires soient « adéquatement étiquetés », ce qui supposait notamment que la substance faisant l'objet de l'allégation soit en quantité significative et que « le consommateur moyen comprenne les effets bénéfiques exposés dans l'allégation ».
L'article 4 du règlement avait prévu que, le 19 janvier 2009 au plus tard, la Commission devait définir « des profils nutritionnels spécifiques sur les denrées alimentaires ».
Cette idée de profil nutritionnel n'est donc nullement une innovation imprudente et imprévue, mais résulte d'un engagement pris par le législateur européen. On observera d'ailleurs que la Commission européenne est même un peu en retard par rapport à l'échéance fixée du 19 janvier.
Le Sénat n'avait pas eu à connaître de ce règlement puisqu'on était alors sous le régime de l'article 88-4 de la Constitution, dans sa version de 1992 qui ne permettait l'adoption de résolutions que pour les textes européens touchant au domaine législatif français. Depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, ce clivage a disparu puisque tous les projets d'actes peuvent faire l'objet de résolutions.
L'adoption de profils nutritionnels n'est pas en soi critiquable. Il s'agit même d'une mesure saine et légitime qui devrait permettre d'éviter des abus manifestes. Cette idée de profil nutritionnel est bonne pour des raisons de santé publique, notamment pour éviter les surpoids et les risques cardiovasculaires. Elle donne une information juste au consommateur et permet de parachever le marché intérieur.
Si la Commission est dans son rôle, la mesure proposée est-elle adaptée ? N'est-elle pas excessive ou, pour reprendre la juste expression, est-elle proportionnée à l'objectif ?
3. Troisième question : la proportionnalité
Deux éléments peuvent être évoqués à ce titre.
Tout d'abord, les critères choisis sont discutables.
L'idée de réserver des obligations nutritionnelles et de santé aux produits qui présentent un réel avantage nutritionnel est justifiée. L'idée de condamner des dépassements de consommation est également défendable. À condition de choisir les bons critères.
Trois critères sont aujourd'hui sélectionnés : le sodium - c'est-à-dire, pour simplifier, le sel -, les acides gras saturés - les AGS -, qui sont des sortes de lipides, et le sucre. On connaît bien les effets néfastes du sel et du sucre. En revanche, l'impact des AGS sur la santé est plus discuté. L'argumentaire bien connu sur les risques de lésion et d'obturation des artères repose sur une étude ancienne de 1995, mais de plus en plus controversée, car plusieurs études montrent aujourd'hui qu'il faut distinguer selon les AGS. En d'autres termes, tous les AGS ne sont pas de mauvais acides gras. Pourquoi alors fixer un seuil général ?
Et surtout, quels seuils !
Les seuils prévus sont particulièrement pénalisants pour les fromages, surtout les fromages français dont la grande majorité sera disqualifiée par le seuil de 10 grammes d'AGS pour 100 grammes de produit. D'autant plus que les seuils sont calculés par produit et non par matière sèche. Ainsi, plus un fromage est sec et plus il est pénalisé, tandis que les fromages frais, avec beaucoup d'eau, passent le barème.
L'idée même de seuil est suspecte. Imagine-t-on les difficultés quand il faudra expliquer qu'un fromage à 9,9 grammes d'AGS peut communiquer tandis qu'un fromage à 10,1 grammes ne le pourra plus ? D'ailleurs, ce raisonnement par produit, en fixant un seuil de matière grasse par fromage, est évidemment absurde. L'important n'est pas la dose unitaire par produit, mais la dose totale absorbée par le consommateur, c'est-à-dire la consommation totale ! On ne peut que s'étonner d'une approche aussi sommaire, et s'interroger sur les fins véritables d'une telle proposition.
La mesure envisagée est manifestement disproportionnée par rapport au but recherché.
B/ OBSERVATIONS DE FOND
1. Les incohérences du projet
Ce projet multiplie les incohérences.
Première incohérence : la formule de la Commission conduit à condamner un secteur entier alors que le lien entre la consommation de fromage et le surpoids n'est nullement établi. On rappellera incidemment que :
- deux des trois pays qui ont la plus forte consommation de fromage ont aussi la plus faible proportion de personnes en surpoids ou affectées de maladies coronariennes (France, Italie) ;
- les trois pays qui ont la plus forte proportion de personnes en surpoids ont aussi la plus faible consommation de fromage par habitant (Royaume-Uni, Espagne, Portugal) ;
Il est vrai que tous les acteurs de la filière ne seraient pas touchés de la même façon. Les grands groupes alimentaires sont en effet favorables à ce texte car ils ont les moyens de s'adapter tandis que les fabricants qui respectent une tradition et une méthode de fabrication artisanale et séculaire seront facilement disqualifiés. On ne serait d'ailleurs pas surpris que l'industrie agroalimentaire ait encouragé fortement la Commission européenne à déposer un tel projet.
Deuxième incohérence : cette « norme guillotine » uniforme est d'autant plus surprenante que le fromage présente une très grande richesse nutritionnelle qu'il serait désormais interdit de mettre en valeur !
Troisième incohérence : si la production fromagère se trouve disqualifiée et ne peut plus communiquer sur ses apports en calcium, par exemple, rien n'empêcherait un autre produit de le faire à sa place, dès lors qu'il respecte les seuils fixés par la règlementation.
Ce serait le cas des jus de fruit enrichi en calcium comme par exemple le « Tropicana calcium », lancé en 2000. On pourrait aussi imaginer un « Coca light calcium » allégé en sucre et enrichi en calcium.
Ainsi des fromages qui possèdent naturellement du calcium ne pourraient être soutenus par une publicité tandis que de purs produits marketing le seraient !
Quatrième incohérence : les meilleurs résultats en termes de santé publique viennent des États dans lesquels les citoyens ont une alimentation structurée et diversifiée, comme c'est le cas en France dont le modèle alimentaire est souvent cité en exemple. On ne règlera pas le surpoids de la population en condamnant un secteur et un produit, mais en encourageant à une consommation diversifiée, qui amène naturellement à consommer chaque produit avec modération.
2. Le débat politique
Au-delà de ses incohérences, ce texte pose un problème plus général.
Le document de la Commission fait abstraction des habitudes alimentaires et culturelles des États membres, qui font aussi la richesse de l'Union. Certes, la Commission n'en arrive pas à préconiser une prohibition de consommation ; elle se contente de brider la communication. Mais, dans le monde actuel, les deux choses sont évidemment liées.
On peut considérer que, sur ces questions qui touchent à la culture d'un pays, ce n'est pas à un comité d'experts ou à des fonctionnaires de la Commission de décider du sort d'une activité et d'un mode culturel. Sur ces questions qui touchent le mode de vie d'une population, la diversité européenne doit être respectée. Pris dans une logique étroite, les experts ne voient pas la dimension politique de projets qui touchent aux traditions des États membres.
Faut-il chercher à façonner une sorte de consommateur idéal, formaté pour la grande industrie agroalimentaire, avec une succession de feux verts et de feux rouges, des seuils et des interdits... ? Est-ce là le modèle social qui se dessine ?
Pour ces raisons, la commission des Affaires européennes a conclu au dépôt de la proposition de résolution qui suit :
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution ;
Vu le document de travail de la Commission en date du 13 février 2009 relatif à l'établissement de profils nutritionnels, disponible en seule langue anglaise.
Considérant que le Sénat n'a pas été informé par le Gouvernement de ce document de travail, ni du projet de mesures qui sera soumis au comité de réglementation ;
Demande au Gouvernement, lorsqu'il s'agit de sujets présentant un intérêt politique, de transmettre aux assemblées les projets de mesures soumis à des comités de réglementation avant que ceux-ci n'émettent leur avis.
Considérant :
• que l'objectif poursuivi est légitime
dans la mesure où il s'agit d'éviter les abus de communication et
de protéger les consommateurs ;
• que la fixation proposée de seuils de
sucre, de sodium ou d'acides gras saturés ne répond pas à
l'objectif poursuivi ;
• que la fixation de tels seuils par famille de
produits est contestable dans la mesure où l'effet sur la santé
dépend de la dose totale absorbée par le consommateur et non de
la dose unitaire par produit ;
• qu'un seuil général en
acides gras saturés n'est pas pertinent dans la mesure où tous
les acides gras saturés ne sont pas de mauvais acides;
• que les seuils proposés pour les
produits fromagers disqualifient une très grande partie des fromages
français, notamment les fromages secs ;
- Rappelle que les observations effectuées en Europe ne permettent pas d'établir un lien entre la consommation de fromages et le surpoids et que les fromages présentent au contraire une très grande richesse nutritionnelle ;
- Relève l'incohérence de la proposition qui empêcherait un fromage de faire valoir sa teneur en calcium tandis qu'une boisson enrichie artificiellement en calcium le pourrait ;
- S'inquiète d'une proposition qui condamnerait certains produits en empêchant de faire valoir leurs qualités nutritionnelles ;
- Estime que la mesure envisagée est manifestement disproportionnée par rapport à l'objectif annoncé ;
- Déplore que la proposition fasse abstraction des habitudes alimentaires des populations des États membres qui font aussi la richesse culturelle de l'Union européenne ;
- Condamne une démarche qui tend à promouvoir une consommation de produits standardisés issus de l'industrie agroalimentaire ;
- Demande au Gouvernement de s'opposer à l'adoption de tels seuils qui sont inadaptés pour certains produits et qui, de surcroît, ne peuvent être laissés à la seule appréciation d'un comité d'experts.
* ( 1 ) Décision du Conseil du 17 juillet 2006 modifiant la décision 1999/468/CE fixant les modalités de l'exercice des compétences d'exécution conféreées à la Commission. JOUE L 200/11 du 22 juillet 2006.
* ( 2 ) Règlement (CE) n° 1924/2006 du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 concernant les allégations nutritionnelles et de santé portant sur les denrées alimentaires