N° 301
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006
Annexe au procès-verbal de la séance du 11 avril 2006 |
PROPOSITION DE
RÉSOLUTION
PRÉSENTÉE AU NOM DE LA DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE (1) EN APPLICATION DE L'ARTICLE 73 BIS DU RÈGLEMENT,
sur le projet de décision-cadre concernant l'ordonnance d'exécution européenne et le transfèrement des personnes condamnées entre les États membres de l' Union européenne (E 2862),
Par M. Pierre FAUCHON,
Sénateur.
(Renvoyée à la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement).
(1) Cette délégation est composée de : M. Hubert Haenel, président ; MM. Denis Badré, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Bernard Frimat, Simon Sutour, vice-présidents ; MM. Robert Bret, Aymeri de Montesquiou, secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Yannick Bodin, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Louis de Broissia, Gérard César, Christian Cointat, Robert del Picchia, Marcel Deneux, André Dulait, Pierre Fauchon, André Ferrand, Yann Gaillard, Paul Girod, Mmes Marie-Thérèse Hermange, Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Gérard Le Cam, Louis Le Pensec, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Yves Pozzo di Borgo, Roland Ries, Mme Catherine Tasca, MM. Alex Türk, Serge Vinçon.
Union européenne.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est saisi, au titre de l'article 88-4 de la Constitution, d'un projet de décision-cadre, présenté par trois États (l'Autriche, la Finlande et la Suède), qui porte sur le transfèrement, c'est-à-dire la procédure par laquelle une personne qui a été condamnée dans un Etat peut être transférée dans un autre Etat afin d'y exécuter sa peine.
Il existe déjà un instrument qui traite de cette question : la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées du 21 mars 1983, élaborée dans le cadre du Conseil de l'Europe et qui a été ratifiée par l'ensemble des États membres de l'Union européenne.
Aux termes de cette Convention, le transfèrement est subordonné à un ensemble de conditions :
- un détenu ne peut être transféré que vers l'État dont il a la nationalité ;
-l'infraction qui a donné lieu à la condamnation doit également constituer une infraction dans l'État d'exécution (principe de la « double incrimination ») ;
- l'État d'exécution peut choisir d'exécuter la peine telle qu'elle a été prononcée par l'État de condamnation, de l'adapter ou encore de la convertir en une peine prévue par sa propre législation ;
- enfin, et surtout, le transfèrement est subordonné aux consentements du détenu, de l'État de condamnation et de l'Etat d'exécution. Le transfèrement répond, en effet, à des considérations humanitaires. Il permet aux personnes condamnées dans un Etat étranger d'être incarcérées plus près de leur famille. Il vise aussi à favoriser la réinsertion sociale du détenu. Il suppose donc, en règle générale, le consentement de la personne concernée.
Certes, un protocole additionnel à cette Convention, signé le 18 décembre 1997 et dont la ratification a été approuvée par le Parlement par la loi du 19 mai 2005, a prévu une exception au principe du consentement du condamné. Mais cette exception ne joue que pour les détenus évadés ou les personnes en fuite, ainsi que pour les personnes frappées dans l'Etat de condamnation d'une mesure d'expulsion ou de reconduite à la frontière. Par ailleurs, ce protocole laisse subsister les autres conditions, tenant notamment à la nationalité du condamné ou à l'accord de l'État d'exécution.
Le projet, sur lequel le Sénat est appelé à se prononcer, constituerait un véritable bouleversement par rapport au dispositif existant en matière de transfèrement des condamnés et une singulière innovation juridique.
Ceci pour plusieurs raisons :
- Tout d'abord, le transfèrement d'un détenu d'un État à un autre État membre ne concernerait plus uniquement les ressortissants de cet État, mais aussi ceux qui ont leur résidence habituelle dans cet État, ainsi que ceux qui ont d'« autres liens étroits » avec ce dernier ;
- Ensuite, ni le consentement de la personne concernée, ni celui de l'État requis, ne seraient plus exigés ;
- Par ailleurs, le contrôle de la double incrimination serait supprimé pour une liste de 32 infractions, reprise de la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen ;
- Enfin, le texte pose le principe de l'exécution de la condamnation étrangère par l'État d'exécution sans aucune possibilité de conversion de la peine.
Il convient de s'interroger sur le fondement de l'obligation pour un État membre d'assurer, à ses frais et risques, l'exécution d'une peine de détention à laquelle aurait été condamnée par un autre État membre, pour un fait commis par hypothèse sur le territoire de cet autre État, une personne ayant un lien particulier avec l'État requis du fait de sa naissance, de sa résidence ou d'une autre circonstance au demeurant non précisée.
Deux types de justification peuvent être avancées : des raisons humanitaires ou une obligation communautaire en liaison avec le principe de la reconnaissance mutuelle.
La première explication - qui serait la plus évidente - doit être écartée dès lors que le consentement de l'intéressé n'est pas requis.
Dans la seconde direction, on ne voit pas en quoi le principe de la reconnaissance mutuelle, non plus qu'aucune autre considération de solidarité entre États membres, en l'absence de toute disposition formelle des traités, postulerait une telle obligation pour l'État requis que le projet tend à rendre en quelque sorte responsable de la faute commise par un individu ayant avec lui une relation personnelle. L'existence d'une telle relation ne peut générer en elle-même une telle responsabilité qui semble procéder d'une méconnaissance des notions juridiques les plus élémentaires, en particulier du principe d'individualisation des délits et des peines. C'est infliger une peine à l'État requis que de l'obliger à exécuter une mesure de détention prescrite par un système pénal autre que le sien. Faut-il supposer qu'il est tenu pour complice en quelque sorte des infractions commises par ses ressortissants, voire par les personnes qui résident sur son territoire ou qui ont quelque « lien étroit » avec lui ?
Le transfèrement d'une personne condamnée dans un Etat vers un autre Etat membre devrait rester subordonné au consentement de cette personne (sous réserve des exceptions déjà prévues par le protocole additionnel à la Convention européenne sur le transfèrement des personnes condamnées), ainsi qu'à celui de l'Etat requis.
C'est la raison pour laquelle, votre délégation pour l'Union européenne a conclu au dépôt de la proposition de résolution qui suit :
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution,
Vu le projet de décision-cadre concernant l'ordonnance d'exécution européenne et le transfèrement des personnes condamnées entre les États membres de l'Union européenne (texte E 2862),
Constate que le projet ne précise pas le fondement de l'obligation mise à la charge d'un État membre d'avoir à supporter les coûts et les risques de la détention d'une personne condamnée par un autre État membre, au seul motif de sa nationalité, de sa résidence ou de l'existence d'un autre « lien étroit » avec cet État ;
Considère que, en l'absence de toute disposition formelle des traités, le seul principe de la reconnaissance mutuelle ne saurait, par lui-même, fonder une telle obligation qui ne pourrait dès lors résulter que d'un accord bilatéral formel ;
Estime que si des considérations humanitaires pourraient justifier le transfèrement d'une personne d'un État membre à un autre, ce transfèrement supposerait le double accord de la personne et de l'État concernés, accords qui ne sont pas prévus par le projet ;
Considère, en conséquence, et sans préjudice des observations concernant les modalités d'application, que le projet de décision-cadre ne saurait être approuvé.