Le principe pollueur-payeur : comment l'appliquer dans l'Union ?
N° 56
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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2002-2003
Annexe au procès-verbal de la séance du 7 novembre 2002
PROPOSITION DE
RÉSOLUTION
présentée au nom de la délégation pour l'Union européenne (1) en application de l'article 73 bis du Règlement, sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la responsabilité environnementale en vue de la prévention et de la réparation des dommages environnementaux (E 1966),
par M.
Marcel DENEUX,
Sénateur
(Renvoyée à la commission des Affaires
économiques et du Plan sous réserve de la constitution
éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions
prévues par le Règlement).
(1) Cette délégation est composée de
: M. Hubert
Haenel,
président
; M. Denis Badré, Mme Danielle
Bidard-Reydet, MM. Jean-Léonce Dupont, Claude Estier, Jean
François-Poncet, Lucien Lanier,
vice-présidents
; M.
Hubert Durand-Chastel,
secrétaire
; MM. Bernard Angels,
Robert Badinter, Jacques Bellanger, Jean Bizet, Jacques Blanc, Maurice Blin,
Gérard César, Gilbert Chabroux, Robert Del Picchia, Mme Michelle
Demessine, MM. Marcel Deneux, Jean-Paul Émin, Pierre Fauchon,
André Ferrand, Philippe François, Bernard Frimat, Yann Gaillard,
Emmanuel Hamel, Serge Lagauche, Louis Le Pensec, Aymeri de Montesquiou, Joseph
Ostermann, Jacques Oudin, Simon Sutour, Jean-Marie Vanlerenberghe, Paul
Vergès, Xavier de Villepin, Serge Vinçon.
Union européenne. Environnement .
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le problème de la prévention et de la réparation des
atteintes portées à l'environnement constitue un sujet de
réflexion qui préoccupe, depuis longtemps, les institutions
nationales et communautaires de l'Union européenne.
Le texte présenté par la Commission propose d'établir un
cadre commun pour réparer les dommages causés aux milieux
naturels par les activités professionnelles. Il vise les atteintes
à la
biodiversité
, aux
eaux
, au
sol
et
sous-sol
, ainsi qu'à leurs conséquences sur la
santé humaine
, par rejets de substances polluantes, absorption
par les plantes, contacts avec les personnes, incendies, explosions... Son
champ d'application est donc considérable, d'autant que l'on estime
à 300 000 environ les sites européens déjà
pollués ou soupçonnés de l'être.
L'utilité d'une intervention communautaire n'est ici pas
contestable :
- d'abord en raison du caractère potentiellement transfrontalier de
ce type de pollution ;
- ensuite, parce que, si la plupart des États membres disposent
déjà d'une réglementation, souvent récente
d'ailleurs, le seul fait que certains d'entre eux (Grèce, Portugal par
exemple) ne couvrent pas encore l'ensemble du champ d'application potentiel
suffit à affaiblir tout le dispositif, en permettant de profiter de
l'existence de vides juridiques ;
- enfin, parce que, pour être opérant, le texte doit
s'articuler avec d'autres dispositions communautaires, en l'espèce la
directive-cadre sur l'eau, ainsi que les directives « oiseaux
sauvages » et « habitats naturels ». Il aborde
ainsi, pour la première fois, le problème de la protection de la
biodiversité sous l'angle de la responsabilité du pollueur.
La proposition souligne qu'elle n'a pour objet que de définir des
principes généraux
et de laisser aux États membres
toute latitude pour en organiser les modalités d'application,
conformément aux principes de subsidiarité et de
proportionnalité.
Le moyen d'action retenu par le texte consiste à favoriser les
comportements préventifs en rendant financièrement coûteuse
la réparation des dommages causés à l'environnement.
Le principe de base est bien connu désormais : c'est celui du
pollueur-payeur
tel qu'inscrit à l'article 174-2 du
traité. En vertu de ce principe, l'exploitant qui se trouve à
l'origine du dommage environnemental doit supporter le coût final de la
réparation, qu'il y procède lui-même ou non, de son plein
gré ou sur ordre des autorités compétentes, celles-ci
devant assumer la surveillance et le contrôle des opérations. A
fortiori, l'obligation d'agir prévaut aussi lorsque des mesures de
prévention
sont envisageables avant qu'il ne soit porté
atteinte à l'environnement.
La responsabilité de l'exploitant serait donc désormais
engagée sans faute de sa part et
du seul fait de la survenance du
dommage
. Si ce principe de base paraît simple, le texte propose dans
son dispositif une multitude d'exceptions, d'exonérations et de
limitations de responsabilités qui rend sa compréhension
difficile, pour ne pas dire impossible.
1. Le cas des activités professionnelles à risque
Le texte fixe, en annexe, une liste - que l'on peut trouver confuse
- des
activités professionnelles porteuses de risque pour
l'environnement
; il s'agit notamment des exploitations
d'installations soumises à un permis de rejet dans l'air ou le milieu
aquatique, des activités de captage ou d'endiguement d'eau, de gestion
des déchets, de fabrication, usage, stockage ou transport de substances
ou préparations dangereuses, phytopharmaceutiques et biocides et
d'utilisation ou transport d'organismes génétiquement
modifiés.
Dans tous ces cas de figure, l'exploitant sera tenu de prévenir ou de
réparer les dommages, mais il pourra s'exonérer de sa
responsabilité en cas d'événements indépendants de
sa volonté
(guerre, insurrection, phénomène
naturel).
Par ailleurs, si les connaissances scientifiques et techniques de
l'époque ne pouvaient laisser prévoir la réalisation du
dommage ou lorsque les émissions polluantes ont été
autorisées en vertu d'un
permis ou de dispositions
législatives et réglementaires
, sa responsabilité ne
sera engagée qu'en cas de
négligence de sa part
.
Contrairement au principe affirmé au départ, on se retrouve donc
ici sur le terrain de la responsabilité pour
faute
, ce qui
affaiblit considérablement la portée du texte.
Enfin, l'exploitant se trouve dégagé de sa responsabilité
en cas d'acte de malveillance de tiers ou s'il a agi en vertu d'un ordre des
autorités publiques.
2. Le cas des atteintes à la biodiversité
Le même fondement de la responsabilité pour faute est
également retenu pour toutes les autres
activités
professionnelles
, c'est-à-dire celles non répertoriées
comme dangereuses. Si celles-ci ont, dans les faits, porté atteinte
à la
biodiversité
, l'exploitant ne sera tenu pour
responsable qu'en cas de
faute
ou
négligence
de sa part.
3. Le cas de l'inexistence ou de l'insolvabilité de
l'exploitant
Si aucun exploitant ne peut être tenu responsable, ou dans
l'hypothèse de son insolvabilité, c'est aux
États
membres qu'il appartiendra de prévoir et d'assumer
financièrement le dispositif de réparations. Toutefois,
d'après la Commission, le risque d'insolvabilité devrait pouvoir
être limité grâce à l'instauration d'un
mécanisme d'assurance adapté à la réparation des
dommages environnementaux, tel qu'il existe notamment aux États-Unis.
Enfin, il est utile de préciser que le dispositif proposé ne vaut
que pour l'avenir
. De ce fait, la dépollution des sites
actuellement touchés devra sans doute être exécutée
sur fonds publics, la responsabilité passée des pollueurs
étant difficile à établir. Il faut d'ailleurs souhaiter
que la perspective d'entrée en vigueur du présent texte ne
conduise pas certains exploitants peu scrupuleux à polluer par
anticipation pour ne pas être tenus à réparation plus tard.
Pour information, l'Agence européenne de l'environnement estimait en
juin 2000 la dépollution partielle de l'Union - quelques
États membres, sites ou régions seulement - à
une somme comprise entre 55 et 106 milliards d'euros, soit entre
0,6 et 1,2 % de son PIB.
*
Que
faut-il penser du dispositif singulièrement complexe de ce texte ?
En dépit d'un objectif hautement louable, sa lecture conduit à
être très critique sur les modalités de mise en oeuvre
proposées.
1. On constatera d'abord que
son champ d'application est curieusement
circonscrit.
Après avoir affirmé la règle générale
- réparation des dommages potentiels ou avérés
causés à l'environnement ou à la santé
humaine -, le texte aligne toute une
série d'exemptions
qui
en limite largement la portée. Sont ainsi exclus :
- en premier lieu, et à juste titre, les dommages qui
ne pouvaient être prévus
sur la base des connaissances
techniques et scientifiques au moment des émissions ou des
activités à l'origine des atteintes environnementales ;
- les dommages résultant de
conflits
armés,
insurrections, phénomène naturel et exceptionnel
;
- les dommages résultant d'
émissions
autorisées par les lois
ou par un
permis
spécifique, ce qui paraît singulier car on pourrait en conclure
que le seul fait de détenir un permis d'émissions dégage
de facto de toute responsabilité ;
- les dommages prévus et indemnisables par
différentes
conventions internationales spécifiques
(pollution par les
hydrocarbures, par les hydrocarbures de soute, par les substances nocives
transportées par mer, par les marchandises dangereuses
transportées par route, rail et bateaux de navigation
intérieure),
y compris les accidents d'origine
nucléaire
relevant des textes Euratom et autres conventions ;
- les dommages causés par des activités liées
à la
défense nationale
;
- les dommages dus à une
« pollution à
caractère étendu et diffus
, lorsqu'il est impossible
d'établir un lien de causalité entre les dommages et les
activités de tel ou tel exploitant ».
2. Deuxième observation :
ce texte mélange les
régimes de responsabilité, empêchant ainsi la
compréhension claire du système qu'il propose.
Le texte juxtapose, en effet, deux types de responsabilité du
pollueur :
•
une responsabilité sans faute
, pour un certain nombre
d'activités professionnelles dûment répertoriées
(avec le risque, d'ailleurs, d'établir une énumération
incomplète, dépassée ou erronée) ;
•
une responsabilité pour faute
, et seulement dans le
cas d'atteintes à la biodiversité, pour
toutes les autres
activités professionnelles
. On observera d'ailleurs à ce
sujet que, n'importe quelle activité pouvant causer un dommage, les
autorités publiques seront amenées à intervenir
elles-mêmes ou à susciter l'intervention de l'exploitant dans un
nombre infini de situations : les États auront-ils la
capacité technique et financière de faire face à une
charge aussi lourde, et notamment d'assurer en toutes circonstances une mission
de veille permettant d'organiser la prise de mesures préventives avant
la survenance du dommage ?
3. Troisième critique :
les définitions retenues par
le texte manquent de précision.
Les définitions proposées par la directive - pour des
concepts certes délicats à cerner comme
«
l'état initial
» des ressources naturelles
ou leur «
état de conservation
» -
semblent insuffisamment précises, donc susceptibles de donner prise
à des contestations.
Par exemple, il est indiqué que l'estimation de l'état initial
des ressources naturelles et des services qui auraient existé en
l'absence de dommage doit se faire
« à l'aide de
données historiques, de données de référence, de
données de contrôle ou de données relatives aux
évolutions à la hausse, seules ou combinées selon le
cas ».
L'appréciation de la réalité de la
situation risque d'être parfois bien délicate à
opérer.
Plus grave encore, on peut s'interroger sur la manière dont est ici
définie la «
biodiversité
». En effet,
il est fait référence aux habitats naturels et espèces
énumérés par les directives « habitats
naturels » et « oiseaux sauvages », auxquels
s'ajoute tout autre habitat ou espèce
« que les
États membres choisissent, de désigner à des fins
équivalentes à celles exposées dans ces deux
directives »
(1(
*
))
.
Or, nous savons les difficultés d'application de ces deux textes dans
l'ensemble du territoire de l'Union européenne et notamment celles
tenant à la définition des zonages nationaux de protection
relevant du réseau Natura 2000. Est-il judicieux de faire ici
référence à des législations nationales, par
définition différentes ? Faut-il en conclure que seuls les
espèces et habitats présents sur les territoires compris dans les
zonages sont couverts par la présente proposition de directive et non
ceux présents sur l'ensemble du territoire de l'Union ?
L'appréciation de la biodiversité est-elle la même suivant
que l'on se place sur le terrain de la responsabilité sans faute, dans
le cadre des activités classifiées dangereuses, ou sur le terrain
de la responsabilité pour faute, dans le cadre de toutes les autres
activités ? Les dispositions actuelles ne permettent pas de
répondre clairement à ces questions.
4. Quatrième élément contestable :
la charge
financière susceptible d'incomber aux pouvoirs publics paraît
excessivement lourde
.
Le nombre important d'exceptions, d'exemptions, d'excuses, permettant
d'exonérer le pollueur de sa responsabilité a pour effet de
transférer, vers les États, une prise en charge financière
potentielle importante. Si on précise en outre que le texte ouvre un
droit d'action auprès des autorités publiques aux personnes
affectées par un dommage environnemental, aux associations et autres
« entités qualifiées »
, la charge
susceptible de reposer en définitive sur les États membres est
considérable.
Le risque est donc grand de voir le principe de
« pollueur-payeur » se transformer en
« État-payeur », donc en
« contribuable-payeur », contredisant ainsi les
dispositions du traité et les intentions des parties.
5. Enfin, dernière observation :
l'incitation à la
conclusion de contrats d'assurance ne semble pas pertinente
.
On peut en effet s'interroger sur l'utilité d'inscrire, au sein du
dispositif d'une directive, une incitation faite aux États membres de
favoriser la conclusion de contrats d'assurances contre les dommages
environnementaux. D'abord, ce type de recommandation, qui n'entraîne pas
de conséquences juridiques, ne devrait figurer que dans l'exposé
des motifs, en bonne logique ; ensuite, les contrats visés ne sont
probablement pas encore parfaitement définis, ni disponibles dans
l'ensemble de l'Union, ce qui risque d'entraîner des distorsions de
concurrence entre les États membres. La question pourrait être
plus complexe encore si l'on précise que, en l'état actuel des
débats, il est envisagé de rendre obligatoire ce dispositif
d'assurance, et non plus facultatif, pour les activités professionnelles
présumées dangereuses.
*
Les
éléments d'interrogation restent donc nombreux sur ce texte,
même si nous sommes tous conscients de l'importance de l'enjeu et du
bien-fondé de ses motivations.
Le débat s'est ouvert en mars dernier, au sein du Conseil environnement,
et les discussions montrent que les travaux risquent d'être longs et
difficiles avant d'envisager la conclusion d'un accord. Les espoirs d'aboutir,
que la présidence espagnole avait un temps caressés, ont
été déçus, en raison des profondes divergences
opposant les États membres.
On pouvait s'attendre à ce que la présidence danoise fasse de ce
texte l'une de ses priorités, sachant la sensibilité très
prononcée du Danemark à la protection des milieux naturels, mais
les travaux n'ont guère progressé au cours de ce semestre. Pour
sa part, le Parlement européen ne s'est pas encore prononcé
à son sujet et la proposition pourrait ne pas être
étudiée en séance plénière avant
mars 2003.
Le moment semble donc opportun pour faire connaître notre sentiment sur
ce texte, par la voie d'une proposition de résolution qui relaie nos
inquiétudes et nos réticences.
*
La délégation a en conséquence conclu au dépôt de la proposition de résolution suivante.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le
Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution,
Vu la proposition de directive E 1966 relative à la
responsabilité environnementale en vue de la prévention et de la
réparation des dommages environnementaux,
Considère que l'application du principe pollueur-payeur tel qu'il est
inscrit dans le Traité doit être aussi rigoureuse que
possible ;
En conséquence, demande que le texte prévoie :
- l'engagement de responsabilité de l'exploitant même
lorsqu'il détient un permis d'émissions de substances
polluantes ;
- l'engagement de responsabilité de l'exploitant même s'il
démontre avoir respecté les lois et réglements en
vigueur ;
- la limitation de l'étendue de la responsabilité qui peut
finalement incomber à l'État lorsqu'il est amené à
se substituer au pollueur, soit en cas de défaillance ou
d'insolvabilité, soit dans certains cas d'atteintes à la
biodiversité ;
- une définition détaillée et opérationnelle
de la notion de biodiversité qui conditionne, pour une large part,
l'application du dispositif de responsabilité proposé ;
- la suppression, dans le corps même de la directive, de
l'incitation à instaurer un système spécifique
d'assurance, dont les modalités restent encore largement à
définir.
A défaut, demande au gouvernement de s'opposer à l'adoption de
cette proposition dans sa rédaction actuelle.
(1) Cette rédaction est une version simplifiée du texte initial et résulte des discussions entre États membres de juillet dernier.