N° 255

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2004-2005

Annexe au procès-verbal de la séance du 16 mars 2005

PROPOSITION DE

RÉSOLUTION

présentée au nom de la délégation pour l'union européenne (1), en application de l'article 73 bis du règlement, sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/88/CE concernant certains aspects de l' aménagement du temps de travail (E 2704),

Par M. Bernard FRIMAT,

Sénateur.

(Renvoyée à la commission des Affaires sociales, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

(1) Cette délégation est composée de : M. Hubert Haenel, président ; MM. Denis Badré, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Bernard Frimat, Simon Sutour, vice-présidents ; MM. Robert Bret, Aymeri de Montesquiou, secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Yannick Bodin, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Louis de Broissia, Gérard César, Christian Cointat, Robert Del Picchia, Marcel Deneux, André Dulait, Pierre Fauchon, André Ferrand, Yann Gaillard, Paul Girod, Mmes Marie-Thérèse Hermange, Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Gérard Le Cam, Louis Le Pensec, Mmes Colette Melot, Monique Papon, MM. Yves Pozzo di Borgo, Roland Ries, Mme Catherine Tasca, MM. Alex Türk, Serge Vinçon.

Union européenne.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La Commission européenne a proposé, le 22 septembre 2004, de modifier la directive de 1993 qui concerne certains aspects de l'aménagement du temps de travail. Les traités existants permettent à la Communauté de soutenir et de compléter l'action des États membres dans l'amélioration du milieu du travail pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs et leurs conditions de travail. Les directives sont adoptées, dans ce domaine, selon la procédure de codécision ; le Conseil et le Parlement européen sont donc à égalité, en tant que législateur. Au sein du Conseil, la décision est adoptée à la majorité qualifiée, et non à l'unanimité.

Ce type de directive fixe des prescriptions minimales à mettre en oeuvre par les États membres, mais ceux-ci gardent toute faculté d'appliquer des dispositions plus favorables pour les travailleurs. La directive précise d'ailleurs en son article 23 que sa mise en oeuvre ne constitue pas une justification valable pour la régression du niveau général de protection des travailleurs.

La directive de 1993 relative à l'aménagement du temps de travail, consolidée dans la directive 2003/88, fixe des principes de base relatifs au repos journalier, au temps de pause, au repos hebdomadaire, à la durée maximale hebdomadaire de travail, aux congés annuels et à la durée du travail de nuit. Elle prévoit également un certain nombre de dérogations que les États membres peuvent mettre en place pour certaines catégories de travailleurs (par exemple, les cadres dirigeants) ou pour certains secteurs d'activités.

La directive prévoit pour certains de ses articles un réexamen au bout de dix ans. Surtout, elle définit les notions de temps de travail et de temps de repos, mais n'évoque pas les notions de temps de garde ou d'astreinte. La Cour de justice de l'Union européenne a rendu, en 2000 et 2003, deux importants arrêts (1 ( * )) sur cet aspect : ces arrêts considèrent comme temps de travail la totalité du temps de garde accompli par les médecins physiquement présents dans l'établissement de santé où ils exercent leur activité. En revanche, seule la durée de la prestation effective fournie par un médecin qui est de permanence à son domicile est considérée comme du temps de travail. La jurisprudence ainsi dégagée pose des contraintes fortes à l'ensemble des États membres, notamment en matière de recrutement de personnel médical.

Pour ces raisons, il a semblé nécessaire à la Commission européenne de réviser la directive de 1993. Les partenaires sociaux ont décliné son invitation d'engager des négociations sur cette question et la Commission a adopté une proposition de directive, transmise par le Gouvernement sous le numéro E 2704 dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution.

Les positions des partenaires sociaux sont très divergentes sur cette proposition et aucun ne se déclare satisfait des propositions de la Commission. Le Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES) a eu des mots particulièrement forts à l'encontre de la proposition, considérant qu'il s'agissait d'une « insulte » et d'une régression inadmissible des droits sociaux.

Le Conseil des ministres européens de l'emploi et des affaires sociales s'est réuni les 6 et 7 décembre 2004 et a fait état de progrès sur un certain nombre de questions essentielles de la proposition. La Commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen a adopté, le 15 mars 2005, le rapport de l'eurodéputé espagnol Alejandro Cercas. Cette commission devrait à nouveau se réunir les 19 et 20 avril pour adopter des amendements, avant l'examen en séance plénière prévu pour le 27 avril ou le courant du mois de mai.

Cette proposition de directive soulève trois questions principales.

1. La définition du temps de garde

À la suite de la jurisprudence de la Cour de justice, la Commission propose de définir le temps de garde comme « la période pendant laquelle le travailleur a l'obligation d'être disponible sur son lieu de travail afin d'intervenir, à la demande de l'employeur, pour exercer son activité ou ses fonctions » .

La « période active du temps de garde », durant laquelle le travailleur exerce effectivement ses activités, devrait être considérée, en toute circonstance, comme du temps de travail et la « période inactive du temps de garde » (« période pendant laquelle le travailleur est de garde, mais n'est pas appelé par son employeur à exercer son activité ») ne serait pas considérée comme du temps de travail, sauf si la législation nationale ou une convention collective ou un accord entre partenaires sociaux le prévoit. En conséquence, la Commission européenne propose de fait de renvoyer la résolution de la question du temps de garde au droit national.

Sous réserve de quelques amendements et sur la base de la proposition de la Commission, le Conseil a dégagé un large accord pour opérer une distinction, au sein du temps de garde, entre période active et période inactive. Cet accord devrait permettre à la France de préserver son système dit des équivalences : il s'agit d'un mécanisme selon lequel des périodes d'inactivité peuvent être prévues dans certains secteurs économiques (hôtellerie, transports, commerce de détail de fruits et légumes, secteur médico-social) et partiellement comptabilisées comme du temps de travail effectif.

De son côté, le rapporteur du Parlement européen a adopté une position de principe différente, en demandant que le temps de garde soit entièrement compté comme du temps de travail. Cependant, il renvoie à la loi nationale ou à la convention collective pour pouvoir comptabiliser, d'une manière ou d'une autre, la période inactive de temps de garde. Cette formulation pose un principe fort, tout en permettant les adaptations nationales spécifiques.

Sur cette question du temps de garde, la CES considère que les nouvelles dispositions sont susceptibles de mettre en péril des pratiques innovantes et négociées d'aménagement du temps de travail et qu'elles sont incompatibles avec l'amélioration des conditions de vie et de travail prévue par les traités. D'un autre côté, l'Union des industries de la Communauté européenne (UNICE), principal représentant des employeurs, considère que seules les périodes effectives de travail doivent être considérées comme du temps de travail. D'un côté, l'UNICE s'oppose donc à la jurisprudence de la Cour ; de l'autre, les syndicats la défendent.

2. La période de référence de la durée maximale hebdomadaire de travail

Le droit communautaire actuel prévoit que la durée de travail pour chaque période de sept jours n'excède pas 48 heures, y compris les heures supplémentaires. Cependant, les États membres peuvent prévoir de calculer cette durée de 48 heures sur une période moyenne de quatre mois. Pour certains secteurs professionnels, en particulier pour les secteurs touchés par l'obligation de continuité du service, ils peuvent même autoriser une période de référence plus longue, n'excédant pas un an.

La Commission européenne propose de conserver le principe de 48 heures calculées sur sept jours ou sur quatre mois, mais elle élargit à l'ensemble des employeurs, dans les États membres qui le décident, la possibilité de faire le calcul sur une période de douze mois, sous réserve de la consultation des partenaires sociaux et de l'encouragement du dialogue social.

En ce qui concerne cette annualisation de la période de référence, la CES considère que cette mesure introduit une très grande flexibilité du temps de travail, en autorisant des amplitudes très importantes et des horaires très irréguliers. De son côté, l'UNICE souhaite une période de référence générale d'un an, avec possibilité d'extension par convention collective, afin de favoriser l'adaptation des entreprises aux cycles d'activité.

Le Conseil a trouvé un accord sur ce point, en acceptant l'annualisation proposée par la Commission. Il a cependant indiqué que ce point ne serait validé que dans le cadre d'un accord global sur l'ensemble de la directive.

Le rapporteur du Parlement européen considère que l'annualisation peut être acceptée, à condition que soient complètement garanties la protection de la santé et la sécurité des travailleurs, ainsi que la consultation des partenaires sociaux. Il propose de longs amendements en ce sens.

3. La clause dérogatoire individuelle, également appelée clause de renonciation ou « opt-out »

La directive de 1993 prévoit qu'un État membre a la faculté de ne pas appliquer le principe de la durée maximale hebdomadaire de travail (48 heures). Lorsque cette clause est autorisée par l'État, l'employeur doit simplement obtenir l'accord individuel du travailleur concerné et tenir un registre des travailleurs ayant accepté cette clause. Les protections sont minimales pour le travailleur : la directive indique simplement que le travailleur ne doit subir aucun préjudice en cas de refus.

Cette clause a été introduite à la demande du Royaume-Uni, qui privilégie traditionnellement les systèmes où la liberté individuelle prime sur la négociation collective. D'ailleurs, seul le Royaume-Uni fait usage de cette clause de manière générale et les statistiques montrent qu'environ 20 % des travailleurs britanniques de l'industrie travaillent habituellement plus de 48 heures par semaine. D'autres États membres se servent de cette clause, mais uniquement depuis quelques années et pour des secteurs limités : le secteur de la santé en France, en Allemagne et en Espagne, le secteur de l'hôtellerie au Luxembourg.

Dans ce contexte, la proposition de la Commission ne change pas radicalement le système de « l'opt-out » ; elle entend seulement essayer de limiter les abus qui ont pu être constatés. Ainsi, le texte prévoit la nécessité d'un accord écrit du travailleur, valable un an, mais renouvelable. De plus, cet accord ne pourrait pas intervenir au moment de la signature du contrat de travail ou durant la période d'essai, moments où le travailleur est naturellement plus vulnérable face à son employeur. Surtout, la nouvelle rédaction privilégie la négociation d'une convention collective ou d'un accord entre partenaires sociaux pour la mise en oeuvre de « l'opt-out ». Cependant, si un tel accord n'est pas en vigueur ou n'existe pas, l'accord du travailleur est suffisant.

La Commission propose dans ce cadre de fixer une durée maximale hebdomadaire de travail de 65 heures dans une semaine quelconque ; cette durée ne concerne que les travailleurs qui ont accepté, dans le cadre de « l'opt-out », de déroger à la règle des 48 heures. Ces 65 heures ne s'appliqueraient aucunement aux autres travailleurs, qui restent dans le cadre de la limite fixée à 48 heures. Cependant, cette proposition, même limitée aux travailleurs concernés par la clause dérogatoire, ne peut évidemment apparaître que comme une régression sociale dommageable.

La CES considère que le texte n'est pas de nature à mettre fin aux abus ; elle souhaite la suppression progressive, le plus tôt possible, de cette clause de flexibilisation accrue. Au contraire, les représentants patronaux souhaitent plutôt élargir encore les dispositions dérogatoires existantes.

Les discussions se sont cristallisées au Conseil sur cette question, qui est la plus controversée, et plusieurs groupes se dégagent en son sein :

- une petite dizaine de pays, menés par le Royaume-Uni, la Pologne et la Slovaquie, s'oppose au texte de la Commission, car ils souhaitent faciliter le recours à cette clause. Ils considèrent en particulier que l'incitation donnée à la négociation collective ne s'accorde pas avec leurs systèmes de relations du travail qui privilégient les choix individuels des travailleurs ;

- six pays (France, Suède, Belgique, Hongrie, Espagne et Grèce) ont fait une proposition de suppression progressive de la dérogation, position proche de celle de la Confédération européenne des syndicats. Ils considèrent en tout état de cause, que cette dérogation, si elle devait perdurer, devrait être encadrée par la négociation collective ;

- les autres pays soutiennent plutôt, à des degrés divers, la proposition de la Commission.

La Présidence luxembourgeoise a décidé de prendre une approche technique de la question, en opérant un recensement des pratiques nationales actuelles ou envisagées. Ainsi, dix États recourent actuellement ou envisagent de recourir à l'avenir à la clause dérogatoire pour l'ensemble des secteurs d'activités. Quatre autres États y recourent ou envisagent d'y recourir pour les activités comportant des temps de garde, en raison notamment des arrêts de la Cour de justice (Lettonie, Hongrie, Espagne, France). La France a cependant précisé qu'il s'agirait d'une application « transitoire », afin de permettre de procéder aux recrutements nécessaires dans le secteur de la santé. Enfin, neuf États n'utilisent pas l'« opt-out » et n'ont pas l'intention d'y avoir recours. Deux États ne se sont pas prononcés lors de cette enquête.

Le rapporteur du Parlement européen propose que cette clause disparaisse tout simplement le 1 er janvier 2010 , cette période d'extinction devant permettre aux États et aux entreprises de s'adapter progressivement.

On peut en effet considérer que cette clause dérogatoire est contraire à la Charte des droits fondamentaux , qui, en son article 31, prévoit notamment que « tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail » . Or, lorsque la clause dérogatoire est actuellement en vigueur, un travailleur peut dépasser 48 heures de travail par semaine, sans limite maximale absolue. Et fixer, dans ce cas précis d'application de la clause dérogatoire, une limite absolue de 65 heures, comme le propose la Commission européenne, n'est pas une solution acceptable !

*

* *

En conclusion, la méthode communautaire que connaît l'Europe depuis 47 ans, et qui signifie à la fois une harmonisation vers le haut des législations et un caractère subsidiaire des législations nationales par rapport à la législation communautaire, est mal appliquée dans le domaine social. Les discussions sur cette directive illustrent malheureusement cette faiblesse : d'une part, elle manque d'ambition ; d'autre part, le droit communautaire fixe des mesures minimales qui sont souvent contrecarrées par des dérogations multiples et amples. Dans ce cadre, il revient au droit national de définir un niveau de protection sociale plus élevé. L'Europe semble donc apparaître comme impuissante à améliorer la protection des salariés.

Or, il est important de réaffirmer la nécessité d'une dimension sociale dans la construction européenne, pour contrecarrer le dumping et améliorer la sécurité et la santé des travailleurs . La révision de la directive de 1993 en est une occasion : la suppression programmée de la clause dérogatoire permettrait d'avancer vers une relative harmonisation, indispensable pour promouvoir le progrès social, qui est l'un des objectifs des traités.

Se fixer des objectifs plus ambitieux est de plus cohérent avec le traité constitutionnel qui, outre ses articles sur les valeurs et les objectifs de l'Union et son article II-91, issu de l'article 31 de la Charte des droits fondamentaux, contient un article III-117 particulièrement intéressant. Il chapeaute en effet l'ensemble de la troisième partie relative aux politiques de l'Union et indique :

Article III-117

« Dans la définition et la mise en oeuvre des politiques et actions visées à la présente partie, l'Union prend en compte les exigences liées à la promotion d'un niveau d'emploi élevé, à la garantie d'une protection sociale adéquate, à la lutte contre l'exclusion sociale ainsi qu'à un niveau élevé d'éducation, de formation et de protection de la santé humaine. »

Pour ces raisons, la délégation a conclu au dépôt de la proposition de résolution qui suit :

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/88/CE concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (E 2704),

Affirme la nécessité :

- de respecter la Charte des droits fondamentaux, et notamment son article 31, qui prévoit que « tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité » et « a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire ainsi qu'à une période annuelle de congés payés » ;

- de doter la construction européenne d'une ambitieuse dimension sociale, pour contrecarrer le dumping et améliorer la sécurité et la santé des travailleurs ;

Propose en conséquence que la directive :

- fixe comme principe que l'ensemble du temps de garde soit considéré comme du temps de travail, tout en permettant aux législations nationales d'adapter ce principe, pour des raisons objectives et techniques, comme c'est le cas en France dans le système dit des équivalences ;

- subordonne le passage à l'annualisation de la période de référence de la durée maximale hebdomadaire du travail à l'obtention par les travailleurs de garanties suffisantes et effectives, tant en ce qui concerne les conditions de travail que la possibilité de concilier vie familiale et vie professionnelle ;

- prévoie une suppression programmée de la clause dérogatoire (« opt-out »), ce qui permettra d'avancer vers une véritable harmonisation, condition indispensable pour promouvoir le progrès social.

* (1) Arrêt SIMAP du 3 octobre 2000 et arrêt Jaeger du 9 octobre 2003.

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